Anonyme [1649], APOLOGIE POVR MONSEIGNEVR LE CARDINAL MAZARIN, TIREE D'VNE CONFERENCE ENTRE SON EMINENCE ET Monsieur ****** homme de probité & excellent Casuiste. , françaisRéférence RIM : M0_127. Cote locale : A_2_3.
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SVITE DE L’APOLOGIE
POVR MONSEIGNEVR
LE CARDINAL MAZARIN
SECONDE IOVRNEE.

Le Cardinal. VOVS sçauez qu’Orphée fut deschiré, parce qu’il aymoit
les garçons ; crime que ie dereste plusque la mort.
Mais comment soupçonner Orphée de ce peché abominable,
puis qu’il fut en Enfer pour requerir sa femme ? Il falloit qu’il
eust bien de l’amour pour elle.

Le Casuiste. Il y en a qui vont bien à tous les diables, pour de l’or & de
l’argent, qui est moins estimable qu’vne vertueuse femme ; mais le mal est
qu’ils n’en reuiennent pas comme fit Orphée.

Le Card. Mais quittons la fable pour reprendre l’Histoire. A quel point en
estions nous pour ma iustification ? ou pour mieux dire pour mes loüanges ?

Le Casuiste. Nous estions, ce me semble, sur cette grande calomnie qu’on
jette faussement sur vostre Eminence, que vous auez empesché la paix generale.

Le Card. Ie croy vous auoir amplement satisfait sur cette matiere-là.

Le Casuiste. Oüy, mais nous n’auons rien dit de la paix de Hollande auec
les Espagnols, qui est vne noire accusation contre vostre Eminence.

Le Card. Pourquoy ? Suis-je maistre des actions d’autruy ? I’ay fait tout ce
que j’ay pû pour l’empescher.

Le Casuiste. Et quoy encore, Monseigneur ?

Le Card. I’ay fait parler nos Ambassadeurs des grosses dents.

Le Casuiste. Ces gros beuueurs de biere ne s’estourdissent pas pour le
bruit, il falloit leur donner de bonnes pensions.

Le Card. Ie leur baise les mains. Mille pistoles me valent plus que l’amitié
de ces gens-là. Ce n’est pas que ie n’aye bien fait éuader de l’argent sous ce
pretexte, car c’est dequoy ie ne rends compte à personne que l’argent des
pensions. Parce que ie m’excuse tousiours de nommer les personnes, sur ce
que ie dis qu’ils me l’ont fait jurer, qu’ils sont en credit auprés de leurs Princes,
& que de les descouurir ce seroit les ruïner, & les affaires de la France
pareillement, à qui les pensionnaires rendent des seruices d’autant plus importants,
qu’ils sont en authorité & en estime de probité aupres de leurs
Maistres.

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Le Casuiste. Vn homme qui seroit deuin sauueroit tout cét argent-là.

Le Card. L’on sauue bien l’argent, & si l’on n’est pas deuin.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, la paix de Hollan de a bien augmenté les
forces d’Espagne, & arresté le courant de nos victoires de Flandre. Outre
que la paix auroit esté bien plus auantageuse pour nous, si nous l’eussions
faite conjoinctement auec les Hollandois.

Le Card. La Flandre estoit perduë, si les Hollandois eussent continué à la
battre auecque nous. Mais ils ont fait leurs affaires & moy les miennes. Pour
ce qui est de la paix, ie vous ay desia monstré, que c’est l’escueil où doit eschoüer
la grandeur de la France, & de ses colomnes qui soustiennent les Ministres
comme moy.

Le Casuiste. L’on vous accuse, Monseigneur, d’auoir tiré de l’argent de
l’Espagne & de la Hollande, pour consentir à cette paix-là.

Le Card. Les faut laisser dire, Dieu sçait la verité. Ie serois furieusement
riche à leur compte.

Le Casuiste. Ils disent bien dauantage, ils soustiennent que vous auez touché
de l’argent de la Suisse, & de la Franche-Comté, pour ne point attaquer
Dole, & les autres places de cette Prouince-là.

Le Card. Pourquoy les Suisses ?

Le Casuiste. C’est qu’ils craignoient, disoient-ils, d’estre nos voisins, parce
que vous voulez battre tout le monde si on ne vous donne de l’argent ; &
qu’ils voyent combien vostre amitié couste cher aux Fran-Comtois. Mais
pourquoy espargner la Franche-Comté, qui est vne Prouince d’Espagne ?

Le Card. Pour obliger les Suisses.

Le Casuiste. Mais pourquoy tant obliger les Suisses ?

Le Card. Pour m’en seruir au besoin. Ne voyez vous pas que sans les
Estrangers ie serois perdu ? Les François sont si accoquinez à ce chien de Paris,
qu’ils ne voudroient pas y auoir fait le moindre tort.

Le Casuiste. Les blasmez-vous de cela, Monseigneur ? Ils sont de mesme
Patrie, de mesme Religion, & ont le mesme interest.

Le Card. Et moy j’ay ma Patrie, ma Religion & mon interest.

Le Casuiste. Mais l’on tient qu’ils vous veulent abandonner.

Le Card. Oüy, ce sont des gens à l’argent aussi bien que moy, point d’argent
point de Suisse, & moy ie dis point de Suisse, plustost de l’argent.

Le Casuiste. Cela seroit bien preiudiciable à la France, car ie crois qu’il y a
plus de vingt-mille Suisses sous les armes en France, tant en campagne que
dans les garnisons ; & ils ne manqueront pas d’aller prendre party en Espagne.
C’est vne querelle d’Allemand, qu’ils nous ont là faite pour nous quitter,
ou bien c’est pour seruir les Parisiens.

Le Card. Il n’y a non plus de raison à ces gens-là, qu’à des Suisses.

Le Casuiste. Vous condamnez en eux ce que vous estimez en vous mesme.
Vous les appellez bestes, parce qu’ils aiment l’argent. Pourquoy voulez-vous
que la mesme passion vous donne la qualité de Sage ?

Le Card. Ces brutaux-là, ne meritent pas d’auoir de l’argent, ils ne sçauroient
pas bien l’employer.

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Le Casuiste. Mais s’ils quittent la France ?

Le Card. Nostre argent vaut mieux que leur amitié, ie la quitteray bien
aussi, quand il n’y aura plus rien à faire.

Le Casuiste. Ie suis marry pour l’amour de vostre Eminence, que vous auez
tant attaché vostre cœur à ce metail, cela a esté & sera la seule cause de
vostre ruïne.

Le Card. Vous sçauez que l’argent peut tout, de façon que pour se rendre
puissant, & mettre les autres dans l’impuissance, il faut s’enrichir à leurs
despens.

Le Casuiste. Il y a pourtant de la moderation à obseruer. Car si vous tirés
du sang d’vn corps trop attenué, il n’en viendra point, & si vous le ferez
mourir.

Le Card. C’est vne chose si charmante, que de voir remplir ses coffres de
Loüis & de pistoles, qu’on n’a pas toutes ces considerations-là ; & puis ma
recolte deuant finir auec la minorité, il falloit que ie joüasse de mon reste.

Le Casuiste. Vous ne deuiez du moins iamais choquer Messieurs du
Parlement.

Le Card. Oüy, si j’eusse veu qu’ils eussent détaché leur interest de ceux du
peuple : car vous ne deuez pas croire que j’eusse esté si sot que de les choquer,
s’ils eussent voulu authoriser les Partisans. Et c’est ce que vous leur deuez
dire, pour leur tesmoigner que ie leur suis seruiteur, & qu’encore à present
ie les espargneray à pareille condition.

Le Casuiste. Ie crois que ce n’est pas d’auiourd’huy que vous auez tenté leurs
consciences.

Le Card. Sont de belles gens! que pensent-ils faire d’obliger vn Peuple !

Le Casuiste. Sauuer leurs ames & gagner le Paradis.

Le Card. Qui a de l’or, va où il veut.

Le Casuiste. Monseigneur, puisque nous sommes insensiblement tombez
sur les affaires presentes, donnez-moy, ie vous prie, les moyens de iustifier
vos dernieres actions.

Le Card. Dequoy se plaignent ces Messieurs ?

Le Casuiste. Ils appellent la bataille de Lens, la bataille des Partisans. Ils
disent qu’elle fut donnée à contre-temps, que nous n’en auions aucunement
besoin, que nous la deuions perdre par toutes les apparences, que le gain de
la bataille ne nous pouuoit estre auantageux, & que la perte nous pouuoit
ruïner, comme nous auons veu par la suite qui ne nous a rien apporté
de bon. Mais ce qu’ils disent de plus calomnieux, est que vôtre dessein estoit
de la perdre.

Le Card. Si ie l’eusse voulu perdre, ie ne l’aurois pas gagnée. Tellement
que faire bien ou mal, c’est toute la mesme chose. Ie veux essayer si à leur faire
du mal, j’entreray plus auant dans leur amitié & dans leur estime.

Le Casuiste. Ils disent que si vous eussiez eu des Generaux faits à vostre badinage,
comme le feu Cardinal, vous leur eussiez donné ordre de se laisser
battre & de fuir. Mais que vous n’osiez faire ces propositions-là à vn Prince,
qui ne sçait que commander, & deteste des laschetez de cette nature ; Mais

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que vous esperiez le succez de vostre dessein de la foiblesse de nostre armée, &
des auantages de l’ennemy.

 

Le Card. Ie vous confesse bien que cette bataille-là fut vne intrigue de la
Cour, & entre vous & moy ie vous aduoüeray que j’eusse mieux aimé la perdre,
que de la gagner, quoy que j’attendisse de l’auantage de l’vn ou de l’autre
succez. Car ie disois, si nous perdons la bataille, l’Espagnol approchera de
Paris, jettera l’espouuante dans le cœur du Bourgeois, par le rauage qu’il
fera dans la Picardie, & les Parisiens seront dans vne semblable alarme, qu’ils
furent lors du siege de Corbie, le feu estant à leurs portes, ils ouuriront volontiers
leurs bourses pour l’esteindre, il faudra de l’argent comptant, personne
n’en aura que les Partisans, & par ainsi, il faudra que la prudence &
justice de Messieurs du Parlement cede à la necessité, & restablisse ces fideles
limiers qui vont descouurir la proye, pour me l’apporter. Si de l’autre
costé ie gagnois la bataille, me voila puissant, & ie pourray vser de
force pour reduire ceux qui seront durs à la desserre.

Le Casuiste. Vos affaires eussent pourtant mieux reüssi, si vostre Eminence
eust perdu la bataille.

Le Card. Il est vray, mais le mal-heur a voulu que nous l’ayons gagnée. Ce
n’est pas que ie n’esperasse quelque bon succez de nostre Te Deum, qui estoit
tousiours vn fruict de cette bataille. Et de fait ie fis saisir ceux que ie jugeois
apporter plus d’obstacle à mes desseins.

Le Casuiste. Vous ne pouuiez rien esperer de bon d’vne profanation si publique,
outre que vous attiriez l’indignation de Monseigneur le Prince,
de qui vous ternissiez la gloire, en profanant les Saintes Ceremonies de son
triomphe.

Le Card. Il est vray que le pcuple est fort sensible en ce qui regarde la Religion,
mais cela se fit apres la Ceremonie.

Le Casuiste. C’estoit tousiours trahir la foy publique, & donner à croire
que vostre action estoit iniuste & vostre authorité foible, de vous seruir ainsi
de surprise & de profanation pour faire deux prisonniers.

Le Card. Si j’eusse pensé que les choses eussent succedé de la sorte, ie me
serois bien gardé de le faire.

Le Casuiste. Monseigneur, vous deuiez imiter ces pilotes, qui estans
dans vn foible vaisseau, & voyans la mer esmeuë & le vent contraire, ne
laissent pas de s’en seruir pour gagner le port, non pas en se roidissant contre
la force des vagues & du vent ; mais bien s’accommodant à leur impetuosité,
& n’en tirant du seruice qu’à la desrobée ; De mesme voguant comme vous
faisiez, Monseigneur, dans le fragile vaisseau de la minorité, & voyant cette
mer Parisienne esmeuë, & le Parlement vn peu contraire, vous ne deuiez
iamais vous roidir, & ne profiter que de vostre addresse & de la France,
que comme à la desrobée.

Le Card. Vous ne dites pas que j’ay esté trahi, que plusieurs feignoient d’estre
d’intelligence auec moy, pour m’engager à faire vn pas de Clerc, lesquels
m’ont manqué au besoin, & m’ont tousiours rendu les choses plus belles,
qu’elles n’estoient.

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Le Casuiste. Vn bon esprit se doit deffier de tout ? N’y a-t’il point de Parlements
qui vous ayent joüé la piece ?

Le Card. Et oüy, ce sont eux qui m’ont jetté le chat aux jambes, & qui sont
à present les plus animez contre moy.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, vostre Eminence fut bien estonnée,
quand elle oüyt nouuelle des barricades.

Le Card. Ie ne m’attendois pas à cela.

Le Casuiste. Quelle pensée eustes-vous d’abord ?

Le Card. Ie n’en eus aucune. Mais comme si j’eusse esté frappé d’vn coup
de foudre ie demeuray immobile, & estois en vie, sans sçauoir que ie fusse
viuant, vn glaçon se glissa plus viste qu’vn trait d’arbaleste par toutes mes
veines, puis mes esprits estans vn peu reuenus, vne sueur tiede me couurit
le corps ; Quand les fonctions vitales se furent vn peu remises, elles ne seruirent
qu’à donner vn peu de force à mon imagination troublée, qui me representoit
le massacre du Marquis d’Ancre. Ie voyois ce me sembloit entrer
vne populace enragée dans le Palais Royal, & sans auoir esgard au respect
qu’ils doiuent à la Majesté, se jetter sur moy, comme vn million de corbeaux
sur vne charogne, & me tourmenter dans les parties les moins mortelles,
pour auoir plus de temps à assouuir leur rage & leur vengeance ; Ces pensées
me mirent en vne espece de frenesie, où ie dis cent extrauagances, que
ie suis honteux de vous redire.

Le Casuiste. Fustes-vous long-temps en cet estat-là, Monseigneur ?

Le Card. Vne demie heure.

Le Casuiste. Et en suite ?

Le Card. Quoy que ces violentes secousses & agitations de l’ame m’eussent
vn peu debilité les esprits & le corps, je ne laissay pas de m’exciter comme
vn taureau qui se donne de la teste contre vn arbre, pour s’animer au combat,
ie rappellay tout ce que j’auois de courage, & me resolus par vne genereuse
fuite de mettre ma personne en seureté.

Le Casuiste. Quel iour arriua cela, Monseigneur ?

Le Card. Le Mercredy. Mais il faut que ie vous die, que lors que ie vis arriuer
Monsieur le Chancelier, qui portoit sur son visage pasle & deffait toute
l’horreur de la mort, il m’arriua comme à ces femmes sujetes au mal de
mere, qui en sont atteintes, si-tost qu’elles envoyent vne autre en pareil estat,
mon saisissement & ma frenesie recõmencerent, & contre l’aduis de plusieurs
ie dis qu’il falloit rendre Mr de Broussel & de Blasmeny, & ce au plus viste.

Le Casuiste. Dormistes-vous bien, Monseigneur, la nuict suiuante ?

Le Card. Nous estions bien dans vn estat de dormir. N’auez-vous iamais
esté sur la mer dans vne tempeste, lors que les vents & les flots luttant les
vns contre les autres, esbranlent le fondement des rochers, les eauës du
Ciel se meslent auec celles de l’Ocean, & le feu qui paroist entre deux, represente
l’image de ce chaos, où les Elemens estoient dans vn monstrueux
meslange : Cependant le Dieu Neptune, les Tritons & les Sirenes se cachent
au plus creux de leurs antres, craignant que Iupiter ne descende du
Ciel pour tirer vengeance des violences qu’ils ont exercées sur les mortels,

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& reprendre de viue force auec leurs vies, toutes les richesses que cét Element
a englouties par tant de naufrages.

 

Le Casuiste. Ie ne voudrois pas Monseigneur, que vos ennemis vous entendissent
faire cette comparaison-là. Pour la premiere partie, il n’y a rien
qui vous pust faire tort ; car par cette tempeste que vous décriuez, vous representez
ce grand tumulte, le Bourgeois en armes, & escumant de dépit &
de vengeance. Mais par la descente de Iupiter on pourroit bien entendre la
Iustice, & par la crainte des Dieux marins pour la punition de leurs cruautez
& voleries, celle que vostre Eminence peut auoir pour les fausses accusations
que ses ennemis font contre-elle. Et le Ieudy Monseigneur ?

Le Card. Ce fut encore pis. N’auez vous iamais leu le sac de Troye dans
Scaron ? C’estoit presque la mesme chose. Il me sembloit que i’entendois
mon bon homme de Pere qui me disoit, comme Anchise fit à son fils Ænée,
Eia age nate fugam, teque his, ait, eripe flammis. Sauue-toy mon pauure fils.
Il me vint vne pensée de me trauestir comme il fit, & me mesler parmy les
Bourgeois pour me sauuer plus asseurément : car ie craignois que l’on n’inuestist
nostre Palais de tous costez, & ne trouuois pas beaucoup d’asseurance
sur les Gardes Françoises & Suisses ; Vous eussiez veu tous les Partisans
autour de moy armez comme des Hectors, qui juroient qu’ils vendroient
cherement leurs vies. Le Grand-Maistre les encourageoit, disant qu’il auoit
tué le Syndic des Crocheteurs, & qu’il en auoit mis cinq cens en fuite.

Le Casuiste. Et à vostre or & à vos ioyaux n’y songiez-vous point ?

Le Card. C’estoit ce qui m’inquietoit le plus. Ha pleust à Dieu que i’eusse
pü passer les Barricades inuisible, comme fit Ænée auec ses Dieux tutelaires !

Le Casuiste. Vous eussiez seurement emporté vostre Idole ; mais vous n’eussiez
pas eu les reins assez forts pour porter vostre Pere & vostre argent, comme
Ænée fit Anchise & ses Dieux Penates.

Le Card. En ce cas-là, i’aurois sauué mon Dieu, & abandonné tout le
reste.

Le Casuiste. Les Diuinitez doiuent tousiours estre preferables aux choses
mortelles, & à vous principalement qui auez vne dignité Ecclesiastique ; &
tous vos Italiens que faisoient-ils, que disoient ils ?

Le Card. Ils estoient autour de moy comme autant de poules moüillées, &
croyoient estre au dernier iour de leur vie. L’Abbé Mondin ne songeoit plus
au monde, & se repentoit d’auoir esté si mondain. Toutes les femmes éplorées
s’attachoient aux hommes, & protestoient qu’elles ne les quitteroient
point, qu’il falloit qu’ils les defendissent, les plus vaillans en auoient vne
douzaine à leur queuë. Toutes les voutes du Palais retentissoient de cris &
de gemissemens, & chaque fois qu’vn Bourgeois essayoit son mousquet,
vous eussiez dit que c’estoit le coup de la mort, que tout le monde receuoit
dans ce desolé Palais, les plus constipez n’auoient pas besoin d’Apoticaire
en ce temps-là, la crainte faisoit des operations merueilleuses, & l’on tient
qu’il y en eut beaucoup qui furent gueris de la gravelle.

Le Casuiste. On m’a dit Monseigneur, que si j’y eusse esté, i’eusse bien gagné

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de l’argent pour oüir les Confessions.

 

Le Card. On se mocquoit de vous ; mais les Notaires y fussent deuenus
riches, pour y faire des testaments.

Le Casuiste. Mais encore ne vous venoit-il iamais des remords de conscience
de tous vos pechez passez ?

Le Card. Non. Mais ie me repentois bien fort & auec beaucoup de componction,
d’auoir tenté le dessein du Te Deum. Ie deputay des Courriers
pour aduertir qu’on ne menast pas plus loin Monsieur de Broussel, iusques à
ce que l’on en eust receu de nouueaux ordres.

Le Casuiste. Vous fustes bien raui, quand vous vistes arriuer le Parlement
en corps, dans vostre Palais.

Le Card. Si l’on eust suiui mon conseil, fort peu s’en fussent retournez,
le pis qui nous en eust pû arriuer, ç’eust esté de nous retirer de Paris comme
nous auons fait du depuis pour moindre sujet.

Le Casuiste. Pour le faire court, vous accordastes tout à ces Messieurs.

Le Card. Ie leur aurois encore accordé dauantage, dans l’estat où j’estois.
Quand on ne sçauroit perdre son ennemy, il le faut caresser ; mais ce que
ie leur gardois n’estoit pas perdu.

Le Casuiste. Mais pourquoy quitter Paris, apres que tout fut appaisé ?

Le Card. I’estois bien-aise de parler aux Bourgeois de Paris hors de la
portée de leurs mousquets, puisque la populace est vne beste farouche, à
qui il ne se faut pas fier. Et puis ie leur voulois faire sentir que ie les pouuois
rendre malheureux en leur ostant la Cour & le Roy, & en vn mot les menacer
tacitement des maux que ie leur fais souffrir à present, s’ils ne se remettoient
sous mon obeïssance.

Le Casuiste. Cela vous reüssit fort bien, car le Parlement vous fit tant de
soumissions, qu’il vous obligea de retourner à Paris. Mais vostre Eminence
ne craignoit-elle pas le retour Italien ?

Le Card. Non, les François n’ont pas assez d’esprit pour cela.

Le Casuiste. Si est-ce que vostre Eminence prit des gardes à son retour, &
ne sortoit que fort rarement.

Le Card. Il fait tousiours bon se tenir sur ses gardes, & puis il y a de la Majesté
à se monstrer rarement au peuple, comme font nos Roys en Espagne.
Mes gardes aussi sentoient ie ne sçay quoy de grand.

Le Casuiste. Vous ne sçauriez croire, Monseigneur, combien ces gardes
vous ont attiré la haine du peuple.

Le Card. I’aimois mieux estre asseuré contre leur haine, que d’estre dans
l’apprehension auec leur amitié.

Le Casuiste. Il est vray qu’ils disoient, avoir assez de sujet d’ailleurs de
vous haïr.

Le Card. Ie leur en donneray bien dauantage.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, puisque vous auiez ce dessein-là,
pourquoy retourner à Paris, & vous mettre au hazard d’estre assassiné tous
les iours ?

Le Card. Il falloit que j’y retournasse pour prendre mieux mon temps &

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mes mesures, & pour tirer de Paris petit à petit les richesses que moy & mes
adherants y auoient.

 

Le Casuiste. Il semble pourtant, Monseigneur, que vostre Eminence eut
bon dessein, de s’accommoder auec le Parlement, & soulager le peuple.

Le Card. Il est vray que ie leur accorday vne Declaration qui contenoit la
reforme des desordres publics ; mais c’estoit bien loing de ma pensée qu’elle
fut mise, en execution : car, si vous vous en souuenez, elle fust aussi-tost enfreinte
que publiée, & toutes les Conferences que ie fis faire deuant & apres,
ne tendoient qu’à esbloüir ces grandes lumieres du Parlement par vne apparence
de bonne intention.

Le Casuiste. Cette toile-là n’estoit qu’vne toile d’araignée, ils ne voyoient
que trop clair dans vos desseins : mais ils estoient bien-aises de vous faire cracher
tout vostre venin, pour en composer vn antidote contre de plus grandes
attaques. Car c’est toutes ces fourberies qui ont acheué de vous ruïner
dans l’esprit du peuple & des gens de probité : Et de cette Declaration que
vous addressastes à la Chãbre des Comptes, quel conseil estoit-ce encore-là ?

Le Card. C’estoit vn coup d’importance s’il eust reüssi, & ce fut pourquoy
ie leur accorday la premiere Declaration : & leur eusse bien encore accordé
dauantage, pour obtenir celle-cy. Car en restablissant l’vsage des prests
& des auances, & le credit des gens d’affaires, ie pouuois tirer vne bonne
somme d’argent en peu de temps, pour executer le dessein que ie meditois,
& foüetter Paris de ses propres verges.

Le Casuiste. Cela pourtant vous a mal reüssi.

Le Card. Ie n’ay pas laissé pourtant d’en tirer pied ou aisle.

Le Casuiste. Ne vous tardoit-il pas bien, Monseigneur, de sortir de Paris ?

Le Card. Oüy vrayement, & n’eust esté l’argent ie n’y serois pas reuenu
dés la premiere sortie ; mais cette leuée de bouclier des Parisiens vous surprit
vn peu. Ie n’aimois pas aussi d’entendre abbayer apres moy ces harangeres, &
le reste de la populace, qui ne me promettoit riẽ de bon ; outre que nostre vray
jeu estoit de commencer d’inuestir Paris au commencement de l’Hyuer :
car le Printemps venu, nos affaires sont faites, le sang boüillira dans les veines,
les ennemis de dehors nous attaqueront, & l’argent nous manquera.

Le Casuiste. Mais, Monseigneur, pour le faire court, vous sortistes de
Paris la veille des Roys, & pourquoy ce iour-là ?

Le Card. C’estoit nostre feste, le Roy en estoit vn, car du moins luy en
faut-il laisser le nom, moy l’autre, & Monsieur le Prince le troisiéme, car
ie ne sçaurois ranger cét esprit-là, & particulierement depuis que i’ay affaire
de luy ; mais quelque mousquetade m’en deffera, s’il plaist à Dieu.

Le Casuiste. Vous fistes sortir le Roy sans tambour & sans trompette.

Le Card. Oüy, il falloit le faire publier au Prosne, Pour attirer encore trois
cent mille hommes au Palais Royal. C’estoit le plus grand plaisir de prendre
toutes ces femmes au lict dans leur premier somme(car personne n’en sçauoit
rien le soir precedent) ie pris moy mesme la peine de les aller esueiller dans
toutes les chambres, ne voulant pas m’en fier aux filles de chambre, j’heurtois
à leurs portes comme vn perdu, & criois, Ouurez de par le Roy, à d’autres

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ie disois, le feu est au Palais Royal, toutes celles que ie surprenois sans masques
& sans gans cirez, ie leur disois, ho ho Madame, il y a apparence que
vous ne couchez pas seule. Ie descouurois les toiletes, pour voir si elles
auoient conserué les presents que ie leur auois faits. Mais tout en riant ie
mis l’alarme dans le Palais Royal. Les vnes demandoient si c’estoit les barricades,
les autres de quel costé estoit le feu, & chacune s’armoit de son pot
de chambre contre cét element qui n’obeït qu’à l’eau. Vous n’auez iamais
veu vne pareille confusion, quand le feu eust esté dans leurs cheminées, elles
n’en eussent pas fait dauantage. On ne s’amusoit point à plier les hardes, on
les entassoit pesle-mesle dans les coffres, & en moins de rien tout le monde
fut prest à partir. Tout ce qui nous donna le plus de peine, fut de faire resoudre
le Roy à partir, car il n’est pas si enfant que le monde s’imagine.
Lors que ie luy portay la parole qu’il falloit se leuer & sortir de Paris, il me
demanda pourquoy ? Ie luy dis, que les barricades alloient recommencer.
Il me répondit fort bien qu’il ne les craignoit pas, & qu’on luy auoit dit que
les Parisiens l’aimoient bien, & crioient tousiours Viue le Roy. Ie luy dis
qu’ils le vouloient mettre en prison. Il dit qu’il ne le croioit pas. Enfin ie
ne sçauois par où prendre ce petit esprit, & reuins faire mon rapport à la
Reyne de tout cela, l’asseurant que si sa Majesté n’y alloit elle mesme, le Roy
estoit resolu de ne pas quitter Paris. La Reyne y fut sur l’heure, & l’ayant
trouué peu susceptible des apprehensions que ie luy donnois, elle luy dit en
l’embrassant : He quoy mon fils, vous ne voulez pas suiure vostre mere ?
Nous reuiendrons dans deux ou trois iours. Ces caresses accompagnées de
larmes & de toute la puissance de la nature, l’emporterent sur l’esprit du
Roy, & d’autant plus aisément qu’il a le naturel fort bon, & tesmoigne
en toutes rencontres, que si en bien obeïssant on apprend à bien commander,
il doit vn iour estre le meilleur Roy du monde.

 

Le Casuiste. Et Monseigneur le Duc d’Anjoune vous fit il point de peine ?

Le Card. Non, car deux coups de fouët l’eussent bien fait marcher. Mais
il nous fit bien rire, & i’ay peur que quelqu’vn luy eust fait sa leçon.

Le Casuiste. Ne le prenez pas là, c’est tout feu que ce petit esprit.

Le Cardinal. Il nous disoit, Vrayment Monsieur le Cardinal n’est-pas
mal plaisant, de nous faire ainsi traitter pour ses beaux yeux, voila encore
vn bel homme, nous faire leuer à deux heures apres minuit. Mais pourquoy
nous en allons nous ? & où allons nous ? Je luy disois : Les bonnets quarrez
vous viennent prendre pour vous mettre en prison. Oüy vous Monsieur,
ce disoit-il, que ne rendez vous tout l’argent que vous auez pris à maman
& à mon frere ? Taisez vous petit garçon, vous aurez le foüet, qui vous a
appris ces nouuelles-là ? Ne le voy-je pas bien : Vous en iriez vous de Paris
pour rien ? Il n’y a que les voleurs qui vont de nuict. Vous estes vn petit
babillard, leuez vous seulement. Hé Monsieur le Cardinal laissez moy dormir.
Ie vous donneray vne pistole, ne ferez vous rien pour l’argent ? Ie vous
feray donner le foüet. Monsieur le Cardinal voulez vous venir au Parlement,
pour voir qui l’aura plus merité de nous deux ? Ie le diray à vostre
maman. Vous faites bien l’entendu, parce que maman est pour vous. Sans

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elle pensez vous que me feriez leuer ? Sans tant de cacquet petit garçon leuez.
vous vistement. Ie vois bien que vostre Eminence a haste. Les bonnets
quarrez vous mettent bien la puce à l’oreille. Si vous ne vous en allez bien
viste gare la bourse. Il m’en dit encore bien d’autres, cela me faisoit rire &
si cela ne me plaisoit pas trop.

 

Le Casuiste. Monseigneur les fols & les enfans disent souuent la verité.
Mais enfin vous sortistes de Paris ; & vous vous arrestastes quelque part.

Le Card. Nous allasmes gagner la porte de la Conference, pour y entrer
en conference, sçauoir si nous demeurerions quelque temps dans le
Cours ou non, enfin il fut resolu, que nous y attendrions quelques personnes
de marque, qui n’estoient pas encore aduerties de nostre depart, &
que cependant il y auroit dix ou douze hommes à cheual, qui iroient descouurir
l’estat de Paris & nous en aduertiroient.

Le Casuiste. Vous me faites resouuenir du rendez-vous du bon homme
Ænée & de ses compagnons sur le Mont Ida, la nuict du sac de Troye.
Mais comme en s’écartant de sa femme, il perdit son support & sa consolation,
de mesme le Roy s’écartant de sa Iustice où est son vray lict nuptial,
il a perdu son plus grand support & sa plus grande consolation.

Le Card. Cette femme n’est pas perduë, le Roy la reprendra quand il
voudra.

Le Casuiste. Vous approuuez donc le concubinage Monseigneur, &
croyez qu’il soit licite aux Roys d’abandonner leur lict de Iustice ? Il est vray
que vostre Politique est vne vraye adultere, qui conçoit dans le peché &
n’engendre que des monstres.

Le Card. Brisons là dessus Monsieur, & permettez que ie vous dise les
pensées & les agitations d’esprit, que i’eus vne heure entiere que nous
fusmes dans le Cours, cependant que la Reyne escriuoit aux flambeaux à diuerses
personnes de condition, qu’elle vouloit aduertir de sa sortie.

Le Casuiste. Que faisiez vous cependant Monseigneur ?

Le Card. Ie me pourmenois à grands pas le long de la riuiere, & m’arrestois
par fois tout court en me tournant, pour regarder, comme la femme
de Loth, cette Sodome que ie venois de quitter.

Le Casuiste. Pourquoy appellez vous Paris Sodome Monseigneur ? On
dira qu’elle n’est telle que depuis que vous & vostre nation Italienne s’y
sont habituez.

Le Card. Sodome ou non, ie luy souhaittois le mesme sort, & disois en
moy mesme, en iettant les yeux fixement vers la place Dauphine. Tu reposes
Ville ingrate, mais que ton sommeil puisse-il estre eternel. Ha que le silence
dans lequel ie te vois, est bien different de cette nuict tumultueuse où
tu me donnas tant d’alarmes, & plus de fois le coup de la mort, que ie ne
vois d’estoilles au firmament ! Tu dors Hydre à tant de millions de testes, toute
enseuelie de vin & de sommeil. Et puis regardant le cheual de bronze,
Que ce cheual disois-je, ne t’est-il aussi fatal, que celuy de Troye, que ne
peut-il enfermer autant de soldats, qu’il en faut pour te saccager ?

Le Casuiste. Vous feriez bien l’Vlysse Monseigneur, car vous sçauez qu’il
estoit surnommé le Rusé.

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Le Card. Ie ferois encore mieux le Sinon, si ie n’estois pas connu. Et ie
poursuiuois, Que cette Isle n’est-elle l’Isle de Tenedos, où j’aye vne puissante
armée ? Ha qu’elle est aduantageusement située proche du Palais, que ie
saccagerois auec autant de cœur que les Grecs firent celuy du Roy Priam ; &
vous Madame Hecube la Iustice, qui y presidez auec tant d’arrogance, que ie
prendrois de plaisir à vous violer !

Le Casuiste. Vous l’auez des-ja tant de fois violée, & luy auez tant de fois
promis mariage, si vous ne l’espousez il n’y a point de Paradis pour vous.

Le Card. Que i’arrouserois volontiers nos Lys, sur lesquels ces Catons
ont l’honneur de s’asseoir, du sang que ie tirerois de leurs veines, en les esgorgeant
entre les bras de Madame Astrée !

Le Casuiste. Monseigneur, sçauez vous bien que vous offenciez Dieu à faire
toutes
ces imprecations là, & à entretenir de si mauuaises pensées ?

Le Card. C’est vne espece de contentement de souhaitter du mal à ses ennemis.
Mais pour continuer de vous dire les resueries que i’auois cette
nuict là, ie retirois quelquefois les yeux de dessus Paris, en me retournant
vers le carrosse du Roy, & disois, Que ie suis sot de souhaitter du mal à cette
detestable Cité ! Me suis-je pas assez vengé, en luy enleuant son Ange Tutelaire,
ce feu sacré des Vestales qui maintenoit le bon-heur des Romains,
en vn mot leur rauissant le Roy, dont l’absence ne leur promet rien moins
qu’vne guerre Ciuile ? Ie suis trop puissant, puis que ie suis maistre de sa personne,
& sous son authorité, ie veux faire perir par vne lãguissante mort, cette
Hydre que la force ne sçauroit abbatre. Quelquefois attachant ma veuë
sur la riuiere, ie disois, Que ne puis-je prendre mon poste à Charenton ou à
Corbeil ? Ie m’estudierois à empoisonner les eaux & les poissons, pour me
venger de cette detestable engeance. Mais aussi n’aurois-je pas le contentement
que ie gousteray à saint Germain, lors que ie te verray toute couuerte
des corps morts des Parisiens, pour seruir de pasture aux Monstres de la
mer, comme ils auront serui de victimes à ma vengeance.

Le Casuiste. Les Monstres s’obligent les vns les autres, ceux de la terre se
repaissent du sang, & donnent la chair à ceux de la mer.

Le Card. Voila bien rencontré, comme s’il n’estoit pas honorable & licite
d’exterminer des canailles.

Le Casuiste. Monseigneur les autres objets ne fournissoient-ils point
d’autres belles pensées à vostre indignation ?

Le Card. Ie les rejettois souuent, pour songer aux mesures que ie deuois
prendre, pour conduire nostre dessein. Mais vous qui estiez dans Paris, ne
se doutoit-on point de nostre depart ?

Le Casuiste. Non Monseigneur, mais comme vous sçauez que ie m’amuse
quelquefois à resuer la nuict, ie mis la teste à la fenestre, & iettant l’œil vers
le Ciel, ie vis vne Comete sanglante, qui du costé de la Iudée, tiroit vers
saint Germain. Ce n’est pas là dis-je, l’Estoile qui conduisit les trois Roys à
Bethleem, car celle-là s’en esloigne, & si ne promet-elle que de la guerre &
du carnage. Vous estiez l’vn de ces trois Roys Monseigneur, qui suiuiez la
toute de cette Comete ; mais estoit-ce vous qui portiez l’or ?

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Le Card. Oüy, & le Roy portoit la myrrhe, & Monsieur le Prince l’encens.

Le Casuiste. C’est à dire que vous aurez tout le profit de ces desordres,
le Roy toute l’amertume, & Monsieur le Prince toute la fumée, ie veux dire
la gloire.

Le Card. Est-ce là tout ce que vous auez à me dire ?

Le Casuiste. Non, ie vis des Monstres s’esleuer au dessus des eaux de la
Seine, qui estoient couuerts d’escailles trenchantes & pointuës, qui auoient
les queuës en formes d’hallebardes, & comme vne fraize de tuyaux semblables
à des pistolets. Ie vous proteste que cela me donna de l’espouuante, &
vn presage presque certain des mal heurs qui ont suiui.

Le Card. Vous resuiez, & vous vous imaginez auoir veu tout cela.

Le Casuiste. Cela n’est point sans exemple, & qui plus est, les effets ne le
dementent pas.

Le Card. Mais si-tost qu’il fit iour, on sçeut nostre depart à Paris, qu’en
disoit-on ? en quel estat se trouua le Bourgeois ?

Le Casuiste. Monseigneur, imaginez vous vne flotte qui vogue dans vn
grand calme, les voiles enflées & le vent en poupe ; le pilote de chasque
vaisseau dort agreablement dans sa cabane, au murmure des eaux, qui
viennent flatter son nauire, quelques-vns des Matelots en font autant, cependant
les autres raccommodent les voiles & les cables, les autres cherchent
les fentes & les endroits les plus malades du vaisseau pour les radouber,
d’autres s’amusent à sacrifier d’vne bouteille de vin au Dieu Neptune, &
d’autres plus enclins à la melancholie, goustent vn contentement resueur
dans la pesche, bref chacun se reposant sur la serenité de l’air & la bonace de
la mer, abandonne le soin de son nauire, & suit le plaisir que la nature ou
son inclination luy demande. Mais au fort de ce calme & de cette negligence
vniuerselle, le Ciel commence à s’obscureir, le Soleil disparoist, &
sa lumiere cede à celle des esclairs, Eole ouure son antre & lasche la bride
aux plus furieux des vents ; Borée, Aquilon & les autres se respandent sur
la Campagne mouuante, la mer s’enfle & s’esmeut, & la pluie qui tombe
d’enhaut d’vne roideur nompareille, enfermant les vents entre deux eaux,
leur donne vne telle force, par l’opposition qu’elles apportent à leur cours,
que l’on entend des siflemens & des hurlemens espouuantables. Les Matelots
estourdis de cét orage impreueu, courent aux cordages & aux voiles,
les Pilotes au gouuernail, & les personnes inutiles aux prieres. Vous
voyez l’horreur & la crainte peintes sur les visages d’vn chacun, le Pilote
accuse les Matelots de leur negligence, & les Matelots accusent le Pilote de
peu de iugement & de preuoyance. Le mal est plus fort que le remede, le
maistre masts est emporté, les antennes sont brisées, les cordages sont rompus,
& il ne reste plus que le gouuernail, encore est-il à demy fracassé, les ancres
sont inutiles, il faut obeïr à la tempeste, se laisser aller au gré de l’onde &
du vent, & se seruir le mieux que l’on peut du gouuernail, pour éuiter les bãcs
& les rochers, & se sauuer d’vn absolu naufrage. Personne n’a regret de faire
vn sacrifice de ses plus riches marchandises pour appaiser la mer, on descharge
le vaisseau de ce qu’il porte de plus precieux, & tous autres secours

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humains estans fermez, on recourt aux vœux & aux prieres.

 

Le Card. Cette description là est bien poëtique.

Le Casuiste. Vous voulez dire pathetique Monseigneur. Elle ne la sçauroit
trop estre, pour vous representer la soudaine consternation des Parisiens ;
la poësie est vne peinture parlante. Mais pour appliquer ma comparaison
Monseigneur, chascun s’estoit resiouï la veille des Roys. Tellement que les
plus riches & les plus paresseux dormoient la grasse matinée : les autres qui
ont besoin de gagner le teston pour viure, estoient leuez pour aller prendre
au saut du lict, les personnes pour qui ils auoient trauaillé ; Vn Tailleur portoit
vn habit, vn Cordonier la paire de bottes & le soulier mignon de la Bourgeoise,
le Patissier nettoyoit son four & faisoit de nouueaux gasteaux, pour
tenter vne seconde fois la conqueste du Royaume de la febve, bref les vns
dormoient & les autres estoient debout, lors que la nouuelle de ce funeste
depart se respandit par toute la Ville. L’horreur de ce crime saisit tout le
monde, & le despit met des paroles de murmure dans toutes les bouches. Le
Bourgeois accuse le Parlement de ne s’estre pas asseuré de la personne du
Roy, & de n’auoir pas enfermé dans la Conciergerie Monsieur le Cardinal.
Le Parlement de l’autre costé accuse la negligence & l’assoupissement du
Bourgeois, chacun court aux armes, on se saisit des portes, & les Pilotes de
ce vaisseau agité courent au gouuernail, pour destourner le naufrage, les
bonnes ames embrassent le pied des Autels, & l’on vous accable Monseigneur,
d’imprecations & de menaces.

Le Card. Elles ne me faisoient gueres de mal, i’eusse voulu voir tout ce desordre
là pour dix pistoles.

Le Casuiste. Il eust donc fallu Monseigneur que ce fut esté auec des lunettes
de Galilée, car il n’y faisoit pas bon pour vous.

Le Card. Ce n’est pas la premiere fois que i’aurois esté à Paris incognito.

Le Casuiste. Mais Monseigneur nous nous sommes icy amusé à des circonstances
qui sont hors de propos : Messieurs du Parlement ne vont pas
foüiller dans les pensées des hommes, ils ne iugent que sur les actions & sur
les effects.

Le Card. Tout ce que ie vous ay là rapporté, n’a esté que pour vous faire
voir la sincerité de mon procedé par celle de mes sentiments.

Le Casuiste. Comment excuseray-je l’enleuement que vous auez fait de la
personne du Roy ?

Le Card. Eussiez vous voulu que ie fusse sorti sans le Roy ?

Le Casuiste. Non, mais quel besoin vostre Eminence auoit-elle de sortir ?

Le Card. Il falloit donc me laisser deschirer de la populace.

Le Casuiste. Ils vous diront qu’en bien faisant on ne doit rien craindre.

Le Card. Qu’appellez vous bien faire ?

Le Casuiste. Soulager le peuple, le gouuerner selon la Iustice & faire
la Paix.

Le Card. Vous feriez vn mauuais Politique.

Le Casuiste. Mais que leur diray-je enfin touchant l’enleuement du Roy ?

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Le Card. Pourquoy faut-il que ce soit moy qui l’ait enleué ? Au contraire,
c’est le Roy qui m’a enleué, ie l’ay suiui par les ordres de la Reyne. Croyez-vous
que i’aye le pouuoir de manier les Princes à baguette ?

Le Casuiste. Monseigneur, ils ne se payeront pas de cette raison là.

Le Card. C’eust esté trahir l’authorité Royale, que de demeurer plus
long-temps à Paris.

Le Casuiste. Monseigneur, il n’y a que Dieu seul qui soit infiny, toutes
choses au dessous de luy sont bornées, les Esprits bien-heureux ont vn certain
espace proportionné à leur actiuité, le mouuement des Spheres est reglé
par le doigt du Tout-puissant qui les meine, le Soleil a ses degrez si iustement
limitez, qu’il ne les passe iamais, les autres astres tout de mesme, l’air
qui entre par tout ne se sçauroit faire d’ouuerture, le feu est borné par son
contraire, la mer quoy que tres-forte, n’est pas toute-puissante, elle respecte
le doigt du Createur imprimé sur le sable, la terre a son centre auquel elle
s’attache & se reserre, le temps a ses saisons reglées, & n’est eternel que dans
sa seule durée, enfin tout est borné. Et croyez vous Monseigneur que Dieu
ialoux de sa Toute-puissance n’ait pas prescrit des limites aux hommes ? Oüy
il leur en a prescrit, & des limites ausquelles il se soubmet luy mesme, la justice
& la raison.

Le Card. Le peuple est vne beste, il ne se gouuerne pas par raison.

Le Casuiste. Mais il se doit gouuerner par justice.

Le Card. Quelle difference mettez vous entre la justice & la raison ? n’est-ce
pas la mesme chose ?

Le Casuiste. Vous deuiez du moins considerer vostre interest & celuy de
l’Estat.

Le Card. Helas! c’est là tout mon crime.

Le Casuiste. Pardonnez moy si ie vous dis Monseigneur, que vous auez
fait comme ces riuieres, qui voulant estendre leurs licts, se respandent dans
les campagnes, & en ruinant les arbres & les moissons, affoiblissent leurs
cours, renuersent les digues qui leur seruent de remparts, & pour tout
fruict de leurs rauages n’amassent que des saletez & puanteurs, auec lesquelles
elles sont contraintes à la fin de se retirer, au grand contentement du pauure
Laboureur. De mesme Monseigneur, en poussant la guerre iusques au
delà de nostre interest & de nos forces, vous auez osté à la France l’alliance
de Hollande, & vne espine du pied à l’Espagne, qui s’en sentant forte & orgueilleuse,
ne nous accordera iamais des conditions si aduantageuses qu’elle
eust fait, si nous eussions fait la paix coniointement auec les Estats de Hollãde.
Mais ces choses là sont passées, venons à l’affaire presente. Ie vous accorde
qu’vn grand Ministre doit rendre son Maistre le plus absolu qu’il peut, qu’il
doit auoir la Iustice & toutes les puissances de l’Estat à sa deuotion. Mais
tout ainsi que les Medecins regardent trois choses en vn mal, la saison, le
temperament du malade & sa maladie, aussi vn bon Politique doit auoir
trois considerations presque semblables dans les saignées & autres cures
qu’il fait sur le peuple. Vous auez donc à considerer Monseigneur, la minorité
du Roy, qui est la saison ; l’humeur & les dispositions du peuple, qui

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est le temperament ; & la misere generale, qui est l’estat de la maladie.

 

Le Card. Mais cette comparaison n’est pas parfaite, parce que le Prince a
des forces en main, par lesquelles il peut contraindre le corps politique, ce
que le Medecin ne peut pas faire au corps naturel.

Le Casuiste. Il est vray Monseigneur. Mais vous ne dites pas aussi que le
corps naturel tire par fois des secours non esperez de nature, qui repoussent
la maladie sans l’art & les remedes du Medecin, ce qui ne sçauroit arriuer
dans le corps Politique : parce que lors qu’vn peuple est pauure, il ne sçauroit
tirer de l’or de ses entrailles, & la force du Prince, comme vous disiez,
bien loing de soulager le mal, elle l’aggraue ?

Le Card. Comment se gouuernent le Turc & les Princes d’Italie, qui n’ont
que la force pour justice, & leur volonté pour raison.

Le Casuiste. Et croyez-vous Monseigneur, que Dieu n’ait pas plus de pitié
du peuple François qui l’adore, que des Mahometans & des Italiens, qui
attirent sa colere par leurs crimes contre nature ? Il supporte l’innocent &
chastie le coulpable.

Le Card. Mais vous auiez commencé vne comparaison que vous n’auez
pas poursuiuie.

Le Casuiste. Ie disois Monseigneur, que durant la minorité du Roy, vous
ne deuiez pas pousser l’authorité Royale plus loing que n’a iamais fait aucun
de nos Roys, qui n’ont pas creu regner en seureté, s’ils ne consultoient
les Loix & la Iustice : vous pouuiez bien demander tout ce qu’il vous plaisoit
au Parlement, mais non pas vous opiniastrer, & vser de violences dans
les refus qui estoient fondez sur la Iustice, & sur l’estat de la maladie & le
temperament du peuple, qui sont les deux autres parties de ma comparaison.
Le peuple estoit si malade, que c’estoit sa mort que de le saigner ; & pour
le temperament, vous sçauez que dés l’hyuer passé sa bile s’emeut vn peu,
& aux barricades, il n’est pas que vous ne vous souueniez, qu’il en ietta
beaucoup par vne crise de trois iours. Il me semble qu’vn bon Medecin n’eust
pas aigri cette humeur là, qu’il eust vn peu laissé faire nature, car les iours
estoient critiques aussi bien que les humeurs, ie diray mesme les esprits.

Le Card. Vous estes grand Medecin Monsieur. Mais vous auez cet aduantage
que la terre couure vos fautes & vos malades. Pleust à Dieu qu’il en
fust de mesme dans la Politique.

Le Casuiste. Il ne demeureroit gueres de monde en vie Monseigneur.
Mais c’est trop s’arrester sur vn point. Que diray-je à Messieurs du Parlement
pour les satisfaire sur l’affront qu’ils receurent lors qu’on leur refusa
audiance aux Gens du Roy, à leur premier voyage à saint Germain, qu’on les
fit demeurer exposez au sroid & au vent des heures entieres, & qu’on les renuoya
sans response fauorable & sans escorte ?

Le Card. Vous leur direz qu’alors i’estois trop en colere, & que pour ne
les point mal traitter, comme ie n’eusse pu m’empescher de faire, ie ne les
voulus pas voir.

Le Casuiste. Ils vous sont bien obligez Monseigneur, aussi vous en donnerent-ils
des effects de reconnoissance peu de temps apres, en vous declarant

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perturbateur du repos public, & vous bannissant du Royaume. Comment
goustastes vous cette nouuelle là Monseigneur ?

 

Le Card. Ie m’en mocquay, comme vn gros mastin fait du jappement
d’vn bichon, & mesme en fus bien aise pour authoriser ma colere, & tous les
maux que ie preparois à Paris : car ces Messieurs qui font Iustice, sçauent bien
qu’il est permis de repousser l’iniure.

Le Casuiste. Oüy Monseigneur, auec la proportion requise. Et si vous
voulez que ie vous donne vn petit plat de mon mestier là dessus, ie vous diray,
que la Loy de nature permet veritablement la propre defense, mais c’est
à condition qu’elle soit égale & proportionnée à l’attaque, & qu’elle n’excede
ny sa qualité ny sa mesure. Qui donne vn coup d’espée pour vn démenty,
ne se defend pas, mais se venge, & fait l’iniure au lieu de la repousser.
Quand il est question de raison & de justice, il faut raisonner & balancer les
choses. Si la Iustice a vn glaiue, c’est pour punir les criminels, & non pas pour
violenter la raison. IESVS-CHRIST exprima diuinement cette pensée,
lors que le soldat eut porté sa main sacrilege sur son visage adorable,Si i’ay
mal parlé, luy dit-il, rend témoignage du mal : & si i’ay bien parlé, pourquoy me
frappes-tu ? Ce Roy des Roys, & ce diuin Politique nous vouloit apprendre
par cét Oracle, que la raison doit estre combattuë par la raison, & que les matieres
de Iustice & de Police ne se decident pas à coups de main.

Le Card. Les volontez des Roys sont absoluës, il faut chastier les desobeïssants
& les infractaires, la Iustice n’est establie que pour les peuples.

Le Casuiste. Les Politiques respondront au mesme tribunal que les vignerons,
& leurs actions seront pour le moins aussi rigoureusement examinées.
Mais pour reuenir à nostre discours, il me semble que vostre Eminence
se deuoit contenter de s’esloigner de Paris, & mettre sa personne importante
en seureté.

Le Card. Il n’y auoit que la force qui peust mettre la personne du Roy
& de la Reyne en seureté.

Le Casuiste. Passe pour les termes Monseigneur, dites vous, ou le Roy, cela
ne fait rien à l’affaire. Mais traitter Paris de la sorte, comment le pouuiez
vous en conscience & en raison ? Il n’appartient qu’à Dieu seul à faire ces
grandes destructions, encore a-t’il sauué des Villes entieres pour dix hommes
justes, & Paris est plein de tant de bonnes ames ? Pourquoy enseuelir
l’innocent auec le coupable ? Il n’est pas iuste de faire vn mal pour qu’il en
arriue vn bien. Quand mesme vous eussiez en droit de mal-traitter quelques
particuliers, il ne falloit pas faire perir tout vn peuple.

Le Card. Vous retombez tousiours dans vos cas de conscience. Ne sçauez
vous pas qu’on applique le fer & le feu pour guerir vn malade ? Et mesme
vous autres, ne guerissez vous pas vos ames à force de ieusnes & de mortifications ?
Il faut parfois mal-traitter les peuples pour les rendre plus heureux.

Le Casuiste. Paris n’estoit pas si malade qu’il eust besoin de ces remedes violents.
Mais puis que ces raisons de conscience ne vous touchent point, il
me semble Monseigneur, que pour l’amour de vous mesme, vous ne deuiez
pas entreprendre cette affaire.

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Le Card. I’esperois que le pain manqueroit à Paris en deux iours de marché,
que le peuple murmureroit, & que le Parlement seroit contraint de
nous rappeller auec des conditions tres-auantageuses.

Le Casuiste. En des affaires de telle importance, il ne faut pas esperer, il
faut agir auec certitude. Il n’y en a point qui ait plus perdu que vous à cette
affaire là, & ie crois que ce vous est vne punition assez grande de n’auoir pas
reüssi.

Le Card. Il eust bien mieux valu que ie me fusse vn peu accommodé au
temps.
Mais pour vous dire vray, nous auons esté trahis, tout le monde
nous promettoit du secours, & ceux en qui nous auions plus d’esperance,
ont esté ceux qui nous ont manqué les premiers.

Le Casuiste. Vous fustes bien estonné quand Monseigneur de Longueville
& Monseigneur le Prince de Conty se vinrent ranger du costé de Paris.

Le Cardinal. Cela me surprit beaucoup.

Le Casuiste. Mais pourquoy accusastes vous par vne de vos lettres Messieurs
du Parlement, d’auoir intelligence auec les Espagnols ?

Le Card. C’estoit pour le rendre odieux au peuple, & si ie n’estois pas trop
loing de mon compte, vous voyez qu’ils luy ont du depuis donné entrée en
France.

Le Casuiste. Mais c’est lors que vous les y auez forcez, & si vous l’eussiez
pû attirer de vostre costé, ne l’eussiez vous pas fait ?

Le Card. Oüy-dea ? Mais Messieurs du Parlement n’en eussent-ils pas tiré
auantage contre moy, & n’eussent-ils pas declamé comme il faut. Monsieur
pour vous parler sainement des affaires, ie vous diray tout en deux mots ?
Entre personnes d’Estat toutes ces inuectiues & calomnies ne valent pas vn
clou à soufflet, ce sont les effects & la force qui font tout, les armes sont les
raisons des puissances. Si mon dessein eust esté de ruiner la France, comme
tout le monde m’accuse, il m’estoit tres-facile, car le petit desgast qu’on a
fait au tour de Paris.

Le Casuiste. Comment petit degast Monseigneur ? les Villages pillez, les
Temples prophanez, les Religieuses violées ?

Le Card. Oüy, que sçauez vous si elles n’en estoient pas bien aises ? peut-on
prendre vne fille par force ? Que vous estes encore bon homme ! Ie vois
bien que vous n’estes gueres sçauant en ces matieres-là, mais vous m’auez
fait perdre mon discours. Ie vous disois que si i’eusse eu dessein de ruiner la
France, il m’estoit tres-aisé. Car pouuez vous croire que l’Espagnol aime la
France ? ne sçauez vous pas le vieux prouerbe qui dit, timeo Danaos & dona
ferentes. Je crains les Grecs & particulierement lors qu’ils nous font des presents.
L’Espagnol qui voyoit vostre foiblesse & vostre timidité, vous fit offre
de toutes ses forces, pour vous encourager & allumer le feu. Mais si
nous n’eussions pas esté assez sages pour nous accommoder, ou que i’eusse
voulu faire deschirer la France de ses propres mains, croyez vous que l’Espagnol
n’eust pas fomenté nos desordres en secourant le plus foible party ? C’estoit
la son vray jeu.

Le Casuiste. Mais Monseigneur, il ne demandoit que la paix.

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Le Card. Ie le veux. Mais est-il seant & auantageux pour la France, que
nostre ennemy nous demande la paix en nous menaçant ? Il vaut bien mieux
que nous l’y forcions, que non pas qu’il nous y force, & puis ce n’estoit là
que le leurre. Ne sçauez vous pas le vers latin, quoy qu’on dise que ie n’en
sçache gueres, qui dit, tuta frequensque via est sub amici fallere nomen. C’est
vne voye ordinaire & asseurée de tromper sous couleur d’estre amy.

Le Casuiste. Si cela estoit vray Monseigneur, la France vous seroit bien
obligée.

Le Card. Ceux qui entendent le moins du monde les affaires, iugent bien
que nous ne pouuions tirer auantage de la continuation de nos troubles, &
que nostre bon-heur est bien mal appuyé, quand il n’a point d’autre asseurance
que la foy de nos ennemis. Enfin l’Espagnol n’est pas vn bon hoste en
France. Car ie veux que tout le plus grand mal qu’il nous eust voulu faire, ce
fust esté de nous contraindre à la paix ; cette contrainte nous auroit tousiours
esté desauantageuse. Mais son veritable dessein & son interest estoit de nous
engager dans vne guerre Ciuile, & profiter de nos desordres, comme il a fait
de tout temps, & comme nous auons profité des siens en Hollande, en Catalogne,
en Portugal & ailleurs.

Le Casuiste. Monseigneur, ie croy que si vous estiez asseuré de cela, vous
n’espargneriez pas la France. Ie dis ce que diront vos ennemis.

Le Card. Ie vous dis encore vne fois que l’Espagnol ne fut iamais amy de
la France.

Le Casuiste. Tellement que la France vous est infiniment obligée, auec
tous les maux que vous luy auez fait souffrir.

Le Card. I’ay traitté la France comme vn pere feroit son enfant. Ie l’ay
bien voulu chastier, mais i’eusse esté bien marry de la perdre. C’estoit mon
interest de me rendre maistre par la force, de Paris & du Parlement. Mais
de les liurer à vne guerre Ciuile & à l’Espagnol, i’aurois trouué ma perte auec
la leur. Et c’est la plus grande raison que ie puisse donner, que ie ne suis pas si
grand diable qu’on me fait.

Le Casuiste. Monseigneur, on est asseuré du mal que vous auez fait à la
France, mais pour le bien on n’en peut parler que par coniecture. Ie voudrois
pour l’amour de vostre Eminence, que chacun en fust certain, car ils
perdroient beaucoup de cette haine, & ne demanderoient pas auec tant d’animosité
vengeance contre vous.

Le Card. Ils ne me sçauroient faire tant de mal que ie m’en suis fait à moy
mesme par cette leuée de boucliers. I’ay tiré vn mousquet qui s’est creué
entre mes mains, & qui n’a fait du mal à personne qu’à moy & à ceux qui
estoient autour de moy. Pleust à Dieu que ie n’eusse iamais entrepris cela,
& que i’eusse accordé au Parlement par amitié, ce que ie suis maintenant
obligé d’accorder par force.

Le Casuiste. Mais comment esperez vous rentrer dans leur esprit, & pouuoir
demeurer en France ?

Le Card. Il faudra en tout ceder à la necessité, caresser mes plus grands
ennemis, faire la paix generale, soulager les peuples, reietter nostre chaleur

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de foye sur nostre temperament, & la constellation que nous ne pouuions
éuiter.

 

Le Casuiste. I’ay peur que tout cela ne vous sauue pas Monseigneur, tant
on est animé contre vous. On veut absolument que vous quittiez la France.

Le Card. Monseigneur le Prince iure, qu’il veut que ie mange mon saint
Crespin en France, puis que i’y ay gagné tout ce que i’ay. Et puis où veut-on
que i’aille ? Ie me suis rendu toute la terre odieuse, pour auoir esté trop zelé
pour la France, & on veut que ie me retire chez des ennemis que ie me suis
fait pour ses interests.

Le Casuiste. On dit Monseigneur, qu’ils ne vous haïssent que pour n’auoir
pas fait la paix.

Le Card. Tellement qu’ils me haïssent pour leur auoir fait la guerre, pour
leur auoir pris des Villes, pour les auoir battus, & tout cela à la gloire & au
profit de la France.

Le Casuiste. Vous y auez aussi trouué vostre petit compte Monseigneur.

Le Card. Vous reuenez à vos resueries. Il est question de iuger si i’ay seruy
la France ou ses ennemis, où veut-on que i’aille ? Faut aduoüer qu’on me
traitte auec beaucoup d’ingratitude. Si i’ay fait du mal, i’ay fait du bien, &
si i’ay enuie d’en faire. Si ie sentois ma conscience si noire, ie n’aurois garde
de demeurer en France, sçachant bien que tost ou tard on me donneroit mon
fait. Mais ayant dessein de changer de Politique, ie sçay que i’obligeray les
François à m’aimer. Que si ils trouuent mieux que ie ne me mesle aucunement
des affaires, qu’ils me laissent du moins viure en homme priué, puis
que c’est à son sujet que ie me suis rendu toute la terre ennemie. Et puis i’ay
tant d’obligations à la France, que ie ne la sçaurois quitter qu’auec regret,
c’est vn si bon pays, i’y ay fait ma petite fortune. Bref arriue ce qu’il pourra,
i’aime mieux mourir en France, que viure ailleurs.

FIN.

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Anonyme [1649], APOLOGIE POVR MONSEIGNEVR LE CARDINAL MAZARIN, TIREE D'VNE CONFERENCE ENTRE SON EMINENCE ET Monsieur ****** homme de probité & excellent Casuiste. , françaisRéférence RIM : M0_127. Cote locale : A_2_3.