Anonyme [1649], APOLOGIE POVR MONSEIGNEVR LE CARDINAL MAZARIN, TIREE D'VNE CONFERENCE ENTRE SON EMINENCE ET Monsieur ****** homme de probité & excellent Casuiste. , françaisRéférence RIM : M0_127. Cote locale : A_2_3.
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Le Card. Pourquoy faut-il que ce soit moy qui l’ait enleué ? Au contraire,
c’est le Roy qui m’a enleué, ie l’ay suiui par les ordres de la Reyne. Croyez-vous
que i’aye le pouuoir de manier les Princes à baguette ?

Le Casuiste. Monseigneur, ils ne se payeront pas de cette raison là.

Le Card. C’eust esté trahir l’authorité Royale, que de demeurer plus
long-temps à Paris.

Le Casuiste. Monseigneur, il n’y a que Dieu seul qui soit infiny, toutes
choses au dessous de luy sont bornées, les Esprits bien-heureux ont vn certain
espace proportionné à leur actiuité, le mouuement des Spheres est reglé
par le doigt du Tout-puissant qui les meine, le Soleil a ses degrez si iustement
limitez, qu’il ne les passe iamais, les autres astres tout de mesme, l’air
qui entre par tout ne se sçauroit faire d’ouuerture, le feu est borné par son
contraire, la mer quoy que tres-forte, n’est pas toute-puissante, elle respecte
le doigt du Createur imprimé sur le sable, la terre a son centre auquel elle
s’attache & se reserre, le temps a ses saisons reglées, & n’est eternel que dans
sa seule durée, enfin tout est borné. Et croyez vous Monseigneur que Dieu
ialoux de sa Toute-puissance n’ait pas prescrit des limites aux hommes ? Oüy
il leur en a prescrit, & des limites ausquelles il se soubmet luy mesme, la justice
& la raison.

Le Card. Le peuple est vne beste, il ne se gouuerne pas par raison.

Le Casuiste. Mais il se doit gouuerner par justice.

Le Card. Quelle difference mettez vous entre la justice & la raison ? n’est-ce
pas la mesme chose ?

Le Casuiste. Vous deuiez du moins considerer vostre interest & celuy de
l’Estat.

Le Card. Helas! c’est là tout mon crime.

Le Casuiste. Pardonnez moy si ie vous dis Monseigneur, que vous auez
fait comme ces riuieres, qui voulant estendre leurs licts, se respandent dans
les campagnes, & en ruinant les arbres & les moissons, affoiblissent leurs
cours, renuersent les digues qui leur seruent de remparts, & pour tout
fruict de leurs rauages n’amassent que des saletez & puanteurs, auec lesquelles
elles sont contraintes à la fin de se retirer, au grand contentement du pauure
Laboureur. De mesme Monseigneur, en poussant la guerre iusques au
delà de nostre interest & de nos forces, vous auez osté à la France l’alliance
de Hollande, & vne espine du pied à l’Espagne, qui s’en sentant forte & orgueilleuse,
ne nous accordera iamais des conditions si aduantageuses qu’elle
eust fait, si nous eussions fait la paix coniointement auec les Estats de Hollãde.
Mais ces choses là sont passées, venons à l’affaire presente. Ie vous accorde
qu’vn grand Ministre doit rendre son Maistre le plus absolu qu’il peut, qu’il
doit auoir la Iustice & toutes les puissances de l’Estat à sa deuotion. Mais
tout ainsi que les Medecins regardent trois choses en vn mal, la saison, le
temperament du malade & sa maladie, aussi vn bon Politique doit auoir
trois considerations presque semblables dans les saignées & autres cures
qu’il fait sur le peuple. Vous auez donc à considerer Monseigneur, la minorité
du Roy, qui est la saison ; l’humeur & les dispositions du peuple, qui



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