Anonyme [1649], APOLOGIE POVR MONSEIGNEVR LE CARDINAL MAZARIN, TIREE D'VNE CONFERENCE ENTRE SON EMINENCE ET Monsieur ****** homme de probité & excellent Casuiste. , françaisRéférence RIM : M0_127. Cote locale : A_2_3.
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APOLOGIE
POVR MONSEIGNEVR
LE CARDINAL
MAZARIN,

TIREE D’VNE CONFERENCE
ENTRE SON EMINENCE ET
Monsieur ****** homme de probité
& excellent Casuiste.

Tenuë à Sainct Germain en Laye deux iours consecutifs.

PREMIERE IOVRNEE.

A PARIS,
Chez FRANÇOIS PREVVERAY, grande
ruë de la Bretonnerie, proche la porte
Saint Iacques.

M. DC. XLIX.

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APOLOGIE POVR LE CARDINAL MAZARIN,
Tirée d’vne Conference entre son Eminence, & Monsieur
homme de probité & excellent Casuiste.

DIALOGVE.

Le Cardinal. MONSIEVR, Ie suis bien mal-heureux, dans l’estat
où sont les affaires, que tout le monde est bandé contre
moy, & qu’il n’y ait personne qui veüille plaider
ma cause. C’est vne chose estrange que ces Messieurs du Parlement de Paris
qui font Iustice à tout le monde, me condamnent ainsi sans m’escouter.
Vous auez assez de credit parmy eux Monsieur, pour oser entreprendre la
cause d’vn malheureux, & vostre probité leur est assez connuë, pour qu’ils ne
vous ayent point pour suspect.

Le Casuiste. Monseigneur, pleust à Dieu que ie pusse reconcilier vostre
Eminence auec ces Messieurs-là, ie me tiendrois le plus heureux homme du
monde, puisque cela termineroit vn different, où ie ne trouue rien d’auantageux
pour vostre Eminence : mais de grace Monseigneur, mettez moy dans
le chemin de vous rendre ce signalé seruice.

Le Card. Monsieur, vous leur representerez d’abord, que ie ne suis pas vn
objet digne de leur colere, que ie ne suis que le valet de la Reyne, que les
Princes se seruent de moy pour colorer leur ambition, qu’ils me conseruent
pour victime destinée à leur mauuaise fortune, qu’ils se seruent de moy pour
tirer les marrons du feu ; & pour preuue de tout cela, j’ay demandé cent
fois à m’en aller.

Le Casuiste Mais, Monseigneur, me pardonnerez vous, si pour mieux
conduire l’affaire ie choque vn peu vos sentimens, & ie vous di librement
les miens ?

Le Card. Monsieur, si ie pensois que vous vous contraignissiez le moins
du monde, ie ne vous ouurirois pas ainsi mon cœur, c’est plustost pour me
conseiller auecques vous, que pour autre chose que ie vous ay mandé.

Le Casuiste. Vous me permettrez donc de vous dire, Monseigneur, que si ie
commence par où vous desirez, que ce sera le moyen de tout gaster, dautant
que (soit qu’il soit vray ou non) tout le monde tient pour chose asseurée,
que vostre rare esprit estoit de ces suprêmes intelligences qui donnent
le bransle au premier mobile, & que les Princes de vostre party, quoy que
tres-excellens pour l’execution, faisoient gloire de se regler sur la lumiere &
la solidité de vos conseils.

Le Card. Mais quelle asseurance ont ils de cela ?

Le Casuiste. Que voulez vous que ie vous dise ? Si ie leur replique cela, ils
me diront, que c’est par leur malignité qu’ils connoissent vos conseils, tant
ils sont coiffez de la mauuaise opinion de vostre Eminence.

Le Card. Hé bien il n’est pas bon d’aigrir cette humeur là, c’est vne estrange

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beste que le peuple, il y a de certaines saisons où il luy faut accorder tout.
Pour moy ie suis dans vn estat où il faut que ie me contraigne vn peu, & mesle
la peau du Renard à celle du Lyon.

 

Le Casuiste. Monseigneur, tout cela ne seruira de rien, j’aimerois mieux,
si vous me faites l’honneur de me croire, leur representer rondement mes
raisons, & tascher de me iustifier s’il est possible.

Le Card. Vous dites bien, mais encore faut il se concilier les esprits des
Iuges, & leur dire comme ie suis leur tres-humble seruiteur, qu’il n’est rien
en mon pouuoir que ie ne fasse pour eux, & que mesme la Reyne & les
Princes me veulent mal que ie prends trop leur party.

Le Casuiste. Monseigneur, ie suis honteux de vous parler si librement,
mais ie vous prie ne prenons point ces biais là. Il me semble que j’entends ces
Messieurs me dire desia qu’ils ne connoissent que trop l’humeur Italienne,
qui flatte pour mieux mordre, qui sçait dissimuler quand il faut, & qui donne
de la force à sa vengeance, par la contrainte qu’vne feinte reconciliation
luy apporte, bref ils me diront mille fadaises touchant cela que vous sçauez
mieux que moy.

Le Card Quoy les François sont deuenus bien sçauants !

Le Casuiste. Sçauants, Monseigneur, vous ne croiriez pas combien ils le
sont, car il n’y a rien qui aiguise tant l’esprit comme la pauureté.

Le Card. Ie voudrois que par cette raison-là ils eussent encore plus
d’esprit(mais cela soit dit entre vous & moy) ils ne seroient pas peut-estre
si orgueilleux, ny si refractaires aux commandements & aux volontez de
la Reyne.

Le Casuiste. Mr, ie serois bien marry qu’ils entendissent ce discours-là.

Le Card. Vous voulez dire qu’ils ne manqueroient pas de dire que la Reyne
ne donne point de commandemens, que ceux que mes conseils luy suggerent.
Ces gens-là ont bonne opinion de la Reyne & de nos Princes. Il s’ensuiuroit
donc de là, que la Reyne & les Princes ne seroient pas capables de conseil.

Le Casuiste. Le peuple est si fol, Monseigneur, qu’il dit que vostre Eminence
les a charmez, & sans vous offenser, ie suis de leur opinion ; mais c’est
par la beauté de vostre esprit, & l’ascendant que vostre genie a sur le leur.

Le Card. Encore cela me console-t’il dans mon affliction, que le monde ait
si bonne opinion de moy. Mais insensiblement nous nous esloignons de nôtre
dessein. Apres vous auoir dit ma pensée, dites-moy vn peu la vostre ; comment
nous y faut-il prendre ? par où entamerez-vous mon Apologie à ces
Messieurs ?

Le Casuiste. Monseigneur, vostre Eminence se mocque de moy, ie ne suis
icy que pour receuoir ses commandements, si ie m’emancipe vn peu de choquer
ses sentimens, ce n’est que pour leur donner du lustre par vne opposition
si obscure, qu’elle ne sert que d’ombre au vif éclat de ses raisonnemens.

Le Card. Mr, puisque ces esprits solides ne se payent pas de paroles, prenons
les par des seruices, dont la solidité est telle, qu’ils ont serui de pierre
fondamentale à toute la gloire & felicité de la France.

Le Casuiste. Voila la meilleure voye par où vous les puissiez prendre. Mais

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il faudroit vne langue plus diserte que la mienne pour leur faire vn Panegyrique
de vostre illustre vie, & leur prouuer agreablement la verité de vos
seruices. Vous ne le sçauriez croire, Monseigneur, il semble que le cliquetis
des armes, & le bruit des mosquetades les ait rendus sourds, ils
n’entendent pas à demy, Et la mort que la reputation de vostre Eminence a
soufferte dans leurs esprits, a produit en eux le mesme effect que celle de nôtre
Sauueur apporta dans sainct Thomas, elle les a rendu incredules.

 

Le Card. Ie leur prouueray si clairement mes seruices & mon affection
enuers la France, que mes plus grands ennemis aduoüeront, en despit qu’ils
en ayent, que i’ay le cœur François : & si l’obligation est double lors qu’elle
s’offre d’elle-mesme, que diront-ils de celle que ie leur rendis à Cazal ?

Le Casuiste. Monseigneur, pour bien conduire nostre affaire, vous me permettrez
s’il vous plaist de la debattre vn peu, & d’entrer dans leurs sentimens,
afin que vostre Eminence qui connoist mieux que moy le fonds des
poincts que ie dois auancer, m’instruise aux reparties que ie dois faire, afin
que ie serue d’autant mieux vostre Eminence.

Le Card. Mr, i’entends que vous me parliez comme si c’estoit Monsieur de
Broussel, ou plustost tout le Parlement ensemble, parce qu’il faudra que vous
leur fassiez teste à tous, & pariez à toutes bottes, si tant est que vous entrepreniez
de defendre ma cause comme vous me promettez.

Le Casuiste. Monseigneur, ie vous feray beaucoup de tort, & souhaitterois
que vous y fussiez en personne, vous reüssiriez bien mieux que moy, &
donneriez beaucoup plus de satisfaction à ces Messieurs.

Le Card. I’en serois bien marry, & aurois crainte que la satisfaction ne fust
trop grande, j’aime bien mieux plaider par Procureur.

Le Casuiste. Monseigneur, voulez-vous que ie vous die, ce qu’ils me repliqueront
quand ie leur vanteray vostre seruice de Cazal ? Ils me diront que
vous estiez vn garçõ de fortune, & que cherchant iour à la faire, la premiere
occasion qui s’est presentée ç’a esté en Frãce, où vous auez rencontré vn esprit
de vostre trempe, & de nature à approuuer des actions que les autres Politiques
eussent detestées. Ie vous dis ce qu’ils me pourront dire, & à cela ie
leur repliquerois de quoy leur fermer la bouche. Mais j’aurois peur de vous
faire plus de tort que de bien ; car si pour iustifier vostre Illustre Predecesseur,
j’allois dire que les Espagnols prestent plus la main aux trahisons, que les
François, & que c’est le seul moyen par où ils se soient iamais rendus puissans,
cela rejalliroit sur vous qui estes de cette genereuse Nation.

Le Card. Il leur faudra soustenir que c’est par choix & par inclination
que j’ay seruy la France, & que i’ay eu mille belles occasions pour m’auancer
en Espagne ; mais qu’emporté par la force de mon inclination i’ay sacrifié
mes interests au bien de la France.

Le Casuiste. Monseigneur, s’ils me demandent quelque preuue de cette
verité, & qu’ils veulent que ie leur marque quelques-vnes de ces illustres
occasions que vous auez euës de vous auancer en Espagne.

Le Card. Vous leur direz, que quand ie les nommerois ils ne me croiroient
pas, parce que pour en venir à la preuue, il faudroit que les Ministres qui

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m’ont sollicité, le declarassent, & si ne les croiroit-on pas peut-estre, & que
j’exposasse beaucoup de François qui m’ont donné iour à faire des choses
preiudiciables à l’Estat.

 

Le Casuiste. Mais s’ils vous demandoient, Monseigneur, pourquoy estant
si fidele à la France, vous n’auez pas fait faire punition de ces sortes de gens-là ?

Le Card. Ie me suis contenté de les esloigner des charges petit à petit.

Le Casuiste. Comme ils sont tout pleins de mesdisance, Monseigneur, ils
diront que vous n’auez pas voulu chastier des gens de vostre sorte, & que le
desespoir leur eust fait declarer des choses qui ne vous eussent pas esté auantageuses.

Le Card. Il les faut laisser dire, les effects dementent les calomnies.

Le Casuiste. Helas, Monseigneur ils ne sçauent que trop la verité.

Le Card. Qu’ils en disent ce qu’ils voudront, si est ce qu’ils ne sçauroient
nier que j’aye liuré Cazal à la France.

Le Casuiste. Il est vray, Monseigneur, mais comme vos ternissent les plus
glorieuses actions, ils ne manqueront point d’auancer que vous auez en cela
trahi vostre Prince, & mis en compromis la reputation de sa Sainteté, à qui
vous apparteniez alors.

Le Card. S’ils vous pressent iusques là, dites leur que i’ay preferé leur
interest à mon honneur.

Le Casuiste. Monseigneur, pardonnez-moy s’il vous plaist, ce seroit leur
donner cause gagnée, car ils infereroient de là que vous estes vn homme sans
honneur, & que le fondement de vostre fortune estant sur vne infame action,
le bastiment ne sçauroit estre que vicieux.

Le Card. Pour vous descouurir le nœud de l’affaire, à vous qui m’estes intime
amy, ie n’ay iamais eu d’autre but que mon establissement, & il n’y a rien
que ie n’eusse mis en besogne pour le faire.

Le Casuiste. Ne pouuiez-vous pas vous auancer en Espagne ?

Le Card. Ne sçauez vous pas que personne n’est prophete en son païs, &
qu’estant de naissance obscure, ie ne me pouuois aduancer que par quelque
action extraordinaire. Ie vous aduoüeray bien, que i’ay eu tousiours dessein
de seruir ma Patrie, & il me semble que le vray moyen de le faire auantageusement,
estoit d’acquerir du credit en France.

Le Casuiste. Mais comment auez vous peu surprendre l’esprit du Cardinal
de Richelieu ?

Le Cardinal. Ie n’ay iamais tenté cela, au contraire, i’ay tasché (comme
i’ay tres-bien reüssi) de luy persuader que j’estois tres-affectionné à
la France, sçachant bien que si ie passois pour tel dans l’esprit de ce grand
Genie, la France ne manqueroit point d’auoir la mesme estime de moy. Et
puis de son viuant ie ne pouuois pas esperer de tenir le timon de l’Estat.

Le Casuiste. Mais quelle asseurance auiez vous de luy succeder dans le Souuerain
Ministeriat, veu que vous estiez contraint de mal traiter, & vous rendre
odieux à la Reyne Regente ?

Le Card. Nous songions bien à la Reyne alors ; Ie taschois seulement de me
mettre dans l’esprit du Roy, qui deuoit apparemmẽt suruiure au feu Cardinal.

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Le Casuiste. Mais le Roy estant mort, comment vous entré dans l’esprit
de la Reyne, qui sans doute auoit alors de l’auersion pour vous, comme l’vn
de ses persecuteurs ?

Le Card. I’auois des amis en Cour, qui representerent à cette bonne Princesse,
qu’ayant tous les secrets de l’Estat en main, & le fil des affaires, il ne falloit
pas m’escarter d’abord, mais se seruir de moy quelque temps, en me donnant
des compagnons pour me tirer petit à petit les affaires des mains.

Le Casuiste. C’estoit-là tout ce que vous pouuiez souhaiter pour lors.

Le Card. Ie vous laisse à penser, si ie m’oubliay à caresser tout le monde,
& à tesmoigner hautement, que de l’administration ie n’en demandois que
le trauail, & en laissois volontiers aux Princes toute la gloire & l’emolument.

Le Casuiste. Vostre Nation, Monseigneur, entend parfaitement cela, &
vous maniez vos esprits comme il vous plaist, vous demontez à vis vos
ames, comme vos postures, & sans cette addresse-là, pour dire vray, l’homme
est pire que d’aucunes bestes.

Le Card. Ie n’eus pas si-tost eu l’oreille de la Reyne, que la voyant vn peu
ébloüie de l’éclat de sa nouuelle grandeur, ie luy en fis faire de telles reflexions,
que ie l’aueuglay tout à fait ; Ie luy inspire des maximes si conformes
à la joye demesurée qu’elle sentoit, qu’enfin j’apperçeus qu’elle prenoit plaisir
à m’escouter, & me demandoit souuent ce qu’il falloit faire pour estre
heureuse & puissante Reyne.

Le Casuiste. Ne vous proposa-t’elle iamais de faire la paix ?

Le Card. Oüy, & j’en fus rauy, & l’entretins dans cette volonté-là fort
long-temps, luy disant mesme qu’elle la deuoit faire esperer à tout le monde,
& que c’estoit le moyen de gagner les cœurs & se rendre tres-puissante.

Le Casuiste. Comment puissante, Monseigneur, vostre Eminence est elle
d’opinion que la paix rende les Monarques puissants ?

Le Card. Que vous m’entendez mal ! Ie voulois que la Reyne persuadast à
vn chacun, qu’elle n’ambitionnoit rien tant que de faire la paix ; afin que le
Parlement qui esperoit desia cela de sa pieté & de sa naissance, dont l’vne faisoit
croire qu’elle auroit pitié de la misere du pauure peuple, & l’autre qu’elle
auroit horreur que le sang d’Espagne, dont elle estoit sortie, & celuy de
France à qui elle deuoit la qualité de Mere de Roy, se respandissent de son
adueu dans vne sanglante & barbare guerre. Ie vous rapporte les sentimens
du Parlement, comme la Reyne m’a dit les auoir reçeus de leur bouche.

Le Casuiste. Et en suite, Monseigneur, qu’arriua-t’il ?

Le Card. Il arriua que le Parlement, croyant fermement que la Reyne feroit
la paix, par ces motifs que ie viens d’alleguer, la declara Regente, comme
vous sçauez, & comme ie n’auois pas dit mon dessein à la Reyne, elle fit
son personnage le mieux du monde, & au sortir du Palais vous eussiez dit
qu’elle auoit le rameau d’oliue en main.

Le Casuiste. Il est vray, Monseigneur, que c’estoit la pensée de tous les honnestes
gens.

Le Card. Ce n’estoit pas celle de tous les gens d’esprit.

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Le Casuiste. Mais, Mon seigneur, pourquoy auiez vous vne telle auersion
pour la paix ?

Le Card. Pour rendre la Reyne puissante, comme ie luy auois promis, &
pour suiure mes interests.

Le Casuiste. Pouuiez vous rendre vn seruice plus important à toute la
Chrestienté, & signaler vostre memoire d’vne action plus illustre ?

Le Card. Que vous entendez mal mes interests !

Le Casuiste. Mais quels estoient donc vos interests Monseigneur ?

Le Card. Ceux de la France.

Le Casuiste. Voila le moyen de clorre la bouche à Messieurs du Parlement,
si nous leur pouuons prouuer cela.

Le Card. Ie vous le vais prouuer par deux raisons, par mes interests propres,
& par ceux de la France.

Le Casuiste. Vous me rauissez desia de cette pensée.

Le Card. L’interest de la France est d’estre pauure, & que ie sois riche, cela
vous surprend ?

Le Casuiste. Il est vray, Monseigneur.

Le Card. Vn peu de patience ; vous estes Chrestien, n’estes-vous pas ? Vous
croyez aux sainctes Euangiles, & à tout ce que l’Eglise ordonne.

Le Casuiste. Oüy, Monseigneur.

Le Card. IESVS-CHRIST ne nous commande-t’il pas de prier & de
jeusner pour rendre la chair obeïssante à l’esprit ? Et ne voyez vous pas dans
les maisons Religieuses, que leurs Regles les obligent à jeusner pour le
mesme sujet ?

Le Casuiste. Il est vray Monseigneur.

Le Card. N’est-il pas vray aussi que les Officiers du Conuent ne jeusnent
pas tant que les autres, afin de ne pas succomber au trauail, & que parmy les
Capucins, qui font vœu de pauureté, le Pere Procureur ne laisse pas de faire
vne bourse, pour les reparations de la maison, & autres despenses necessaires ?

Le Casuiste. Tout cela est ainsi Monseigneur.

Le Card. Il en est de mesme d’vn Estat, & particulierement de la France,
où les esprits sont vifs & entreprenants. Et comme il n’y a rien qui inquiete
tant que la necessité, elle les occupe de telle façon, qu’ils n’ont pas le loisir de
songer à rien machiner contre l’Estat, & pour moy il falloit que ie fisse vn
fonds pour subuenir aux affaires inopinées.

Le Casuiste. Vous voyez à present, Monseigneur, qu’il en est arriué autrement,
& que le desespoir a fait ce que vous craigniez de l’abondance.

Le Card. C’est que la France n’estoit pas encore assez pauure ; fi l’on eust suiuy
mes conseils, ce Royaume ne fust pas tombé dans ce mal-heur, il le falloit
saigner vn peu dauantage.

Le Casuiste. Mais Monseigneur, tout le monde n’en pouuoit plus.

Le Card. Vous voyez pourtant que Paris leue des armées.

Le Casuiste. Mais la campagne, Monseigneur, en quel estat est-elle ?

Le Card. C’est Paris aussi que ie dis qu’il falloit saigner.

Le Casuiste. N’y auez-vous pas fait, Monseigneur, tout ce qui estoit possible ?

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Le Card. Non, pas le quart. Nous auions de certains mauuais Politiques,
qui disoient, qu’il falloit du moins espargner le cœur du Royaume, pour en
tirer du seruice en cas de necessité, & qu’estant bien auec Paris, on pouuoit
gourmander tout le reste du Royaume. Il eust bien mieux valu que les esprits
vitaux de ce cœur eussent esté dans les coffres du Roy, & que vous
n’eussiez pas allaicté cette Vipere, qui empoisonne auiourd’huy tous les autres
Parlemens, & nous menace d’vne entiere ruïne.

Le Casuiste. Il en faut mieux esperer, Monseigneur. Mais pour reprendre
le second point de vostre proposition qui estoit, que c’est l’interest de la France
que vous vous enrichissiez, comment entendez vous cela, Monseigneur ?

Le Card. Tout ainsi que le Soleil & les rayons dont il est enuironné, attirent
auec vne auidité nompareille toute l’humidité de la terre, pour la respandre
par apres auec vn auantage merueilleux. De mesme, comme l’œil de l’Estat
& le Soleil de la France enuironné de mes Partisans, comme d’autant de
rayons, qui alloient chercher l’or iusques aux entrailles, & qui en faisoient
produire mesme par leur vertu, où il n’y en auoit point ; Nous attirions, dis-je,
tout l’or & l’argent de la France, que nous luy redonnions par apres, par nos
despenses magnifiques, & nos superbes bastimens, qui donnoient la vie à tant
de pauure peuple.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, ces Messieurs diront, que vous estes riche
en effet, aussi bien qu’en comparaisons, & que vous n’auez redonné à la
France toutes les finances que vous luy auez rauies.

Le Card. Le temps n’en estoit pas encore arriué, il falloit que ie me misse en
estat, & pouuoir de luy faire du bien auparauant : & pour cét effet j’enuoyois
mes richesses en Italie, pour y acquerir de la reputation, car vous sçauez comment
l’on se gouuerne en ce païs-là.

Le Casuiste. Qu’est-ce que cette reputation eust apporté à la France ?

Le Card. I’aurois donné le boucon à ce Pape cy, s’il eust vescu trop long-temps
(puis qu’il vous faut tout dire) & me serois fait eslire Pape, & pour
ces choses il faut de l’argent, & non pas peu : Iugez apres cela, si ie n’eusse pas
pû rendre la France heureuse.

Le Casuiste. Oüy, en biens spirituels, Monseigneur.

Le Card. Les estimez-vous moins que les corporels ? I’aurois espuisé le
Thresor des Indulgences, & de mes benedictions pour enrichir la France, &
luy aurois payé auec vsure l’indigne metail que i’ay reçeu d’elle.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, quoy que ces choses-là soient infiniment
bonnes, si est-ce que la necessité ne les prend pas pour argent comptant, la vie
de l’ame n’est pas celle du corps.

Le Card. Outre cela, ie l’aurois merueilleusement seruie dans les affaires
temporelles, aux choses où il y auroit eu de la contention entre la France &
l’Espagne, & dont j’aurois esté l’arbitre.

Le Casuiste. Vous sçauez, Monseigneur, que le Pape doit estre le Pere commun
des Chrestiens, & que c’est exposer sa dignité, que de se monstrer partial.

Le Card. I’aurois aussi eu esgard à cela, & n’aurois voulu rien faire qui
m’eust esté preiudiciable.

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Le Casuiste. Monseigneur, c’est vn pain bien long que ces seruices là, les
pauures François seroient morts par vn si long jeusne.

Le Card. Les grandes machines ne se meuuent pas si viste. Si le chappeau
de Cardinal m’a esté facile à acquerir, grand-mercy aux François ; mais les Italiens
se menent vn peu d’vne autre façon, il n’y a que l’argent qui les fasse
parler.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, ie n’entends point cela, que vous dites
que vous vouliez détourner la paix pour vous enrichir ; N’est-ce pas dans la
paix que l’abondance regne ? Et la guerre n’est elle pas vn gouffre, qui engloutiroit
les richesses d’vn Cresus ?

Le Card. Oüy, si l’on payoit les soldats, & qu’on n’eust point d’autre but
que de conquerit : Mais cela est bon à des idiots ; la France est si belliqueuse,
que si l’on luy laschoit la bride, & qu’on payast bien les soldats, l’Espagne
ne luy seroit qu’vn des-jeuner. Mais ce n’est pas là le jeu des bons Politiques,
ny mesme l’interest de la France.

Le Casuiste. Vous me rauissez l’esprit, Monseigneur. Vos maximes sont
admirables, & me surprennent d’autant plus, qu’elles semblent choquer le
sens commun.

Le Card. Vous m’auez interrompu, il me semble que j’allois dire quelque
chose de bon, sur quoy en estois-je ?

Le Casuiste. Monseigneur, vostre pensée estoit si subtile, qu’elle m’a aussi
eschappé de l’esprit.

Le Card. Ie m’en souuiens à present. Ie disois que ce n’estoit pas mon interest,
ny celuy de la France de conquerir si promptement.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, si l’on ne fait la guerre que pour conquerir,
& que la guerre soit vn fleau de Dieu si déplorable, n’est-il pas bon de la
terminer bien-tost par de glorieuses conquestes ?

Le Cardinal. Que vous entendez mal la Politique. Ce n’est pas mon but de
pousser les conquestes de la France plus auant, & quand ie le voudrois ie ne
le pourrois pas. La raison de cela est, que la France & la Maison d’Austriche
sont les deux Poles, sur lesquels repose toute la tranquillité de l’Europe,
pourueu que leurs puissances soient égales. Et c’est dans ce contrepoids que
les autres petits Estats trouuent leur seureté, de là vient qu’ils se rangent toûjours
du costé du plus foible. Car si la France auoit subiugué l’Espagne, ou
l’Espagne la France, les autres petites Souuerainetez viendroient d’elles-mesme
se rendre au vainqueur. Témoins les Hollandois qui nous ont abandonné,
tesmoins les Suisses qui n’ont iamais voulu permettre de nous rendre maistres
de la Franche-Comté, & tesmoin enfin l’eschoüement de l’ambition d’Espagne,
qui a pretendu vainement à la Monarchie vniuerselle.

Le Casuiste. Il me semble, Monseigneur, que ces raisons vous deuoient
auoir obligé à faire la paix, puisque la guerre n’est plus de saison lors qu’on
ne peut plus conquerir.

Le Card. Les armes sont aussi faites pour se defendre.

Le Casuiste. Vous auiez mis, Monseigneur, par vos sages conseils, la France
en vn estat de donner de la terreur à ses ennemis, plustost que de les craindre.

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Le Card. Tant plus vn Estat a moins à craindre au dehors, tant plus a-t’il
à craindre au dedans. Ie ne veux point d’autre exemple que l’Angleterre,
qui a fait comme ces vins fumeux qui creuent le tonneau, & se perdent
faute de leuer le bondon. Si le Roy de la Grand’Bretagne eust donné
air à ce sang renfermé dans vne Isle inaccessible, il n’eust pas esprouué les
mal heurs, sous lesquels il est accablé auiourd’huy.

Le Casuiste. Vous estes donc, Monseigneur, de l’opinion des Medecins
de Paris, qui veulent tousiours saigner.

Le Card. Vous comprenez ma pensée. La comparaison n’en est pas maumaise.
Car pour moy ie crois que la repletion tuë plus d’hommes que
l’espée. Ie pourrois adiouster que l’oisiueté est la mere de tous vices, qu’il
faut employer la Noblesse Françoise, qui desdaigne tout autre exercice
que celle d’Angleterre ; ce n’est pas comme ailleurs, où ils se plaisent à estre
marchands ou laboureurs. Il y a aussi tant d’esprits faineants dans vn grand
Royaume, qu’il faut employer pour le descharger d’autant. Et pour conclusion,
il faut qu’vn Prince soit tousiours armé, pour donner tousiours
de la jalousie à ses voisins, de la crainte à ses peuples, & estre tout prest à
appaiser les sousleuemens, s’il en arriue en quelque partie de son Estat. Où
estions nous, si nous n’eussions point eu d’armée, quand ce grand Corps
de Paris s’est esueillé en sursaut pour nous déuorer ?

Le Casuiste. Monseigneur, si vous n’eussiez pas pincé cette grosse beste,
elle dormiroit encore, & iamais les peuples ne se sousleuent quand on les
gouuerne paisiblement, que la Iustice regne, & que la Religion fleurit.
Ce n’est pas que ie ne voulusse qu’vn Roy eust des fortes places bien munies,
& vn thresor pour la necessité.

Le Card. L’exemple d’Angleterre confond tout ce raisonnement-là.

Le Casuiste. Pardonnez-moy s’il vous plaist, Monseigneur, la Religion
estoit toute corrompuë en Angleterre, le Roy n’auoit aucune forte place
munie, & ses coffres estoient tousiours vuides.

Le Card. Monsieur, ie vous ay dit tout ce qui se peut dire sur ce sujet-là,
& j’y adjousteray encore, que mon interest demandoit que la France
fust en guerre, & mesme qu’elle continuast long-temps.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, ne trouuastes vous point d’abord des
personnes aupres de la Reyne, qui choquassent vos sentimens, & s’opposassent
à vos interests ?

Le Card. Que trop ; mais ie les escartay tous sous des pretextes specieux ;
j’emprisonnay les plus furieux, & bannis les autres.

Le Casuiste. Tellement que vous ne trouuastes pas vn honnest homme
dans le Conseil, qui pressast pour la paix.

Le Card. Ie ne trouuay pas vn sot, voulez-vous dire.

Le Casuiste. Et de l’esprit des Princes comment en peustes-vous disposer ?

Le Card. Par le moyen de leurs Ministres que i’ay gaignés, en leur faisant
trouuer leurs interests dans mes maximes. Outre que Monsieur le
Prince estoit dans le boüillant de sa jeunesse, qui ne demandoit pas mieux
que d’en descoudre.

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Le casuiste. Mais, Monseigneur, vostre Eminence n’a-t’elle iamais
consideré, que Dieu auoit mis entre ses mains tout le bon-heur de l’Europe ?
N’a-t’elle iamais eu horreur de tant de sang respandu, de tant d’Eglises
prophanées, elle qui est vn Prince de l’Eglise ; & d’vne misere vniuerselle,
capable d’attendrir les marbres & les rochers ? Vostre Eminence
n’a-t’elle iamais eu vn mouuement de pitié pour ce pauure peuple François,
qui souffroit le joug auec tant d’obeïssance, & qui vous adoroit comme
le Demon tutelaire de sa Nation ?

Le Card. Vous me comptez-là de belles faidaises, ces sentimens là sont
bons à des ames molles, & à des bigots.

Le Casuiste. Mais ne croyez vous pas en vn Dieu, Monseigneur ?

Le Card. Oüy dea, mais ie crois que s’il prend part aux choses d’icy bas,
il illumine ceux qui y president.

Le Casuiste. Vous voudriez donc rendre Dieu autheur du mal.

Le Card. Brisez là-dessus, Monsieur, ie vois bien que vous n’estes que
Theologien.

Le Casuiste. Bien, ie veux entrer en vos sentimens à cette heure. Si tout
vostre but estoit de vous enrichir, l’Espagne vous eust donné deuant sa
paix auec les Estats de Hollande, tout ce que vous eussiez souhaitté pour la
faire auecques la France ; Et le Roy d’Angleterre, que ne vous auroit-il
pas donné, dans l’esperance qu’il auoit que la paix generale estant concluë,
les Princes de deçà fussent venus le secourir ?

Le Card. I’ay bien eu cette pensée-là, mais j’attendois que la Reyne
d’Angleterre m’eust demandé vne de mes niepces en mariage pour le
Prince de Galles. Ie les enuoyay vne fois toutes trois expres à sainct Germain,
pour faire connoissance auec la Reyne d’Angleterre.

Le Casuiste. Ce mariage-là n’eust pas esté au dessous de vostre Eminence.
Mais il me semble que sans cela vous ne deuiez pas laisser eschapper cette
belle occasion de restablir la Religion Catholique en Angleterre, en y
enuoyant des troupes Catholiques, vous qui pretendez à tenir vn iour le
Siege de Sainct Pierre ; car vous sçauez que le denier de ce grand Apostre,
estoit vn des beaux reuenus du Pape.

Le Card. Vous reuenez tousiours à vostre bigoterie.

Le Casuiste. Vous m’excuserez, Monseigneur, ie parle du denier de
Sainct Pierre que payoient les Anglois.

Le Card. Le denier de Sainct Denis est plus present que celui là. Et puis
ie m’iray tourmenter pour des personnes qui ne m’en sçauront peut-estre
point de gré ; car combien est-on Pape ?

Le Casuiste. Qu’appellez-vous le denier de Sainct Denis, Monseigneur ?

Le Card. Vous parlez comme si vous ne sçauiez pas que sainct Denis est
le Patron de la France, & que par son denier, j’entends les finances de
France, qui pourront en vne autre saison, c’est à dire quand ie seray Pape,
restablir le denier de Sainct Pierre.

Le Casuiste. Pour retourner à l’Angleterre, il me semble, Monseigneur,
qu’en bon Politique vous ne deuiez pas laisser tomber absolument le Roy

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Car si j’entends l’interest de la France ou de l’Espagne, c’est que les Isles
Britanniques soient tousiours occupées entr’elles, afin qu’elles ne puissent
prendre party, & arrester les progrés de l’vne ou de l’autre, pour faire la
balance égale entre ces deux Couronnes, comme nous disions tantost.

 

Le Card. Vous me parlez là d’vne affaire dont ie vous puis dire des nouuelles,
comme en ayant esté le principal Acteur.

Le Casuiste. Hé, Monseigneur, de grace faites m’en l’histoire.

Le Card. Ie vous la diray en deux mots. Tout le sujet & principal but
que feu Monseigneur le Cardinal d’heureuse memoire, & moy eussions
dans cette affaire-là estoit, que nous voulions mettre le feu par tout, &
nous venger de l’affront que le Roy d’Angleterre nous auoit fait en receuant
la feuë Reyne Mere, Monsieur de Vendosme, Monsieur de la Vieuuille,
Monsieur d’Espernon, Monsieur le President Cogneux, Madame de
Chevreuse & plusieurs autres, nos ennemis iurez, & que nous voulions
poursuiure iusques aux Antipodes, comme nous auons fait à Bruxelles,
dont nous les auons chassez, en Angleterre, en Hollande, & enfin à Cologne,
dont nous fismes rauager le païs circonuoisin, si-tost que la Reyne
Mere y fut, pour attirer sur elle la haine de tous les peuples, qui ne se
voyoient malheureux que pour l’auoir reçeuë ; Mais la passion m’emporte ;
nous fusmes trop indulgents, & ne deuions rien espargner pour faire
donner la mort à tous ces ennemis là, ils ne seroient pas auiourd’huy dans
le pouuoir de me nuire. Vn Duc de Vendosme par vn fils qui me trouue
indigne de sa main, & iure qu’il me veut voir perir par la main d’vn bourreau ;
Vn President Cogneux, qui donne de sanglants Arrests auec ses Confreres
contre moy, & iure qu’il fera en sorte, que les Cardinaux n’exileront
plus les Presidents au mortier.

Le Casuiste. Monseigneur, vous vous emportez. I’ay peur que cela ne
vous fasse mal. Il ne faut rien dans les apprehensions où vous estes, pour
vous trousser. La crainte, la vengeance, le despit, la colere, & le conflict
de toutes ces passions font vn grand rauage dans vne ame, il faut que vous
l’ayez bien forte pour subsister en vie auec tout cela.

Le Card. Ie me suis vn peu emporté, mais que voulez-vous ? C’est que ie
sens à present la pesanteur des fautes que j’ay commises, dont celle-là n’est
pas la plus legere : mais où en estions nous de nostre Histoire ?

Le Casuiste. Vous parliez du sujet qui vous auoit porté à allumer la guerre
en Angleterre, mais ie ne veux pas vous le repeter, cela vous pourroit encore
esmouuoir. Faites moy la grace seulement de me dire, comment vous
eschauffastes ces esprits morfondus du Septentrion.

Le Card. Auec le feu de Promethee ; par le moyen de la Religion. Comme
j’auois grand credit en la Cour de Rome, Monsieur le Cardinal me laissa
manier cette affaire-là. Ie fis entendre au Pape qu’il y auoit grand iour
de restablir la Religion Catholique en Angleterre, & que j’auois disposé la
Frãce à y trauailler. Sa Sainteté m’en sçeut tres-bon gré. Ie luy fis dire qu’il
y falloit enuoyer vn Nonce, & bien payer les pensionnaires qu’il y auoit, &
faire mesme en sorte par les Ambassadeurs du Roy Catholique, que les

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pensionnaires d’Espagne sussent fort bien payez, & particulierement les
Catholiques. Cela fut fait comme ie l’auois dit : Ie mets quantité d’ouuriers
à la vigne de IESVES-CHRISTE, ont ie coupois sourdement les racines.
L’on gagne vne infinité d’Anglois, l’on y enuoye des legions de Prestres,
le Pere Suffren qui estoit auec la feuë Reyne Mere, monte en chaire. Les
Capucins de la Reyne d’Angleterre font merueille, le Nonce du Pape promet
des recompenses eternelles, bref l’ouurage s’auance beaucoup. Le Roy
& la Reyne ne se deffioient pas de cela, la Reyne estant Catholique, & le
Roy qui ignoroit ce dessein-là, & qui se fust mocqué de sa vanité s’il l’eust
sçeu, comme en effect cela estoit bien loin de ma pensée.

 

Le Casuiste. Combien dura bien cela, Monseigneur ?

Le Card. Assez long-temps, parce que ie voulois que cela fist esclat sur
tout, mesme ie faisois donner de l’argent à ceux qui se conuertissoient,
pourueu qu’ils le declarassent hautement, & vinssent entendre le seruice
Diuin aux Eglises publiques, comme à la Chappelle de la Reyne d’Angleterre,
à celle de la Reyne Mere, du Nonce & des Ambassadeurs mesmes ;
ie faisois donner des Indulgences à ceux qui les visitoient toutes le plus
souuent.

Le Casuiste. Ne faisiez vous point conscience de prophaner ainsi les Institutions
sacrées de nostre Religion ?

Le Card. Vn bon Politique se sert de tout au besoin. Si les Souuerains ne
se soustiennent, qui defendra les Religions ? Mais vous m’interrompez
tousiours par vos superstitions.

Le Casuiste. Qu’arriua-il, Monseigneur, lors que la Religion esclatoit
si fort dans la ville de Londres ?

Le Card. Il arriua que les plus zelez dans la Religion Anglicane en prirent
l’allarme, & que sous-main par mes pensionnaires Caluinistes ie faisois
mettre le feu aux estoupes, en representant aux Anglois qu’ils alloient
retomber sous la tyrannie des Moines, de leurs ieusnes & de leurs Confessions
auriculaires, & que le Pape se feroit payer l’interest des arrerages du
denier de S. Pierre. Il n’en fallut pas dauantage pour mettre aux champs
ces peuples-là, qui sont plus affolez de leurs Religions, qu’vn fol ne l’est de
sa marotte, quoy qu’elles ne valent pas grand chose. Voila tout le secret
de cette affaire. Il y auroit encore beaucoup d’autres particularitez
à vous dire, touchant les ressorts que ie fis joüer, pour les faire venir aux
mains : car ils se battirent auant que d’en venir-là, si long-temps par escrit,
que ie commençois à desesperer du succez de mon dessein.

Le Casuiste. Tellement, Monseigneur, que c’est vous qui auez esté cause
de la ruïne de tous les Catholiques, qui estoient les innocents objets de
la fureur de ces barbares-là. Si vous eussiez appuyé ce bon dessein par la
force, ie croy qu’il auroit reüssi, & qu’on vous auroit vn iour canonizé.

Le Card. Quand ie seray bien riche ie me mettray en vn estat où ie pourray
canonizer les autres.

Le Casuiste. Mais pour reuenir à nostre discours, puisque nostre interest
estoit que la guerre continuast en Angleterre, pourquoy n’auez-vous

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pas empesché le Roy de tomber tout à fait ?

 

Le Card. Ne vous ay-je pas desia dit, que nous n’auions excité leurs troubles
que par vengeance, & puis que me fust-il reuenu de tout cela ? Les Parlementaires
de Londres m’ont plus donné d’argent, que leur Maistre n’en
maniera de long-temps.

Le Casuiste. Mais ne trouuiez vous pas, Monseigneur, que la cheute du
Roy d’Angleterre fust de mauuais exemple aux autres peuples ?

Le Card. Tout au contraire, j’estois bien-aise, que les Monarques de
l’Europe connussent, que les clous de diamant qui soustiennent leurs Throsnes,
ne sont pas à l’espreuue des coups de la fortune, que ie m’en jouë comme
du verre, que mes alliances valent bien des Couronnes, que les Sceptres
tombent si ie ne les soustiens. Et enfin qu’ayant osté la Couronne au Roy
d’Angleterre, & laissé au Roy d’Espagne, celle que ie luy pouuois oster, ie
fisse connoistre à la France la necessité de mes conseils, pour defendre la
sienne de semblables iniures.

Le Casuiste. Mais il me semble, Monseigneur, que vous auez estendu cét
absolu pouuoir, que vous auez sur les Sceptres, dessus la France, où vous
vous joüez à present de la Couronne de nos Roys, comme vous auez fait de
celle d’Angleterre, non pas par vne jalousie de Religion, qui n’est qu’vn
mal de teste, mais par vn mal qui donne la mort & qui tient au cœur, ie veux
dire par la plus cruelle oppression qui fut iamais. Si les effects ont de la proportion
auec leurs causes, nostre mal doit estre bien plus furieux que celuy
d’Angleterre, & si les François n’estoient pas affectionnez comme ils sont,
à l’innocence de leur Roy, vous exposeriez beaucoup plus sa Couronne, que
celle d’Angleterre ne l’a esté, qui a pû le restablir en consentant à l’establissement
de Caluin sur les ruïnes de Luther. Le mal de la France tient aux entrailles,
& si vous n’y remediez en sa naissance, il deuiendra incurable.

Le Card. C’est dans la tempeste que mon esprit se joüe, c’est là où il trouue
son repos, & qu’il trouue vne estenduë proportionnée à son actiuité. La
mer vient humblement baiser le sable du riuage mais elle paroist forte contre
vn vaisseau agité de vents contraires, comme est à present la France.

Le Casuiste. Monseigneur, il me semble que nous entrons trop tost dans
la iustification de cette belle action, qui est le couronnement de toutes les autres.
Nous en estions ce me semble à la ruïne des affaires du Roy de la grand
Bretagne.

Le Card. La seconde consideration qui m’a obligé à laisser tomber ce Prince
là, a esté le dessein que j’auois de venger les interests de l’Eglise par la ruïne
de sa personne, & celle de son party qui suiuoit cette Religion, qui a braué si
desauantageusement l’Italie, & a diminué les reuenus, dont j’espere joüir
vn iour quand ie gouuerneray les ames de tout le monde, comme ie fais les
corps & les fortunes maintenant.

Le Card. Messieurs du Parlement qui sont si religieux, & à qui l’Eglise
s’est associée, gousteront bien cette raison ; & cette saincte action eust esté capable
de vous sauuer, si vous n’eussiez pas eu moyen de vous venger plus
sainctement de l’Angleterre, en y restablissant la veritable Religion. Mais

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laissons-là l’Angleterre. Ie croy que ces Messieurs ne s’y amuseront pas beaucoup.
Ils s’attacheront dauantage aux affaires de la France qui les regarde de
plus prés. Le bruit court que vous auez souuent arresté nos conquestes.

 

Le Card. Ie vous ay dit tantost, que l’interest de la France estoit d’estre toûjours
en guerre, & que pour la faire durer il ne falloit pas tousiours conquerir.
Outre qu’il couste trop à tant de garnisons.

Le Casuiste. Vos ennemis, Monseigneur, disent qu’en la conqueste des
places vous tiriez de l’argent de la France, & dans leur perte vous en receuiez
de l’Espagnol.

Le Card. Pourueu que ie fisse le bien de la France comme ie viens de vous
faire voir clairement, peut-on trouuer mauuais que ie fisse vn peu mes affaires ?

Le Casuiste. Ils disent que Courtray vous a beaucoup valu.

Le Card. La place estoit bonne aussi.

Le Casuiste. Ils disent encore que l’ame du Mareschal Gassion vous a toûjours
persecuté depuis ce temps-là auec vn million de diables ; car vous sçauez
que de sa Religion il n’en va point en Paradis, & qu’il proteste qu’il se vengera
de vous dans l’autre monde.

Le Card. Voila encore vn plat de vostre mestier, vous tombez tousiours
sur vostre chimere de Religion.

Le Casuiste. Vous auez encore fait d’autres belles actions, pour donner ce
repos d’égalité, ou cette égalité de repos à toute l’Europe. Lerida a bien signalé
vostre prudence & vostre charitable zele à toute l’Europe.

Le Card. Ie sçay bien que tout le monde me condamne de n’auoir pas pris
Lerida, mais chacun n’en entend pas le secret Eussiez vous voulu que j’eusse
donné la clef de ma Patrie à ses ennemis capitaux ? & que toute la terre m’eust
reproché, que par la trahison d’vn Espagnol, l’Espagne estoit tombée sous
l’esclauage de la France ? Vous sçauez qu’on est obligé, & par nature, & par
honneur, d’auoir quelque tendresse pour l’honneur, & pour le bien de sa Patrie ;
Ie n’aime point ces esprits casaniers qui ne sont nez que pour eux ; il faut
viure partie pour soy, & partie pour sa Patrie. Et puis la perte de Lerida eust
rompu entierement cette égalité entre la France & l’Espagne, sur laquelle
est fondée tout le bon-heur & le repos de l’Europe.

Le Casuiste. Monseigneur, que cette excellente Maxime d’égalité, qui est
comme le piuot sur lequel roule toute vostre Politique, rend vostre Eminence
admirable ! Car pour ne point parler de cét estre Souuerain, dont l’égalité
de trois Personnes n’est pas moins adorable que leur vnité en vn seul
Dieu, vous sçauez, Monseigneur, (vous qui estes de robe à connoistre les plus
mysterieux secrets de la Theologie) que la vision de Dieu rend la felicité des
Bien-heureux si égale, qu’ils sont incapables de jalousie & de contestation,
qui est en partie la cause du repos des Bien-heureux. Si nous descendons plus
bas, Monseigneur, vous voyez auec quelle égalité roulent les globes Celestes,
auec quelle égalité s’entretiennent le feu & l’eau elementaire, & comme
cette égalité empesche leur conflict, la confusion des Estoiles n’empesche
pas qu’elles ne conseruent vne certaine égalité dans leur cours. Le Soleil
marque à point nommé toutes les minutes du iour dans vne égalité parfaite :

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Et la Lune, quoy qu’elle ne chemine que dans les tenebres, ne laisse pas d’estre
égale dans la course vagabonde qu’elle fait, lors que toute la nature est en
repos, les saisons composent si également l’année, qu’elle ne fait iamais
que douze mois. Enfin, Monseigneur, cette égalité admirable se rencontre
dans le flux & reflux de la mer, qui est le theatre de l’inconstance, & de
l’inegalité.

 

Le Card. Toutes ces comparaisons ne sont pas mauuaises. Mais particulierement
la derniere, parce que dans l’inconstance & les orages de la guerre,
ie ne laisse pas de conseruer cette égalité entre les deux Couronnes, qui cause
tout le repos de l’Europe, de mesme que toutes ces égalités que vous auez
tres-doctement descrites, composent cette harmonie, & cét accord qui se
void dans l’Vniuers.

Le Casuiste. Tellement, Monseigneur, que pour conseruer cette égalité
nous auons perdu Lerida.

Le Card. C’est bien là la raison generale, mais il y en a encore de particulieres.
Premierement pour faire valoir la necessité de nostre protection aux
Catalans, il les falloit tousiours laisser à la proye du Roy d’Espagne.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, si vous eussiez conserué Lerida, les Catalans
seroient contraints de parler François, & n’auroient pas la liberté de se
ranger du costé de nos ennemis, si cette porte leur eust esté fermée.

Le Card. En cela vous dites vray. Mais ie voulois conseruer la gloire de
la prise de cette Ville, pour mon frere à qui ie destinois la Vice-Royauté.

Le Casuiste. Sa gloire eust esté grande, apres que deux Princes n’y ont
pû reüssir.

Le Card. C’est pour ce sujet en partie, que j’ay fait eschoüer leurs entreprises.

Le Casuiste. Pourquoy dites-vous en partie, Monseigneur ?

Le Card. C’est que mon interest propre m’a encore obligé à cela.

Le Casuiste. Ce n’est pas l’interest d’égalité, Monseigneur.

Le Card. Non, c’est plustost l’inegalité. Il estoit bien iuste, puisque j’ostois
les Couronnes aux Princes, & les conseruois à d’autres, que ie deuinsse leur
égal, & que pendant que j’auois le temps de disposer des finances & des armes
de la France, ie les employasse à conquerir quelque Souueraineté, où j’eusse
pû reconnoistre la France par les alliances que j’eusse fait auec elle. Ce dessein
formé ie jettay l’œil sur l’Italie, à cause des habitudes que j’y ay, & que par argent,
dont ie ne manquois point Dieu mercy, l’on peut tout en ce païs-là.

Le Casuiste. Mais vostre Eminẽce reüssit malla premiere année à Orbitello.

Le Card. C’est ce qui m’y fit opiniastrer l’année suiuante, & ie ne fus pas
marry que Lerida fust assiegé, parce que la piece estant plus importante de
beaucoup qu’Orbitello, ie ne doutois point que l’Espagnol ne m’abandonnast
Orbitello, pour sauuer Lerida. Veu aussi qu’il me voyoit opiniastré à Orbitello,
& que j’empeschois qu’il n’allast aucun secours au Comte de Harcour,
pour luy faire sentir mon dessein, & luy faciliter la deliurance de cette place.

Le Casuiste. Mais pourquoy joüsates vous le mesme tour à Monseigneur
le Prince ?

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Le Card. Ie deuois cette reparation d’honneur à Monsieur le Comte
de Harcour, dont la gloire ne se pouuoit sauuer que par l’impossibilité de la
prise de cette place ; que le mauuais succez de Monsieur le Prince deuoit persuader
à tout le monde. Et de plus, c’estoit des ombres qui deuoient seruir de
relief à la gloire que ie preparois à mon frere. Et puis cette place estoit si importante,
qu’elle eust exposé toute la France, & rompu cette égalité si necessaire
au bien de toute l’Europe.

Le Casuiste. Ces Messieurs me diront aussi, Monseigneur, que vous nous
tailliez de la besogne en Italie exprés pour y enuoyer vostre argent, sous pretexte
d’en enuoyer pour l’entretien des armées du Roy.

Le Card. N’est-il pas iuste que chacun enuoye son petit fait chez soy. Où
en serois-je maintenant, si j’auois laissé mon argent en France ?

Le Casuiste. Puisque nous sommes sur l’Italie, Monseigneur, dites moy
qu’est-ce que ie respondray à ces Messieurs, si ils me demandent pourquoy
vous auez engagé la France, à supporter contre la Iustice, & l’interest du
Saint Siege les voleurs de ses finances ?

Le Card. Il faut dire des personnes qui auoient fait leurs petites affaires.
Voulez-vous que ie vous en dise la raison ? C’est que ie me sentois dans la
mesme condition qu’eux. Et eussiez vous voulu que j’eusse authorisé des
Loix, dont la rigueur se pouuoit exercer sur moy-mesme ?

Le Casuiste. Et touchant les affaires de Naples qu’on vous accuse auoir negligées,
Monseigneur, que diray-je à vostre iustification ?

Le Card. Vous leur direz qu’il falloit que ie les laissasse perir pour le bien
de la France.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, n’est-il pas bien important à la France de
détacher ce joyau de la Couronne d’Espagne ?

Le Card. Non, premierement pour conseruer cette diuine égalité, mais
encore pour détourner le mal qui nous arriue maintenant. Car les Parisiens
commençant à remuer, si j’eusse souffert que les Napolitains eussent esté victorieux,
quel encouragement cela n’eust-il pas apporté à la ville de Paris ? Et
au contraire, voyant le mauuais succez de leur sousleuement, les Parisiens
auoient sujet de craindre le mesme sort, & de ne rien remuer, de peur que la
chose ne tournast à leur confusion.

Le Casuiste. Vous voyez que cela n’a de rien seruy, Monseigneur.

Le Card. Cela n’empesche pas que ie n’aye fait ce que ie deuois faire.

Le Casuiste. Si ces Messieurs me demandent, Monseigneur, pourquoy,
voyant le Turc arborer son Croissant dans l’Italie, & eriger les statuës de Mahomet
sur les ruïnes du Crucifix. Vous n’auez pas fait la paix pour rendre de
glorieux seruices à toute la Chrestienté, puisque nos Roys estans les Fils aisnez
de l’Eglise, doiuent secourir les premiers, & l’ont fait lors qu’ils estoient
en âge d’estre maistres de leurs actions ?

Le Card. Pour cét effet il nous falloit la paix, & ie vous ay dit que ce n’estoit
aucunement l’interest de la France de la faire. Mais vous seriez bien
estonné si ie vous disois entre vous & moy, que c’est moy qui a porté le Turc
à armer contre les Venitiens.

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Le Casuiste. Hé pour quelle raison, Monseigneur ?

Le Card. Pour subuenir aux maux qui affligent maintenant la France.

Le Casuiste. Et comment cela, Monseigneur ?

Le Card. I’ay remarqué que tous les grands fleaux de la guerre sont venus
du North, comme Attila, le Roy de Suede, Mansfeld & les autres, selon le
vieux Prouerbe, Omne malum ex Aquilone. Ores preuoyant par le naturel ingrat
des François, & par les inspirations que Dieu donne aux grands hommes
pour le soin de leur conseruation, que la France me traitteroit vn iour
comme elle me traitte à present, apres tant de signalez seruices que ie luy ay
rendus, i’ay voulu obliger les Polonois, en les deschargeant du Turc que i’ay
inuité ailleurs, & par ce moyen i’ay mesme obligé le Turc, en luy facilitant les
moyens de venir à bout de ses ennemis les Venitiens. Vous voyez comme les
Polonois me seruent desia pour me venger des Parisiens, s’il en est besoin le
Turc est prest pour me rendre le mesme seruice.

Le Casuiste. Monseigneur, voila comme il fait bon obliger tout le monde.
Mais, Monseigneur, on vous dira que tout cela est bien preiudiciable à toute
la Chrestienté, & particulierement à la France.

Le Card. Que la France ne me laisse-t’elle viure en repos ? I’aime mieux que
toute la terre perisse, que non pas que ie descende d’vn seul degré du faiste
de la grandeur, où mon merite & mes bons seruices m’ont esleué.

Le Casuiste. Mais la Charité Chrestienne, Monseigneur ?

Le Card. Mais la Charité politique, Monsieur ? I’ay encore vne autre
raison qui m’oblige à me bien mettre auec le Turc. C’est que deuant vn iour
tenir le Siege de Sainct Pierre, ie seray voisin du Turc, & vous sçauez qu’il
fait bon estre en amitié auec ses voisins.

Le Casuiste. Quoy le Chef visible de l’Eglise, le Lieutenant de Dieu sur
terre, faire alliance & amitié auec l’ennemy du Christianisme ?

Le Card. Ie seray ennemy du Turc entant que Chef de l’Eglise, mais ie
seray son amy entant que Prince temporel.

Le Casuiste. Quittons s’il vous plaist l’Italie, Monseigneur, & passons
par la France, pour aller en Allemagne voir comme vous trauaillés à la paix,
& en Flandres comment vous mesnagez les affaires de la guerre. Ils me demanderont
sans doute, pourquoy ces ballets dans la plus grande necessité du siecle ?

Le Card. C’est à cause de cette necessité que ie faisois toutes ces machines &
ces ballets. N’auez vous iamais veu sur la place Nauone, & mesme sur le Pontneuf
comme les filous se separent ? & qu’il y en a vne partie qui occupe les
yeux & les oreilles du peuple par des spectacles bouffons, & des chansons
lasciues, tandis que les autres leur coupent la bourse, & font des querelles
d’Allemand pour voler quelque manteau ; Ie les imitois dans cette vrgente
necessité des affaires, & attachant les esprits, les yeux & les oreilles du peuple
à ces belles inuentions qui le tenoient d’autant plus attentif qu’elles luy
estoient nouuelles & estrangeres, ie tirois de l’argent de la bourse pour subuenir
aux affaires de l’Estat ; & faisois accroire aux vns qu’ils auoient mangé
le lard, afin d’en tirer de grandes sommes pour se reconcilier auec moy ; &
aux autres, pour auoir pretexte de confisquer leurs biens.

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Le Casuiste. Mais, Monseigneur, ces machines coustoient de l’argent.

Le Card. Il faut donner vn œuf pour auoir vn poullet, & puis cela estoit
glorieux à la France, qu’au fort de la guerre, elle eust encore de l’argent mignon
pour des diuertissemens, que les autres Princes auroient peine à payer
durant la paix. I’estois aussi bien-aise d’obliger la Nation Italienne. Et pour
vous confesser la verité, j’aime ces diuertissemens-là plus que toutes les choses
du monde.

Le Casuiste. Le Mareschal Gassion, qui auoit pris les affaires si fort à cœur,
pestoit bien contre cette despense inutile, tandis que les armées du Roy déperissoient
faute d’argent.

Le Card. Il alloit trop viste en besongne, il falloit conseruer l’importante
égalité, iamais mort ne m’a tant rauie que celle de cét homme-là. Les Huguenots
le regardoient desia comme vn Chef de party, qui eust esté capable
de releuer cette engeance que nous detestons si fort en Espagne & en Italie.
Si j’eusse regné encore vn peu plus long-temps, ou bien si ie remonte
sur ma beste, j’en veux exterminer la race ; Car mon ambition estant d’estre
vn iour Pape, mon interest veut que j’estouffe ces monstres qui pourroient
bien m’oster mes droits, & en France & ailleurs, comme ils ont desia fait en
beaucoup d’endroits.

Le Casuiste. Monseigneur, le sujet de la Comedie musicale, ou musique
Comique, ou recitatiue, comme vous la nommez en Italie, ne se rapporte pas
mal à vostre dessein & à l’estat des affaires.

Le Cardinal. Comment cela ?

Le Casuiste. Il me semble que sous la mithologie agreable de la fable d’Orphee,

Le Cardinal. Ie vous entend ; Vous voulez dire que j’estois le veritable Orphée
de la piece, & que j’amusois les bestes de France par les doux accents de
ma lyre.

Le Casuiste. Oüy, Monseigneur, mais vous sçauez qu’Orphée fut deschiré
par les Bacchantes ; Dieu veüille que vous ne ressembliez pas à Orphée en
ce poinct-là. On dit que les vefues des Seigneurs que vous auez fait perir,
vous veulent deschirer de leurs propres mains.

Le Cardinal. Nous les appaiserons en leur donnant d’autres maris, qui vaudront
bien les premiers, par les charges & employs que nous leur donnerons
pour appaiser les manes des defunts.

Le Casuiste. Et toutes ces harangeres de Paris & crieuses de vieux chapeaux,
qui plus proprement se peuuent comparer à des furibondes, que ces
vertueuses & desolées Dames ; Comment pourrez vous éuiter la fureur de
leurs orgies ?

Il se fait tard, ie vous prie Monsieur, remettons à demain la continuation
de nostre Confernce

Fin de la premiere Iournée.

-- 21 --

SVITE DE L’APOLOGIE
POVR MONSEIGNEVR
LE CARDINAL MAZARIN
SECONDE IOVRNEE.

Le Cardinal. VOVS sçauez qu’Orphée fut deschiré, parce qu’il aymoit
les garçons ; crime que ie dereste plusque la mort.
Mais comment soupçonner Orphée de ce peché abominable,
puis qu’il fut en Enfer pour requerir sa femme ? Il falloit qu’il
eust bien de l’amour pour elle.

Le Casuiste. Il y en a qui vont bien à tous les diables, pour de l’or & de
l’argent, qui est moins estimable qu’vne vertueuse femme ; mais le mal est
qu’ils n’en reuiennent pas comme fit Orphée.

Le Card. Mais quittons la fable pour reprendre l’Histoire. A quel point en
estions nous pour ma iustification ? ou pour mieux dire pour mes loüanges ?

Le Casuiste. Nous estions, ce me semble, sur cette grande calomnie qu’on
jette faussement sur vostre Eminence, que vous auez empesché la paix generale.

Le Card. Ie croy vous auoir amplement satisfait sur cette matiere-là.

Le Casuiste. Oüy, mais nous n’auons rien dit de la paix de Hollande auec
les Espagnols, qui est vne noire accusation contre vostre Eminence.

Le Card. Pourquoy ? Suis-je maistre des actions d’autruy ? I’ay fait tout ce
que j’ay pû pour l’empescher.

Le Casuiste. Et quoy encore, Monseigneur ?

Le Card. I’ay fait parler nos Ambassadeurs des grosses dents.

Le Casuiste. Ces gros beuueurs de biere ne s’estourdissent pas pour le
bruit, il falloit leur donner de bonnes pensions.

Le Card. Ie leur baise les mains. Mille pistoles me valent plus que l’amitié
de ces gens-là. Ce n’est pas que ie n’aye bien fait éuader de l’argent sous ce
pretexte, car c’est dequoy ie ne rends compte à personne que l’argent des
pensions. Parce que ie m’excuse tousiours de nommer les personnes, sur ce
que ie dis qu’ils me l’ont fait jurer, qu’ils sont en credit auprés de leurs Princes,
& que de les descouurir ce seroit les ruïner, & les affaires de la France
pareillement, à qui les pensionnaires rendent des seruices d’autant plus importants,
qu’ils sont en authorité & en estime de probité aupres de leurs
Maistres.

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Le Casuiste. Vn homme qui seroit deuin sauueroit tout cét argent-là.

Le Card. L’on sauue bien l’argent, & si l’on n’est pas deuin.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, la paix de Hollan de a bien augmenté les
forces d’Espagne, & arresté le courant de nos victoires de Flandre. Outre
que la paix auroit esté bien plus auantageuse pour nous, si nous l’eussions
faite conjoinctement auec les Hollandois.

Le Card. La Flandre estoit perduë, si les Hollandois eussent continué à la
battre auecque nous. Mais ils ont fait leurs affaires & moy les miennes. Pour
ce qui est de la paix, ie vous ay desia monstré, que c’est l’escueil où doit eschoüer
la grandeur de la France, & de ses colomnes qui soustiennent les Ministres
comme moy.

Le Casuiste. L’on vous accuse, Monseigneur, d’auoir tiré de l’argent de
l’Espagne & de la Hollande, pour consentir à cette paix-là.

Le Card. Les faut laisser dire, Dieu sçait la verité. Ie serois furieusement
riche à leur compte.

Le Casuiste. Ils disent bien dauantage, ils soustiennent que vous auez touché
de l’argent de la Suisse, & de la Franche-Comté, pour ne point attaquer
Dole, & les autres places de cette Prouince-là.

Le Card. Pourquoy les Suisses ?

Le Casuiste. C’est qu’ils craignoient, disoient-ils, d’estre nos voisins, parce
que vous voulez battre tout le monde si on ne vous donne de l’argent ; &
qu’ils voyent combien vostre amitié couste cher aux Fran-Comtois. Mais
pourquoy espargner la Franche-Comté, qui est vne Prouince d’Espagne ?

Le Card. Pour obliger les Suisses.

Le Casuiste. Mais pourquoy tant obliger les Suisses ?

Le Card. Pour m’en seruir au besoin. Ne voyez vous pas que sans les
Estrangers ie serois perdu ? Les François sont si accoquinez à ce chien de Paris,
qu’ils ne voudroient pas y auoir fait le moindre tort.

Le Casuiste. Les blasmez-vous de cela, Monseigneur ? Ils sont de mesme
Patrie, de mesme Religion, & ont le mesme interest.

Le Card. Et moy j’ay ma Patrie, ma Religion & mon interest.

Le Casuiste. Mais l’on tient qu’ils vous veulent abandonner.

Le Card. Oüy, ce sont des gens à l’argent aussi bien que moy, point d’argent
point de Suisse, & moy ie dis point de Suisse, plustost de l’argent.

Le Casuiste. Cela seroit bien preiudiciable à la France, car ie crois qu’il y a
plus de vingt-mille Suisses sous les armes en France, tant en campagne que
dans les garnisons ; & ils ne manqueront pas d’aller prendre party en Espagne.
C’est vne querelle d’Allemand, qu’ils nous ont là faite pour nous quitter,
ou bien c’est pour seruir les Parisiens.

Le Card. Il n’y a non plus de raison à ces gens-là, qu’à des Suisses.

Le Casuiste. Vous condamnez en eux ce que vous estimez en vous mesme.
Vous les appellez bestes, parce qu’ils aiment l’argent. Pourquoy voulez-vous
que la mesme passion vous donne la qualité de Sage ?

Le Card. Ces brutaux-là, ne meritent pas d’auoir de l’argent, ils ne sçauroient
pas bien l’employer.

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Le Casuiste. Mais s’ils quittent la France ?

Le Card. Nostre argent vaut mieux que leur amitié, ie la quitteray bien
aussi, quand il n’y aura plus rien à faire.

Le Casuiste. Ie suis marry pour l’amour de vostre Eminence, que vous auez
tant attaché vostre cœur à ce metail, cela a esté & sera la seule cause de
vostre ruïne.

Le Card. Vous sçauez que l’argent peut tout, de façon que pour se rendre
puissant, & mettre les autres dans l’impuissance, il faut s’enrichir à leurs
despens.

Le Casuiste. Il y a pourtant de la moderation à obseruer. Car si vous tirés
du sang d’vn corps trop attenué, il n’en viendra point, & si vous le ferez
mourir.

Le Card. C’est vne chose si charmante, que de voir remplir ses coffres de
Loüis & de pistoles, qu’on n’a pas toutes ces considerations-là ; & puis ma
recolte deuant finir auec la minorité, il falloit que ie joüasse de mon reste.

Le Casuiste. Vous ne deuiez du moins iamais choquer Messieurs du
Parlement.

Le Card. Oüy, si j’eusse veu qu’ils eussent détaché leur interest de ceux du
peuple : car vous ne deuez pas croire que j’eusse esté si sot que de les choquer,
s’ils eussent voulu authoriser les Partisans. Et c’est ce que vous leur deuez
dire, pour leur tesmoigner que ie leur suis seruiteur, & qu’encore à present
ie les espargneray à pareille condition.

Le Casuiste. Ie crois que ce n’est pas d’auiourd’huy que vous auez tenté leurs
consciences.

Le Card. Sont de belles gens! que pensent-ils faire d’obliger vn Peuple !

Le Casuiste. Sauuer leurs ames & gagner le Paradis.

Le Card. Qui a de l’or, va où il veut.

Le Casuiste. Monseigneur, puisque nous sommes insensiblement tombez
sur les affaires presentes, donnez-moy, ie vous prie, les moyens de iustifier
vos dernieres actions.

Le Card. Dequoy se plaignent ces Messieurs ?

Le Casuiste. Ils appellent la bataille de Lens, la bataille des Partisans. Ils
disent qu’elle fut donnée à contre-temps, que nous n’en auions aucunement
besoin, que nous la deuions perdre par toutes les apparences, que le gain de
la bataille ne nous pouuoit estre auantageux, & que la perte nous pouuoit
ruïner, comme nous auons veu par la suite qui ne nous a rien apporté
de bon. Mais ce qu’ils disent de plus calomnieux, est que vôtre dessein estoit
de la perdre.

Le Card. Si ie l’eusse voulu perdre, ie ne l’aurois pas gagnée. Tellement
que faire bien ou mal, c’est toute la mesme chose. Ie veux essayer si à leur faire
du mal, j’entreray plus auant dans leur amitié & dans leur estime.

Le Casuiste. Ils disent que si vous eussiez eu des Generaux faits à vostre badinage,
comme le feu Cardinal, vous leur eussiez donné ordre de se laisser
battre & de fuir. Mais que vous n’osiez faire ces propositions-là à vn Prince,
qui ne sçait que commander, & deteste des laschetez de cette nature ; Mais

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que vous esperiez le succez de vostre dessein de la foiblesse de nostre armée, &
des auantages de l’ennemy.

 

Le Card. Ie vous confesse bien que cette bataille-là fut vne intrigue de la
Cour, & entre vous & moy ie vous aduoüeray que j’eusse mieux aimé la perdre,
que de la gagner, quoy que j’attendisse de l’auantage de l’vn ou de l’autre
succez. Car ie disois, si nous perdons la bataille, l’Espagnol approchera de
Paris, jettera l’espouuante dans le cœur du Bourgeois, par le rauage qu’il
fera dans la Picardie, & les Parisiens seront dans vne semblable alarme, qu’ils
furent lors du siege de Corbie, le feu estant à leurs portes, ils ouuriront volontiers
leurs bourses pour l’esteindre, il faudra de l’argent comptant, personne
n’en aura que les Partisans, & par ainsi, il faudra que la prudence &
justice de Messieurs du Parlement cede à la necessité, & restablisse ces fideles
limiers qui vont descouurir la proye, pour me l’apporter. Si de l’autre
costé ie gagnois la bataille, me voila puissant, & ie pourray vser de
force pour reduire ceux qui seront durs à la desserre.

Le Casuiste. Vos affaires eussent pourtant mieux reüssi, si vostre Eminence
eust perdu la bataille.

Le Card. Il est vray, mais le mal-heur a voulu que nous l’ayons gagnée. Ce
n’est pas que ie n’esperasse quelque bon succez de nostre Te Deum, qui estoit
tousiours vn fruict de cette bataille. Et de fait ie fis saisir ceux que ie jugeois
apporter plus d’obstacle à mes desseins.

Le Casuiste. Vous ne pouuiez rien esperer de bon d’vne profanation si publique,
outre que vous attiriez l’indignation de Monseigneur le Prince,
de qui vous ternissiez la gloire, en profanant les Saintes Ceremonies de son
triomphe.

Le Card. Il est vray que le pcuple est fort sensible en ce qui regarde la Religion,
mais cela se fit apres la Ceremonie.

Le Casuiste. C’estoit tousiours trahir la foy publique, & donner à croire
que vostre action estoit iniuste & vostre authorité foible, de vous seruir ainsi
de surprise & de profanation pour faire deux prisonniers.

Le Card. Si j’eusse pensé que les choses eussent succedé de la sorte, ie me
serois bien gardé de le faire.

Le Casuiste. Monseigneur, vous deuiez imiter ces pilotes, qui estans
dans vn foible vaisseau, & voyans la mer esmeuë & le vent contraire, ne
laissent pas de s’en seruir pour gagner le port, non pas en se roidissant contre
la force des vagues & du vent ; mais bien s’accommodant à leur impetuosité,
& n’en tirant du seruice qu’à la desrobée ; De mesme voguant comme vous
faisiez, Monseigneur, dans le fragile vaisseau de la minorité, & voyant cette
mer Parisienne esmeuë, & le Parlement vn peu contraire, vous ne deuiez
iamais vous roidir, & ne profiter que de vostre addresse & de la France,
que comme à la desrobée.

Le Card. Vous ne dites pas que j’ay esté trahi, que plusieurs feignoient d’estre
d’intelligence auec moy, pour m’engager à faire vn pas de Clerc, lesquels
m’ont manqué au besoin, & m’ont tousiours rendu les choses plus belles,
qu’elles n’estoient.

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Le Casuiste. Vn bon esprit se doit deffier de tout ? N’y a-t’il point de Parlements
qui vous ayent joüé la piece ?

Le Card. Et oüy, ce sont eux qui m’ont jetté le chat aux jambes, & qui sont
à present les plus animez contre moy.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, vostre Eminence fut bien estonnée,
quand elle oüyt nouuelle des barricades.

Le Card. Ie ne m’attendois pas à cela.

Le Casuiste. Quelle pensée eustes-vous d’abord ?

Le Card. Ie n’en eus aucune. Mais comme si j’eusse esté frappé d’vn coup
de foudre ie demeuray immobile, & estois en vie, sans sçauoir que ie fusse
viuant, vn glaçon se glissa plus viste qu’vn trait d’arbaleste par toutes mes
veines, puis mes esprits estans vn peu reuenus, vne sueur tiede me couurit
le corps ; Quand les fonctions vitales se furent vn peu remises, elles ne seruirent
qu’à donner vn peu de force à mon imagination troublée, qui me representoit
le massacre du Marquis d’Ancre. Ie voyois ce me sembloit entrer
vne populace enragée dans le Palais Royal, & sans auoir esgard au respect
qu’ils doiuent à la Majesté, se jetter sur moy, comme vn million de corbeaux
sur vne charogne, & me tourmenter dans les parties les moins mortelles,
pour auoir plus de temps à assouuir leur rage & leur vengeance ; Ces pensées
me mirent en vne espece de frenesie, où ie dis cent extrauagances, que
ie suis honteux de vous redire.

Le Casuiste. Fustes-vous long-temps en cet estat-là, Monseigneur ?

Le Card. Vne demie heure.

Le Casuiste. Et en suite ?

Le Card. Quoy que ces violentes secousses & agitations de l’ame m’eussent
vn peu debilité les esprits & le corps, je ne laissay pas de m’exciter comme
vn taureau qui se donne de la teste contre vn arbre, pour s’animer au combat,
ie rappellay tout ce que j’auois de courage, & me resolus par vne genereuse
fuite de mettre ma personne en seureté.

Le Casuiste. Quel iour arriua cela, Monseigneur ?

Le Card. Le Mercredy. Mais il faut que ie vous die, que lors que ie vis arriuer
Monsieur le Chancelier, qui portoit sur son visage pasle & deffait toute
l’horreur de la mort, il m’arriua comme à ces femmes sujetes au mal de
mere, qui en sont atteintes, si-tost qu’elles envoyent vne autre en pareil estat,
mon saisissement & ma frenesie recõmencerent, & contre l’aduis de plusieurs
ie dis qu’il falloit rendre Mr de Broussel & de Blasmeny, & ce au plus viste.

Le Casuiste. Dormistes-vous bien, Monseigneur, la nuict suiuante ?

Le Card. Nous estions bien dans vn estat de dormir. N’auez-vous iamais
esté sur la mer dans vne tempeste, lors que les vents & les flots luttant les
vns contre les autres, esbranlent le fondement des rochers, les eauës du
Ciel se meslent auec celles de l’Ocean, & le feu qui paroist entre deux, represente
l’image de ce chaos, où les Elemens estoient dans vn monstrueux
meslange : Cependant le Dieu Neptune, les Tritons & les Sirenes se cachent
au plus creux de leurs antres, craignant que Iupiter ne descende du
Ciel pour tirer vengeance des violences qu’ils ont exercées sur les mortels,

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& reprendre de viue force auec leurs vies, toutes les richesses que cét Element
a englouties par tant de naufrages.

 

Le Casuiste. Ie ne voudrois pas Monseigneur, que vos ennemis vous entendissent
faire cette comparaison-là. Pour la premiere partie, il n’y a rien
qui vous pust faire tort ; car par cette tempeste que vous décriuez, vous representez
ce grand tumulte, le Bourgeois en armes, & escumant de dépit &
de vengeance. Mais par la descente de Iupiter on pourroit bien entendre la
Iustice, & par la crainte des Dieux marins pour la punition de leurs cruautez
& voleries, celle que vostre Eminence peut auoir pour les fausses accusations
que ses ennemis font contre-elle. Et le Ieudy Monseigneur ?

Le Card. Ce fut encore pis. N’auez vous iamais leu le sac de Troye dans
Scaron ? C’estoit presque la mesme chose. Il me sembloit que i’entendois
mon bon homme de Pere qui me disoit, comme Anchise fit à son fils Ænée,
Eia age nate fugam, teque his, ait, eripe flammis. Sauue-toy mon pauure fils.
Il me vint vne pensée de me trauestir comme il fit, & me mesler parmy les
Bourgeois pour me sauuer plus asseurément : car ie craignois que l’on n’inuestist
nostre Palais de tous costez, & ne trouuois pas beaucoup d’asseurance
sur les Gardes Françoises & Suisses ; Vous eussiez veu tous les Partisans
autour de moy armez comme des Hectors, qui juroient qu’ils vendroient
cherement leurs vies. Le Grand-Maistre les encourageoit, disant qu’il auoit
tué le Syndic des Crocheteurs, & qu’il en auoit mis cinq cens en fuite.

Le Casuiste. Et à vostre or & à vos ioyaux n’y songiez-vous point ?

Le Card. C’estoit ce qui m’inquietoit le plus. Ha pleust à Dieu que i’eusse
pü passer les Barricades inuisible, comme fit Ænée auec ses Dieux tutelaires !

Le Casuiste. Vous eussiez seurement emporté vostre Idole ; mais vous n’eussiez
pas eu les reins assez forts pour porter vostre Pere & vostre argent, comme
Ænée fit Anchise & ses Dieux Penates.

Le Card. En ce cas-là, i’aurois sauué mon Dieu, & abandonné tout le
reste.

Le Casuiste. Les Diuinitez doiuent tousiours estre preferables aux choses
mortelles, & à vous principalement qui auez vne dignité Ecclesiastique ; &
tous vos Italiens que faisoient-ils, que disoient ils ?

Le Card. Ils estoient autour de moy comme autant de poules moüillées, &
croyoient estre au dernier iour de leur vie. L’Abbé Mondin ne songeoit plus
au monde, & se repentoit d’auoir esté si mondain. Toutes les femmes éplorées
s’attachoient aux hommes, & protestoient qu’elles ne les quitteroient
point, qu’il falloit qu’ils les defendissent, les plus vaillans en auoient vne
douzaine à leur queuë. Toutes les voutes du Palais retentissoient de cris &
de gemissemens, & chaque fois qu’vn Bourgeois essayoit son mousquet,
vous eussiez dit que c’estoit le coup de la mort, que tout le monde receuoit
dans ce desolé Palais, les plus constipez n’auoient pas besoin d’Apoticaire
en ce temps-là, la crainte faisoit des operations merueilleuses, & l’on tient
qu’il y en eut beaucoup qui furent gueris de la gravelle.

Le Casuiste. On m’a dit Monseigneur, que si j’y eusse esté, i’eusse bien gagné

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de l’argent pour oüir les Confessions.

 

Le Card. On se mocquoit de vous ; mais les Notaires y fussent deuenus
riches, pour y faire des testaments.

Le Casuiste. Mais encore ne vous venoit-il iamais des remords de conscience
de tous vos pechez passez ?

Le Card. Non. Mais ie me repentois bien fort & auec beaucoup de componction,
d’auoir tenté le dessein du Te Deum. Ie deputay des Courriers
pour aduertir qu’on ne menast pas plus loin Monsieur de Broussel, iusques à
ce que l’on en eust receu de nouueaux ordres.

Le Casuiste. Vous fustes bien raui, quand vous vistes arriuer le Parlement
en corps, dans vostre Palais.

Le Card. Si l’on eust suiui mon conseil, fort peu s’en fussent retournez,
le pis qui nous en eust pû arriuer, ç’eust esté de nous retirer de Paris comme
nous auons fait du depuis pour moindre sujet.

Le Casuiste. Pour le faire court, vous accordastes tout à ces Messieurs.

Le Card. Ie leur aurois encore accordé dauantage, dans l’estat où j’estois.
Quand on ne sçauroit perdre son ennemy, il le faut caresser ; mais ce que
ie leur gardois n’estoit pas perdu.

Le Casuiste. Mais pourquoy quitter Paris, apres que tout fut appaisé ?

Le Card. I’estois bien-aise de parler aux Bourgeois de Paris hors de la
portée de leurs mousquets, puisque la populace est vne beste farouche, à
qui il ne se faut pas fier. Et puis ie leur voulois faire sentir que ie les pouuois
rendre malheureux en leur ostant la Cour & le Roy, & en vn mot les menacer
tacitement des maux que ie leur fais souffrir à present, s’ils ne se remettoient
sous mon obeïssance.

Le Casuiste. Cela vous reüssit fort bien, car le Parlement vous fit tant de
soumissions, qu’il vous obligea de retourner à Paris. Mais vostre Eminence
ne craignoit-elle pas le retour Italien ?

Le Card. Non, les François n’ont pas assez d’esprit pour cela.

Le Casuiste. Si est-ce que vostre Eminence prit des gardes à son retour, &
ne sortoit que fort rarement.

Le Card. Il fait tousiours bon se tenir sur ses gardes, & puis il y a de la Majesté
à se monstrer rarement au peuple, comme font nos Roys en Espagne.
Mes gardes aussi sentoient ie ne sçay quoy de grand.

Le Casuiste. Vous ne sçauriez croire, Monseigneur, combien ces gardes
vous ont attiré la haine du peuple.

Le Card. I’aimois mieux estre asseuré contre leur haine, que d’estre dans
l’apprehension auec leur amitié.

Le Casuiste. Il est vray qu’ils disoient, avoir assez de sujet d’ailleurs de
vous haïr.

Le Card. Ie leur en donneray bien dauantage.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, puisque vous auiez ce dessein-là,
pourquoy retourner à Paris, & vous mettre au hazard d’estre assassiné tous
les iours ?

Le Card. Il falloit que j’y retournasse pour prendre mieux mon temps &

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mes mesures, & pour tirer de Paris petit à petit les richesses que moy & mes
adherants y auoient.

 

Le Casuiste. Il semble pourtant, Monseigneur, que vostre Eminence eut
bon dessein, de s’accommoder auec le Parlement, & soulager le peuple.

Le Card. Il est vray que ie leur accorday vne Declaration qui contenoit la
reforme des desordres publics ; mais c’estoit bien loing de ma pensée qu’elle
fut mise, en execution : car, si vous vous en souuenez, elle fust aussi-tost enfreinte
que publiée, & toutes les Conferences que ie fis faire deuant & apres,
ne tendoient qu’à esbloüir ces grandes lumieres du Parlement par vne apparence
de bonne intention.

Le Casuiste. Cette toile-là n’estoit qu’vne toile d’araignée, ils ne voyoient
que trop clair dans vos desseins : mais ils estoient bien-aises de vous faire cracher
tout vostre venin, pour en composer vn antidote contre de plus grandes
attaques. Car c’est toutes ces fourberies qui ont acheué de vous ruïner
dans l’esprit du peuple & des gens de probité : Et de cette Declaration que
vous addressastes à la Chãbre des Comptes, quel conseil estoit-ce encore-là ?

Le Card. C’estoit vn coup d’importance s’il eust reüssi, & ce fut pourquoy
ie leur accorday la premiere Declaration : & leur eusse bien encore accordé
dauantage, pour obtenir celle-cy. Car en restablissant l’vsage des prests
& des auances, & le credit des gens d’affaires, ie pouuois tirer vne bonne
somme d’argent en peu de temps, pour executer le dessein que ie meditois,
& foüetter Paris de ses propres verges.

Le Casuiste. Cela pourtant vous a mal reüssi.

Le Card. Ie n’ay pas laissé pourtant d’en tirer pied ou aisle.

Le Casuiste. Ne vous tardoit-il pas bien, Monseigneur, de sortir de Paris ?

Le Card. Oüy vrayement, & n’eust esté l’argent ie n’y serois pas reuenu
dés la premiere sortie ; mais cette leuée de bouclier des Parisiens vous surprit
vn peu. Ie n’aimois pas aussi d’entendre abbayer apres moy ces harangeres, &
le reste de la populace, qui ne me promettoit riẽ de bon ; outre que nostre vray
jeu estoit de commencer d’inuestir Paris au commencement de l’Hyuer :
car le Printemps venu, nos affaires sont faites, le sang boüillira dans les veines,
les ennemis de dehors nous attaqueront, & l’argent nous manquera.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, pour le faire court, vous sortistes de
Paris la veille des Roys, & pourquoy ce iour-là ?

Le Card. C’estoit nostre feste, le Roy en estoit vn, car du moins luy en
faut-il laisser le nom, moy l’autre, & Monsieur le Prince le troisiéme, car
ie ne sçaurois ranger cét esprit-là, & particulierement depuis que i’ay affaire
de luy ; mais quelque mousquetade m’en deffera, s’il plaist à Dieu.

Le Casuiste. Vous fistes sortir le Roy sans tambour & sans trompette.

Le Card. Oüy, il falloit le faire publier au Prosne, Pour attirer encore trois
cent mille hommes au Palais Royal. C’estoit le plus grand plaisir de prendre
toutes ces femmes au lict dans leur premier somme(car personne n’en sçauoit
rien le soir precedent) ie pris moy mesme la peine de les aller esueiller dans
toutes les chambres, ne voulant pas m’en fier aux filles de chambre, j’heurtois
à leurs portes comme vn perdu, & criois, Ouurez de par le Roy, à d’autres

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ie disois, le feu est au Palais Royal, toutes celles que ie surprenois sans masques
& sans gans cirez, ie leur disois, ho ho Madame, il y a apparence que
vous ne couchez pas seule. Ie descouurois les toiletes, pour voir si elles
auoient conserué les presents que ie leur auois faits. Mais tout en riant ie
mis l’alarme dans le Palais Royal. Les vnes demandoient si c’estoit les barricades,
les autres de quel costé estoit le feu, & chacune s’armoit de son pot
de chambre contre cét element qui n’obeït qu’à l’eau. Vous n’auez iamais
veu vne pareille confusion, quand le feu eust esté dans leurs cheminées, elles
n’en eussent pas fait dauantage. On ne s’amusoit point à plier les hardes, on
les entassoit pesle-mesle dans les coffres, & en moins de rien tout le monde
fut prest à partir. Tout ce qui nous donna le plus de peine, fut de faire resoudre
le Roy à partir, car il n’est pas si enfant que le monde s’imagine.
Lors que ie luy portay la parole qu’il falloit se leuer & sortir de Paris, il me
demanda pourquoy ? Ie luy dis, que les barricades alloient recommencer.
Il me répondit fort bien qu’il ne les craignoit pas, & qu’on luy auoit dit que
les Parisiens l’aimoient bien, & crioient tousiours Viue le Roy. Ie luy dis
qu’ils le vouloient mettre en prison. Il dit qu’il ne le croioit pas. Enfin ie
ne sçauois par où prendre ce petit esprit, & reuins faire mon rapport à la
Reyne de tout cela, l’asseurant que si sa Majesté n’y alloit elle mesme, le Roy
estoit resolu de ne pas quitter Paris. La Reyne y fut sur l’heure, & l’ayant
trouué peu susceptible des apprehensions que ie luy donnois, elle luy dit en
l’embrassant : He quoy mon fils, vous ne voulez pas suiure vostre mere ?
Nous reuiendrons dans deux ou trois iours. Ces caresses accompagnées de
larmes & de toute la puissance de la nature, l’emporterent sur l’esprit du
Roy, & d’autant plus aisément qu’il a le naturel fort bon, & tesmoigne
en toutes rencontres, que si en bien obeïssant on apprend à bien commander,
il doit vn iour estre le meilleur Roy du monde.

 

Le Casuiste. Et Monseigneur le Duc d’Anjoune vous fit il point de peine ?

Le Card. Non, car deux coups de fouët l’eussent bien fait marcher. Mais
il nous fit bien rire, & i’ay peur que quelqu’vn luy eust fait sa leçon.

Le Casuiste. Ne le prenez pas là, c’est tout feu que ce petit esprit.

Le Cardinal. Il nous disoit, Vrayment Monsieur le Cardinal n’est-pas
mal plaisant, de nous faire ainsi traitter pour ses beaux yeux, voila encore
vn bel homme, nous faire leuer à deux heures apres minuit. Mais pourquoy
nous en allons nous ? & où allons nous ? Je luy disois : Les bonnets quarrez
vous viennent prendre pour vous mettre en prison. Oüy vous Monsieur,
ce disoit-il, que ne rendez vous tout l’argent que vous auez pris à maman
& à mon frere ? Taisez vous petit garçon, vous aurez le foüet, qui vous a
appris ces nouuelles-là ? Ne le voy-je pas bien : Vous en iriez vous de Paris
pour rien ? Il n’y a que les voleurs qui vont de nuict. Vous estes vn petit
babillard, leuez vous seulement. Hé Monsieur le Cardinal laissez moy dormir.
Ie vous donneray vne pistole, ne ferez vous rien pour l’argent ? Ie vous
feray donner le foüet. Monsieur le Cardinal voulez vous venir au Parlement,
pour voir qui l’aura plus merité de nous deux ? Ie le diray à vostre
maman. Vous faites bien l’entendu, parce que maman est pour vous. Sans

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elle pensez vous que me feriez leuer ? Sans tant de cacquet petit garçon leuez.
vous vistement. Ie vois bien que vostre Eminence a haste. Les bonnets
quarrez vous mettent bien la puce à l’oreille. Si vous ne vous en allez bien
viste gare la bourse. Il m’en dit encore bien d’autres, cela me faisoit rire &
si cela ne me plaisoit pas trop.

 

Le Casuiste. Monseigneur les fols & les enfans disent souuent la verité.
Mais enfin vous sortistes de Paris ; & vous vous arrestastes quelque part.

Le Card. Nous allasmes gagner la porte de la Conference, pour y entrer
en conference, sçauoir si nous demeurerions quelque temps dans le
Cours ou non, enfin il fut resolu, que nous y attendrions quelques personnes
de marque, qui n’estoient pas encore aduerties de nostre depart, &
que cependant il y auroit dix ou douze hommes à cheual, qui iroient descouurir
l’estat de Paris & nous en aduertiroient.

Le Casuiste. Vous me faites resouuenir du rendez-vous du bon homme
Ænée & de ses compagnons sur le Mont Ida, la nuict du sac de Troye.
Mais comme en s’écartant de sa femme, il perdit son support & sa consolation,
de mesme le Roy s’écartant de sa Iustice où est son vray lict nuptial,
il a perdu son plus grand support & sa plus grande consolation.

Le Card. Cette femme n’est pas perduë, le Roy la reprendra quand il
voudra.

Le Casuiste. Vous approuuez donc le concubinage Monseigneur, &
croyez qu’il soit licite aux Roys d’abandonner leur lict de Iustice ? Il est vray
que vostre Politique est vne vraye adultere, qui conçoit dans le peché &
n’engendre que des monstres.

Le Card. Brisons là dessus Monsieur, & permettez que ie vous dise les
pensées & les agitations d’esprit, que i’eus vne heure entiere que nous
fusmes dans le Cours, cependant que la Reyne escriuoit aux flambeaux à diuerses
personnes de condition, qu’elle vouloit aduertir de sa sortie.

Le Casuiste. Que faisiez vous cependant Monseigneur ?

Le Card. Ie me pourmenois à grands pas le long de la riuiere, & m’arrestois
par fois tout court en me tournant, pour regarder, comme la femme
de Loth, cette Sodome que ie venois de quitter.

Le Casuiste. Pourquoy appellez vous Paris Sodome Monseigneur ? On
dira qu’elle n’est telle que depuis que vous & vostre nation Italienne s’y
sont habituez.

Le Card. Sodome ou non, ie luy souhaittois le mesme sort, & disois en
moy mesme, en iettant les yeux fixement vers la place Dauphine. Tu reposes
Ville ingrate, mais que ton sommeil puisse-il estre eternel. Ha que le silence
dans lequel ie te vois, est bien different de cette nuict tumultueuse où
tu me donnas tant d’alarmes, & plus de fois le coup de la mort, que ie ne
vois d’estoilles au firmament ! Tu dors Hydre à tant de millions de testes, toute
enseuelie de vin & de sommeil. Et puis regardant le cheual de bronze,
Que ce cheual disois-je, ne t’est-il aussi fatal, que celuy de Troye, que ne
peut-il enfermer autant de soldats, qu’il en faut pour te saccager ?

Le Casuiste. Vous feriez bien l’Vlysse Monseigneur, car vous sçauez qu’il
estoit surnommé le Rusé.

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Le Card. Ie ferois encore mieux le Sinon, si ie n’estois pas connu. Et ie
poursuiuois, Que cette Isle n’est-elle l’Isle de Tenedos, où j’aye vne puissante
armée ? Ha qu’elle est aduantageusement située proche du Palais, que ie
saccagerois auec autant de cœur que les Grecs firent celuy du Roy Priam ; &
vous Madame Hecube la Iustice, qui y presidez auec tant d’arrogance, que ie
prendrois de plaisir à vous violer !

Le Casuiste. Vous l’auez des-ja tant de fois violée, & luy auez tant de fois
promis mariage, si vous ne l’espousez il n’y a point de Paradis pour vous.

Le Card. Que i’arrouserois volontiers nos Lys, sur lesquels ces Catons
ont l’honneur de s’asseoir, du sang que ie tirerois de leurs veines, en les esgorgeant
entre les bras de Madame Astrée !

Le Casuiste. Monseigneur, sçauez vous bien que vous offenciez Dieu à faire
toutes
ces imprecations là, & à entretenir de si mauuaises pensées ?

Le Card. C’est vne espece de contentement de souhaitter du mal à ses ennemis.
Mais pour continuer de vous dire les resueries que i’auois cette
nuict là, ie retirois quelquefois les yeux de dessus Paris, en me retournant
vers le carrosse du Roy, & disois, Que ie suis sot de souhaitter du mal à cette
detestable Cité ! Me suis-je pas assez vengé, en luy enleuant son Ange Tutelaire,
ce feu sacré des Vestales qui maintenoit le bon-heur des Romains,
en vn mot leur rauissant le Roy, dont l’absence ne leur promet rien moins
qu’vne guerre Ciuile ? Ie suis trop puissant, puis que ie suis maistre de sa personne,
& sous son authorité, ie veux faire perir par vne lãguissante mort, cette
Hydre que la force ne sçauroit abbatre. Quelquefois attachant ma veuë
sur la riuiere, ie disois, Que ne puis-je prendre mon poste à Charenton ou à
Corbeil ? Ie m’estudierois à empoisonner les eaux & les poissons, pour me
venger de cette detestable engeance. Mais aussi n’aurois-je pas le contentement
que ie gousteray à saint Germain, lors que ie te verray toute couuerte
des corps morts des Parisiens, pour seruir de pasture aux Monstres de la
mer, comme ils auront serui de victimes à ma vengeance.

Le Casuiste. Les Monstres s’obligent les vns les autres, ceux de la terre se
repaissent du sang, & donnent la chair à ceux de la mer.

Le Card. Voila bien rencontré, comme s’il n’estoit pas honorable & licite
d’exterminer des canailles.

Le Casuiste. Monseigneur les autres objets ne fournissoient-ils point
d’autres belles pensées à vostre indignation ?

Le Card. Ie les rejettois souuent, pour songer aux mesures que ie deuois
prendre, pour conduire nostre dessein. Mais vous qui estiez dans Paris, ne
se doutoit-on point de nostre depart ?

Le Casuiste. Non Monseigneur, mais comme vous sçauez que ie m’amuse
quelquefois à resuer la nuict, ie mis la teste à la fenestre, & iettant l’œil vers
le Ciel, ie vis vne Comete sanglante, qui du costé de la Iudée, tiroit vers
saint Germain. Ce n’est pas là dis-je, l’Estoile qui conduisit les trois Roys à
Bethleem, car celle-là s’en esloigne, & si ne promet-elle que de la guerre &
du carnage. Vous estiez l’vn de ces trois Roys Monseigneur, qui suiuiez la
toute de cette Comete ; mais estoit-ce vous qui portiez l’or ?

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Le Card. Oüy, & le Roy portoit la myrrhe, & Monsieur le Prince l’encens.

Le Casuiste. C’est à dire que vous aurez tout le profit de ces desordres,
le Roy toute l’amertume, & Monsieur le Prince toute la fumée, ie veux dire
la gloire.

Le Card. Est-ce là tout ce que vous auez à me dire ?

Le Casuiste. Non, ie vis des Monstres s’esleuer au dessus des eaux de la
Seine, qui estoient couuerts d’escailles trenchantes & pointuës, qui auoient
les queuës en formes d’hallebardes, & comme vne fraize de tuyaux semblables
à des pistolets. Ie vous proteste que cela me donna de l’espouuante, &
vn presage presque certain des mal heurs qui ont suiui.

Le Card. Vous resuiez, & vous vous imaginez auoir veu tout cela.

Le Casuiste. Cela n’est point sans exemple, & qui plus est, les effets ne le
dementent pas.

Le Card. Mais si-tost qu’il fit iour, on sçeut nostre depart à Paris, qu’en
disoit-on ? en quel estat se trouua le Bourgeois ?

Le Casuiste. Monseigneur, imaginez vous vne flotte qui vogue dans vn
grand calme, les voiles enflées & le vent en poupe ; le pilote de chasque
vaisseau dort agreablement dans sa cabane, au murmure des eaux, qui
viennent flatter son nauire, quelques-vns des Matelots en font autant, cependant
les autres raccommodent les voiles & les cables, les autres cherchent
les fentes & les endroits les plus malades du vaisseau pour les radouber,
d’autres s’amusent à sacrifier d’vne bouteille de vin au Dieu Neptune, &
d’autres plus enclins à la melancholie, goustent vn contentement resueur
dans la pesche, bref chacun se reposant sur la serenité de l’air & la bonace de
la mer, abandonne le soin de son nauire, & suit le plaisir que la nature ou
son inclination luy demande. Mais au fort de ce calme & de cette negligence
vniuerselle, le Ciel commence à s’obscureir, le Soleil disparoist, &
sa lumiere cede à celle des esclairs, Eole ouure son antre & lasche la bride
aux plus furieux des vents ; Borée, Aquilon & les autres se respandent sur
la Campagne mouuante, la mer s’enfle & s’esmeut, & la pluie qui tombe
d’enhaut d’vne roideur nompareille, enfermant les vents entre deux eaux,
leur donne vne telle force, par l’opposition qu’elles apportent à leur cours,
que l’on entend des siflemens & des hurlemens espouuantables. Les Matelots
estourdis de cét orage impreueu, courent aux cordages & aux voiles,
les Pilotes au gouuernail, & les personnes inutiles aux prieres. Vous
voyez l’horreur & la crainte peintes sur les visages d’vn chacun, le Pilote
accuse les Matelots de leur negligence, & les Matelots accusent le Pilote de
peu de iugement & de preuoyance. Le mal est plus fort que le remede, le
maistre masts est emporté, les antennes sont brisées, les cordages sont rompus,
& il ne reste plus que le gouuernail, encore est-il à demy fracassé, les ancres
sont inutiles, il faut obeïr à la tempeste, se laisser aller au gré de l’onde &
du vent, & se seruir le mieux que l’on peut du gouuernail, pour éuiter les bãcs
& les rochers, & se sauuer d’vn absolu naufrage. Personne n’a regret de faire
vn sacrifice de ses plus riches marchandises pour appaiser la mer, on descharge
le vaisseau de ce qu’il porte de plus precieux, & tous autres secours

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humains estans fermez, on recourt aux vœux & aux prieres.

 

Le Card. Cette description là est bien poëtique.

Le Casuiste. Vous voulez dire pathetique Monseigneur. Elle ne la sçauroit
trop estre, pour vous representer la soudaine consternation des Parisiens ;
la poësie est vne peinture parlante. Mais pour appliquer ma comparaison
Monseigneur, chascun s’estoit resiouï la veille des Roys. Tellement que les
plus riches & les plus paresseux dormoient la grasse matinée : les autres qui
ont besoin de gagner le teston pour viure, estoient leuez pour aller prendre
au saut du lict, les personnes pour qui ils auoient trauaillé ; Vn Tailleur portoit
vn habit, vn Cordonier la paire de bottes & le soulier mignon de la Bourgeoise,
le Patissier nettoyoit son four & faisoit de nouueaux gasteaux, pour
tenter vne seconde fois la conqueste du Royaume de la febve, bref les vns
dormoient & les autres estoient debout, lors que la nouuelle de ce funeste
depart se respandit par toute la Ville. L’horreur de ce crime saisit tout le
monde, & le despit met des paroles de murmure dans toutes les bouches. Le
Bourgeois accuse le Parlement de ne s’estre pas asseuré de la personne du
Roy, & de n’auoir pas enfermé dans la Conciergerie Monsieur le Cardinal.
Le Parlement de l’autre costé accuse la negligence & l’assoupissement du
Bourgeois, chacun court aux armes, on se saisit des portes, & les Pilotes de
ce vaisseau agité courent au gouuernail, pour destourner le naufrage, les
bonnes ames embrassent le pied des Autels, & l’on vous accable Monseigneur,
d’imprecations & de menaces.

Le Card. Elles ne me faisoient gueres de mal, i’eusse voulu voir tout ce desordre
là pour dix pistoles.

Le Casuiste. Il eust donc fallu Monseigneur que ce fut esté auec des lunettes
de Galilée, car il n’y faisoit pas bon pour vous.

Le Card. Ce n’est pas la premiere fois que i’aurois esté à Paris incognito.

Le Casuiste. Mais Monseigneur nous nous sommes icy amusé à des circonstances
qui sont hors de propos : Messieurs du Parlement ne vont pas
foüiller dans les pensées des hommes, ils ne iugent que sur les actions & sur
les effects.

Le Card. Tout ce que ie vous ay là rapporté, n’a esté que pour vous faire
voir la sincerité de mon procedé par celle de mes sentiments.

Le Casuiste. Comment excuseray-je l’enleuement que vous auez fait de la
personne du Roy ?

Le Card. Eussiez vous voulu que ie fusse sorti sans le Roy ?

Le Casuiste. Non, mais quel besoin vostre Eminence auoit-elle de sortir ?

Le Card. Il falloit donc me laisser deschirer de la populace.

Le Casuiste. Ils vous diront qu’en bien faisant on ne doit rien craindre.

Le Card. Qu’appellez vous bien faire ?

Le Casuiste. Soulager le peuple, le gouuerner selon la Iustice & faire
la Paix.

Le Card. Vous feriez vn mauuais Politique.

Le Casuiste. Mais que leur diray-je enfin touchant l’enleuement du Roy ?

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Le Card. Pourquoy faut-il que ce soit moy qui l’ait enleué ? Au contraire,
c’est le Roy qui m’a enleué, ie l’ay suiui par les ordres de la Reyne. Croyez-vous
que i’aye le pouuoir de manier les Princes à baguette ?

Le Casuiste. Monseigneur, ils ne se payeront pas de cette raison là.

Le Card. C’eust esté trahir l’authorité Royale, que de demeurer plus
long-temps à Paris.

Le Casuiste. Monseigneur, il n’y a que Dieu seul qui soit infiny, toutes
choses au dessous de luy sont bornées, les Esprits bien-heureux ont vn certain
espace proportionné à leur actiuité, le mouuement des Spheres est reglé
par le doigt du Tout-puissant qui les meine, le Soleil a ses degrez si iustement
limitez, qu’il ne les passe iamais, les autres astres tout de mesme, l’air
qui entre par tout ne se sçauroit faire d’ouuerture, le feu est borné par son
contraire, la mer quoy que tres-forte, n’est pas toute-puissante, elle respecte
le doigt du Createur imprimé sur le sable, la terre a son centre auquel elle
s’attache & se reserre, le temps a ses saisons reglées, & n’est eternel que dans
sa seule durée, enfin tout est borné. Et croyez vous Monseigneur que Dieu
ialoux de sa Toute-puissance n’ait pas prescrit des limites aux hommes ? Oüy
il leur en a prescrit, & des limites ausquelles il se soubmet luy mesme, la justice
& la raison.

Le Card. Le peuple est vne beste, il ne se gouuerne pas par raison.

Le Casuiste. Mais il se doit gouuerner par justice.

Le Card. Quelle difference mettez vous entre la justice & la raison ? n’est-ce
pas la mesme chose ?

Le Casuiste. Vous deuiez du moins considerer vostre interest & celuy de
l’Estat.

Le Card. Helas! c’est là tout mon crime.

Le Casuiste. Pardonnez moy si ie vous dis Monseigneur, que vous auez
fait comme ces riuieres, qui voulant estendre leurs licts, se respandent dans
les campagnes, & en ruinant les arbres & les moissons, affoiblissent leurs
cours, renuersent les digues qui leur seruent de remparts, & pour tout
fruict de leurs rauages n’amassent que des saletez & puanteurs, auec lesquelles
elles sont contraintes à la fin de se retirer, au grand contentement du pauure
Laboureur. De mesme Monseigneur, en poussant la guerre iusques au
delà de nostre interest & de nos forces, vous auez osté à la France l’alliance
de Hollande, & vne espine du pied à l’Espagne, qui s’en sentant forte & orgueilleuse,
ne nous accordera iamais des conditions si aduantageuses qu’elle
eust fait, si nous eussions fait la paix coniointement auec les Estats de Hollãde.
Mais ces choses là sont passées, venons à l’affaire presente. Ie vous accorde
qu’vn grand Ministre doit rendre son Maistre le plus absolu qu’il peut, qu’il
doit auoir la Iustice & toutes les puissances de l’Estat à sa deuotion. Mais
tout ainsi que les Medecins regardent trois choses en vn mal, la saison, le
temperament du malade & sa maladie, aussi vn bon Politique doit auoir
trois considerations presque semblables dans les saignées & autres cures
qu’il fait sur le peuple. Vous auez donc à considerer Monseigneur, la minorité
du Roy, qui est la saison ; l’humeur & les dispositions du peuple, qui

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est le temperament ; & la misere generale, qui est l’estat de la maladie.

 

Le Card. Mais cette comparaison n’est pas parfaite, parce que le Prince a
des forces en main, par lesquelles il peut contraindre le corps politique, ce
que le Medecin ne peut pas faire au corps naturel.

Le Casuiste. Il est vray Monseigneur. Mais vous ne dites pas aussi que le
corps naturel tire par fois des secours non esperez de nature, qui repoussent
la maladie sans l’art & les remedes du Medecin, ce qui ne sçauroit arriuer
dans le corps Politique : parce que lors qu’vn peuple est pauure, il ne sçauroit
tirer de l’or de ses entrailles, & la force du Prince, comme vous disiez,
bien loing de soulager le mal, elle l’aggraue ?

Le Card. Comment se gouuernent le Turc & les Princes d’Italie, qui n’ont
que la force pour justice, & leur volonté pour raison.

Le Casuiste. Et croyez-vous Monseigneur, que Dieu n’ait pas plus de pitié
du peuple François qui l’adore, que des Mahometans & des Italiens, qui
attirent sa colere par leurs crimes contre nature ? Il supporte l’innocent &
chastie le coulpable.

Le Card. Mais vous auiez commencé vne comparaison que vous n’auez
pas poursuiuie.

Le Casuiste. Ie disois Monseigneur, que durant la minorité du Roy, vous
ne deuiez pas pousser l’authorité Royale plus loing que n’a iamais fait aucun
de nos Roys, qui n’ont pas creu regner en seureté, s’ils ne consultoient
les Loix & la Iustice : vous pouuiez bien demander tout ce qu’il vous plaisoit
au Parlement, mais non pas vous opiniastrer, & vser de violences dans
les refus qui estoient fondez sur la Iustice, & sur l’estat de la maladie & le
temperament du peuple, qui sont les deux autres parties de ma comparaison.
Le peuple estoit si malade, que c’estoit sa mort que de le saigner ; & pour
le temperament, vous sçauez que dés l’hyuer passé sa bile s’emeut vn peu,
& aux barricades, il n’est pas que vous ne vous souueniez, qu’il en ietta
beaucoup par vne crise de trois iours. Il me semble qu’vn bon Medecin n’eust
pas aigri cette humeur là, qu’il eust vn peu laissé faire nature, car les iours
estoient critiques aussi bien que les humeurs, ie diray mesme les esprits.

Le Card. Vous estes grand Medecin Monsieur. Mais vous auez cet aduantage
que la terre couure vos fautes & vos malades. Pleust à Dieu qu’il en
fust de mesme dans la Politique.

Le Casuiste. Il ne demeureroit gueres de monde en vie Monseigneur.
Mais c’est trop s’arrester sur vn point. Que diray-je à Messieurs du Parlement
pour les satisfaire sur l’affront qu’ils receurent lors qu’on leur refusa
audiance aux Gens du Roy, à leur premier voyage à saint Germain, qu’on les
fit demeurer exposez au sroid & au vent des heures entieres, & qu’on les renuoya
sans response fauorable & sans escorte ?

Le Card. Vous leur direz qu’alors i’estois trop en colere, & que pour ne
les point mal traitter, comme ie n’eusse pu m’empescher de faire, ie ne les
voulus pas voir.

Le Casuiste. Ils vous sont bien obligez Monseigneur, aussi vous en donnerent-ils
des effects de reconnoissance peu de temps apres, en vous declarant

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perturbateur du repos public, & vous bannissant du Royaume. Comment
goustastes vous cette nouuelle là Monseigneur ?

 

Le Card. Ie m’en mocquay, comme vn gros mastin fait du jappement
d’vn bichon, & mesme en fus bien aise pour authoriser ma colere, & tous les
maux que ie preparois à Paris : car ces Messieurs qui font Iustice, sçauent bien
qu’il est permis de repousser l’iniure.

Le Casuiste. Oüy Monseigneur, auec la proportion requise. Et si vous
voulez que ie vous donne vn petit plat de mon mestier là dessus, ie vous diray,
que la Loy de nature permet veritablement la propre defense, mais c’est
à condition qu’elle soit égale & proportionnée à l’attaque, & qu’elle n’excede
ny sa qualité ny sa mesure. Qui donne vn coup d’espée pour vn démenty,
ne se defend pas, mais se venge, & fait l’iniure au lieu de la repousser.
Quand il est question de raison & de justice, il faut raisonner & balancer les
choses. Si la Iustice a vn glaiue, c’est pour punir les criminels, & non pas pour
violenter la raison. IESVS-CHRIST exprima diuinement cette pensée,
lors que le soldat eut porté sa main sacrilege sur son visage adorable,Si i’ay
mal parlé, luy dit-il, rend témoignage du mal : & si i’ay bien parlé, pourquoy me
frappes-tu ? Ce Roy des Roys, & ce diuin Politique nous vouloit apprendre
par cét Oracle, que la raison doit estre combattuë par la raison, & que les matieres
de Iustice & de Police ne se decident pas à coups de main.

Le Card. Les volontez des Roys sont absoluës, il faut chastier les desobeïssants
& les infractaires, la Iustice n’est establie que pour les peuples.

Le Casuiste. Les Politiques respondront au mesme tribunal que les vignerons,
& leurs actions seront pour le moins aussi rigoureusement examinées.
Mais pour reuenir à nostre discours, il me semble que vostre Eminence
se deuoit contenter de s’esloigner de Paris, & mettre sa personne importante
en seureté.

Le Card. Il n’y auoit que la force qui peust mettre la personne du Roy
& de la Reyne en seureté.

Le Casuiste. Passe pour les termes Monseigneur, dites vous, ou le Roy, cela
ne fait rien à l’affaire. Mais traitter Paris de la sorte, comment le pouuiez
vous en conscience & en raison ? Il n’appartient qu’à Dieu seul à faire ces
grandes destructions, encore a-t’il sauué des Villes entieres pour dix hommes
justes, & Paris est plein de tant de bonnes ames ? Pourquoy enseuelir
l’innocent auec le coupable ? Il n’est pas iuste de faire vn mal pour qu’il en
arriue vn bien. Quand mesme vous eussiez en droit de mal-traitter quelques
particuliers, il ne falloit pas faire perir tout vn peuple.

Le Card. Vous retombez tousiours dans vos cas de conscience. Ne sçauez
vous pas qu’on applique le fer & le feu pour guerir vn malade ? Et mesme
vous autres, ne guerissez vous pas vos ames à force de ieusnes & de mortifications ?
Il faut parfois mal-traitter les peuples pour les rendre plus heureux.

Le Casuiste. Paris n’estoit pas si malade qu’il eust besoin de ces remedes violents.
Mais puis que ces raisons de conscience ne vous touchent point, il
me semble Monseigneur, que pour l’amour de vous mesme, vous ne deuiez
pas entreprendre cette affaire.

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Le Card. I’esperois que le pain manqueroit à Paris en deux iours de marché,
que le peuple murmureroit, & que le Parlement seroit contraint de
nous rappeller auec des conditions tres-auantageuses.

Le Casuiste. En des affaires de telle importance, il ne faut pas esperer, il
faut agir auec certitude. Il n’y en a point qui ait plus perdu que vous à cette
affaire là, & ie crois que ce vous est vne punition assez grande de n’auoir pas
reüssi.

Le Card. Il eust bien mieux valu que ie me fusse vn peu accommodé au
temps.
Mais pour vous dire vray, nous auons esté trahis, tout le monde
nous promettoit du secours, & ceux en qui nous auions plus d’esperance,
ont esté ceux qui nous ont manqué les premiers.

Le Casuiste. Vous fustes bien estonné quand Monseigneur de Longueville
& Monseigneur le Prince de Conty se vinrent ranger du costé de Paris.

Le Cardinal. Cela me surprit beaucoup.

Le Casuiste. Mais pourquoy accusastes vous par vne de vos lettres Messieurs
du Parlement, d’auoir intelligence auec les Espagnols ?

Le Card. C’estoit pour le rendre odieux au peuple, & si ie n’estois pas trop
loing de mon compte, vous voyez qu’ils luy ont du depuis donné entrée en
France.

Le Casuiste. Mais c’est lors que vous les y auez forcez, & si vous l’eussiez
pû attirer de vostre costé, ne l’eussiez vous pas fait ?

Le Card. Oüy-dea ? Mais Messieurs du Parlement n’en eussent-ils pas tiré
auantage contre moy, & n’eussent-ils pas declamé comme il faut. Monsieur
pour vous parler sainement des affaires, ie vous diray tout en deux mots ?
Entre personnes d’Estat toutes ces inuectiues & calomnies ne valent pas vn
clou à soufflet, ce sont les effects & la force qui font tout, les armes sont les
raisons des puissances. Si mon dessein eust esté de ruiner la France, comme
tout le monde m’accuse, il m’estoit tres-facile, car le petit desgast qu’on a
fait au tour de Paris.

Le Casuiste. Comment petit degast Monseigneur ? les Villages pillez, les
Temples prophanez, les Religieuses violées ?

Le Card. Oüy, que sçauez vous si elles n’en estoient pas bien aises ? peut-on
prendre vne fille par force ? Que vous estes encore bon homme ! Ie vois
bien que vous n’estes gueres sçauant en ces matieres-là, mais vous m’auez
fait perdre mon discours. Ie vous disois que si i’eusse eu dessein de ruiner la
France, il m’estoit tres-aisé. Car pouuez vous croire que l’Espagnol aime la
France ? ne sçauez vous pas le vieux prouerbe qui dit, timeo Danaos & dona
ferentes. Je crains les Grecs & particulierement lors qu’ils nous font des presents.
L’Espagnol qui voyoit vostre foiblesse & vostre timidité, vous fit offre
de toutes ses forces, pour vous encourager & allumer le feu. Mais si
nous n’eussions pas esté assez sages pour nous accommoder, ou que i’eusse
voulu faire deschirer la France de ses propres mains, croyez vous que l’Espagnol
n’eust pas fomenté nos desordres en secourant le plus foible party ? C’estoit
la son vray jeu.

Le Casuiste. Mais Monseigneur, il ne demandoit que la paix.

-- 38 --

Le Card. Ie le veux. Mais est-il seant & auantageux pour la France, que
nostre ennemy nous demande la paix en nous menaçant ? Il vaut bien mieux
que nous l’y forcions, que non pas qu’il nous y force, & puis ce n’estoit là
que le leurre. Ne sçauez vous pas le vers latin, quoy qu’on dise que ie n’en
sçache gueres, qui dit, tuta frequensque via est sub amici fallere nomen. C’est
vne voye ordinaire & asseurée de tromper sous couleur d’estre amy.

Le Casuiste. Si cela estoit vray Monseigneur, la France vous seroit bien
obligée.

Le Card. Ceux qui entendent le moins du monde les affaires, iugent bien
que nous ne pouuions tirer auantage de la continuation de nos troubles, &
que nostre bon-heur est bien mal appuyé, quand il n’a point d’autre asseurance
que la foy de nos ennemis. Enfin l’Espagnol n’est pas vn bon hoste en
France. Car ie veux que tout le plus grand mal qu’il nous eust voulu faire, ce
fust esté de nous contraindre à la paix ; cette contrainte nous auroit tousiours
esté desauantageuse. Mais son veritable dessein & son interest estoit de nous
engager dans vne guerre Ciuile, & profiter de nos desordres, comme il a fait
de tout temps, & comme nous auons profité des siens en Hollande, en Catalogne,
en Portugal & ailleurs.

Le Casuiste. Monseigneur, ie croy que si vous estiez asseuré de cela, vous
n’espargneriez pas la France. Ie dis ce que diront vos ennemis.

Le Card. Ie vous dis encore vne fois que l’Espagnol ne fut iamais amy de
la France.

Le Casuiste. Tellement que la France vous est infiniment obligée, auec
tous les maux que vous luy auez fait souffrir.

Le Card. I’ay traitté la France comme vn pere feroit son enfant. Ie l’ay
bien voulu chastier, mais i’eusse esté bien marry de la perdre. C’estoit mon
interest de me rendre maistre par la force, de Paris & du Parlement. Mais
de les liurer à vne guerre Ciuile & à l’Espagnol, i’aurois trouué ma perte auec
la leur. Et c’est la plus grande raison que ie puisse donner, que ie ne suis pas si
grand diable qu’on me fait.

Le Casuiste. Monseigneur, on est asseuré du mal que vous auez fait à la
France, mais pour le bien on n’en peut parler que par coniecture. Ie voudrois
pour l’amour de vostre Eminence, que chacun en fust certain, car ils
perdroient beaucoup de cette haine, & ne demanderoient pas auec tant d’animosité
vengeance contre vous.

Le Card. Ils ne me sçauroient faire tant de mal que ie m’en suis fait à moy
mesme par cette leuée de boucliers. I’ay tiré vn mousquet qui s’est creué
entre mes mains, & qui n’a fait du mal à personne qu’à moy & à ceux qui
estoient autour de moy. Pleust à Dieu que ie n’eusse iamais entrepris cela,
& que i’eusse accordé au Parlement par amitié, ce que ie suis maintenant
obligé d’accorder par force.

Le Casuiste. Mais comment esperez vous rentrer dans leur esprit, & pouuoir
demeurer en France ?

Le Card. Il faudra en tout ceder à la necessité, caresser mes plus grands
ennemis, faire la paix generale, soulager les peuples, reietter nostre chaleur

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de foye sur nostre temperament, & la constellation que nous ne pouuions
éuiter.

 

Le Casuiste. I’ay peur que tout cela ne vous sauue pas Monseigneur, tant
on est animé contre vous. On veut absolument que vous quittiez la France.

Le Card. Monseigneur le Prince iure, qu’il veut que ie mange mon saint
Crespin en France, puis que i’y ay gagné tout ce que i’ay. Et puis où veut-on
que i’aille ? Ie me suis rendu toute la terre odieuse, pour auoir esté trop zelé
pour la France, & on veut que ie me retire chez des ennemis que ie me suis
fait pour ses interests.

Le Casuiste. On dit Monseigneur, qu’ils ne vous haïssent que pour n’auoir
pas fait la paix.

Le Card. Tellement qu’ils me haïssent pour leur auoir fait la guerre, pour
leur auoir pris des Villes, pour les auoir battus, & tout cela à la gloire & au
profit de la France.

Le Casuiste. Vous y auez aussi trouué vostre petit compte Monseigneur.

Le Card. Vous reuenez à vos resueries. Il est question de iuger si i’ay seruy
la France ou ses ennemis, où veut-on que i’aille ? Faut aduoüer qu’on me
traitte auec beaucoup d’ingratitude. Si i’ay fait du mal, i’ay fait du bien, &
si i’ay enuie d’en faire. Si ie sentois ma conscience si noire, ie n’aurois garde
de demeurer en France, sçachant bien que tost ou tard on me donneroit mon
fait. Mais ayant dessein de changer de Politique, ie sçay que i’obligeray les
François à m’aimer. Que si ils trouuent mieux que ie ne me mesle aucunement
des affaires, qu’ils me laissent du moins viure en homme priué, puis
que c’est à son sujet que ie me suis rendu toute la terre ennemie. Et puis i’ay
tant d’obligations à la France, que ie ne la sçaurois quitter qu’auec regret,
c’est vn si bon pays, i’y ay fait ma petite fortune. Bref arriue ce qu’il pourra,
i’aime mieux mourir en France, que viure ailleurs.

FIN.

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Anonyme [1649], APOLOGIE POVR MONSEIGNEVR LE CARDINAL MAZARIN, TIREE D'VNE CONFERENCE ENTRE SON EMINENCE ET Monsieur ****** homme de probité & excellent Casuiste. , françaisRéférence RIM : M0_127. Cote locale : A_2_3.