Anonyme [1649], LE VRAY POLYTIQVE OV L’HOMME D’ESTAT DES-INTERESSÉ AV ROY LOVYS XIV. SVRNOMMÉ DE DIEV-DONNÉ. , françaisRéférence RIM : M0_4073. Cote locale : A_5_94.
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LE VRAY
POLYTIQVE
OV
L’HOMME D’ESTAT
DES-INTERESSÉ
AV ROY
LOVYS XIV.
SVRNOMMÉ
DE DIEV-DONNÉ.

A PARIS,
Chez FRANÇOIS NOEL, ruë Sainct Iacques,
aux Colomnes d’Hercules.

M. DC. XLIX.

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LE VRAY POLYTIQVE, OV
l’Homme d’Estat des-interessé : Au Roy Louys XIV.
surnommé DE DIEV DONNÉ.

SIRE,

Encore que tout le cours du regne de Loüys XIII. d’heureuse
memoire, pere de vostre Maiesté, ne soit de quelque costé qu’on
le regarde, qu’vn miracle perpetuel ; si faut-il neantmoins auoüer
que comme entre les œuures de Dieu, de mesme entre ses actions
quelques-vnes se trouuent dans vn tel degré d’éminence au dessus
des autres, qu’elles rauissent d’vn estonnement particulier,
ceux qui les considerent attentiuement. De ce nombre sont vne
infinité de merueilles qu’il a faites en diuers lieux, auec l’admiration
égale de toute la terre, tant pour la seureté de ses suiets,
que pour la protection des ses alliez. De les releuer icy de leurs
couleurs, l’vne apres l’autre, c’est ce que ie n’entreprens pas, ie
m’arresteray seulement aux dernieres, comme aux plus considerables,
pour leur importance, & plus agreables pour leur nouueauté,
sans y rechercher autre embellissement, que celuy que la dignité
de la matiere porte d’elle mesme.

Si la France, SIRE,a par fois eu quelque chose à craindre depuis
enuiron six vingts ans en ça, l’on ne peut douter que ce n’ait
esté des Huguenots au dedans, & des Espagnols au dehors. Les
diuers efforts, que sous diuers pretextes, ils ont fait en plusieurs
lieux contre nous, sont des tesmoignages infallibles, que s’ils
nous ont plus exercez qu’affoiblis, le desir de pis faire ne leur a
pas tant manqué que le moyen.

Ceux-là ne nous auoient pas quittez, que ceux-cy nous prenoient ;
on eut dit qu’ils se prestoient couuertement la main pour
trauailler conioinctement à nostre ruine. Car encore que la haine
& la deffiance mutuelle, dont ils faisoient demonstration apparente
entre-eux, sembloit estre vne barriere, qui les separast ;

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l’ambition commune neantmoins, qu’ils auoient d’auancer leurs
desseins à nos despens, estoit vne ligne de communication qui
les lioit contre nous.

 

Vos predecesseurs, SIRE, se trouuans en cela comme entre deux
fers paroient le mieux qu’ils pouuoient aux coups, selon que leur
courage, où le temps le leur conseilloit. Mais de quelque costé
qu’ils se tournassent, tous ces expediens, que la necessité leur fit
prendre sur les occurrences, ayant ce semble plus tesmoigné leur
patience que leur generosité, ne furent que des lenitifs plus capables
d’endormir le sentiment de la douleur, que d’oster la cause
du mal. Tout ce qu’on appelloit trefue, ou paix, n’estoit
à bien dire qu’vne petite surseance pour reprendre haleine, &
qu’vne animosité lassée, qui remettoit bien les espées au fourreau,
mais non pas à l’atelier. Nos maladies auoient par fois
quelque allegement, ou quelque interuale : mais iamais de guerison,
ny de fin.

Louys le Iuste, ayant esté donné du Ciel à la France, pour
le bien commun de la Religion, & de l’Estat, ayant reconnu par
vne soigneuse recherche des veritables causes de nos maux, que
ce que nos quatres derniers Roy en auoient enduré, procedoit
plustost de la foiblesse de leurs Conseils, que de la force de leurs
ennemis, prit il y a fort long-temps vne resolution vrayement digne
de cette inclination naturelle, qui portoit sa Majesté aux
choses grandes d’arrester sur les occasions le cours de deux torrens,
qui pourroient quelque iour inonder à la fin ce Royaume,
& de faire voir vne fois, pour toutes, que ce
grand Prince estoit capable de borner toutes sortes d’entreprises,
que l’on faisoit sur luy, aussi tost qu’il estoit las de les souffrir.

L’insolence de ceux de la Rochelle, & la calamité de ceux de
Casal, estans depuis venuës à tel poinct, que sa Majesté ne pouuoit,
ny supporter l’vne sans lascheté, ny dissimuler l’autre sans
iniustice, elle veut estre obligée d’employer la force pour ranger
ses rebelles à leur deuoir, & maintenir ses voisins en leur heritage.
Les difficultez qui se rencontroient de toutes parts estoient si
grandes, qu’à moins d’vne reuelation particuliere de celuy qui
tourne le monde comme il veut, on ne pouuoit pas se promettre
absolument de les surmonter, comme on a fait. Sur quoy, de
tout ce que l’on pourroit representer là dessus, pour montrer combien
il estoit dangereux de choquer, & mal aisé de renuerser vne
telle puissance que celle-là, ie ne diray que ce mot seul, non
moins hardy que veritable, que vostre ayeul, Henry le Grand,
SIRE, tout Victorieux, tout Braue, tout Puissant, & tout Resolu

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qu’il estoit ne l’osa iamais entreprendre. De s’imaginer que la
consideration de l’assistance qu’il en auoit receuë au besoin, fust
ce qui l’en destourna ; c’est vn erreur, la suitte fit bien assez reconnoistre
à ce magnanime Prince, que c’estoit la secte de Caluin,
& non pas la race de Bourbon, qu’ils auoient fauorisez en
sa personne, & qu’ils l’auoient tousiours mieux aymé pour compagnon
de leurs erreurs, que pour Maistre de leurs villes. Estant
donc certain, que ny la souuenance des seruices qu’il auoit receus
de ce party, ny l’esperance de ceux qu’il en pouuoit receuoir, n’ont
pas esté ce qui le diuertit de cette entreprise, à quoy en peut-on
plustost attribuer la vraye cause, qu’à l’apprehension qu’il
eut de s’engager en vne affaire, dont il iugeoit l’entrée plus
facile que l’issuë ? Il voyoit vn party fondé sur vn grand nombre
de bonnes places, fortifié de beaucoup d’intelligences estrangeres,
cimenté des interests des plus grands, & tellement appuyé
d’ailleurs de ses propres forces, que tout ce que les Roys precedens
auoient gagné, par tant de batailles, & par tant d’années,
estoit d’auoir fait de leurs Edicts de Paix, autant d’exemples que
l’on se peut souleuer contre le Louure, non seulement auec impunité,
quand on est le plus foible, maîs auec recompense, quand
on est le plus fort. Ie ne dis pas cecy, de vostre ayeul, Sire,
pour diminuer en façon du monde, la gloire de ce genereux
Monarque, que la posterité ne se lassera iamais d’admirer,
mais pour augmenter celle de son fils, pere de vostre Maiesté, par
la loüange, que ce luy a esté, d’auoir fait en cela plus que luy. Ce
diuin esprit, iettant quelquefois d’enhaut les yeux icy bas sur les
ruines de cette ville orgueilleuse, que vostre pere, Sire, n’assiega pas
seulement contre l’opinion de plusieurs : mais qu’il prit contre
l’Esperance de tout le monde. Il regarde maintenant auec plaisir
ses trophées, tellement éleuez sur les siens, qu’ils touchent presque
le Ciel. Puis tournant la veuë sur ces autres Prouinces,
où en moins de trois mois, il mit heureusement fin à ce
grand ouurage qui sembloit demander plus de trois ans, il
sceut que la prosperité de ses affaires adiouste en luy quelque
chose à cette ioye infinie, qui ne reçoit point d’accroissement.

 

Pour ce qui touche les Espagnols, on n’en peut pas à la
verité dire de mesme, estant chose connuë de tout le monde,
que sans le mal-heur deplorable, qui nous rauit cet Henry le
Grand, il les alloit renfermer dans des bornes, qu’ils n’eussent
rompuës de cinq cens ans.

Ceux qui se souuiennent de la conioncture des affaires de ce
temps-là, m’auouëront que la partie qu’il auoit faite, estant en
toutes sortes, bien plus forte que celle de Louys le Iuste, il n’auoit

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pas à la moitié prés tant d’empeschemens à rompre que luy.
L’interest, commun de l’Europe, auoit lié sous luy de longue
main, qui peut faire contre-poids à l’agrandissement de la maison
d’Austriche. Outre ceux que les dernieres guerres ciuilles
auoient formez sur son modelle, il estoit suiuy des deux
plus grands & plus illustres Capitaines de la Chrestienté, dont
l’vn estoit attiré par l’esperance d’vne nouuelle couronne, qu’on
luy promettoit & l’autre animé par la haine hereditaire qu’il
portoit à cette nation. Il auoit deux ou trois grosses & puissantes
armées sur pied, qui n’attendoient rien que le commandement
de marcher, pour renuerser tout ce qui s’opposeroit à
leur passage A quoy si l’on ioint cét alliage de l’argent de la
Bastille, auec le fer de l’Arsenal, qui n’estoit pas la moindre
piece de ce grand attirail de guerre, ie ne voy pas que de tout
ce qu’on estime le plus necessaire en telles entreprises, il s’y
trouuast rien à desirer. Le Roy pere de vostre Maiesté n’a eu
aucun de ces aduantages en la sienne.

 

Tous ses voisins, ou trop timides pour se declarer, ou trop foibles
pour l’assister, ont regardé le ieu de loin, ou si quelques-vns
se sont ioints auec luy, le progrez a monstré qu’ils estoient plus
desireux de conseruer leurs terres, que capables de deffendre celles
d’autruy.

Sa Maiesté ne manquoit pas à la verité d’hommes : mais la fatigue
d’vn siege de plus d’vn an, la longueur d’vn voyage
de prés de deux cens lieuës, & l’incommodité d’vn temps de
neiges & de pluyes, les auoient tellement combatus, que s’ils
n’eussent esté animez par sa presence, il ne falloit que les Alpes
pour les arrester. Son Espargne d’ailleurs estoit tellement épuisée
par les excessiues, & prodigieuses dépenses, qu’il venoit
tout fraischement de faire en ces grands trauaux de terre & de mer,
qu’vn chacun sçait, que sans la fidelité, la preuoyance merueilleuse,
& l’ordre excellent du Cardinal Duc de Richelieu, qui manioit
toutes les affaires de l’Estat & les Finances, son armée eust
demeuré comme vn corps destitué de l’vsage de ses nerfs, sans aucun
mouuement.

Et parmy tous ces manquemens de s’aller tout seul opposer
comme il fit aux forts d’vn Empereur, & d’vn Roy d’Espagne
conioints par l’interest naturel de leur famille, assistez d’vn Duc
de Sauoye, fauorisez d’vn passage occupé sur les Grisons, enflez
de leur nouuelles conquestes d’Allemagne, & tout cela dans vn
païs dont ils tiennent depuis long-temps les deux bouts, & le
milieu ; c’est pour n’en mentir point, Sire, ce que nous eussions

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peut-estre condamné pour vne inconsideration precipitée, si nous
n’eussions bien sçeu, que la valleur d’vn si grand Prince, & le
iugement & la sage conduite d’vn si rare Ministre d’Estat,
estoient capables de surmonter encore des choses plus difficiles.

 

Ce ne fut pas assez que d’auoir à force ouuerte, forcé le Pas de
Suze, conquis Pignetol, secouru Casal & Mantouë, il fallut reuenir
en France, trauailler à d’autres nouuelles victoires. Mais
comme l’on vid tant de preparatifs pour vne guerre estrangere, la
faction Espagnole se douta bien que ce torrent deuoit estendre sa
fureur sur elle. Pour empescher de si beaux desseins, il s’éleua
contre le grand Cardinal dont ie parle, vn certain gente d’hommes,
que sa reputation, & son authorité ne laissoient point dormir,
qui firent vne longue traisnée d’intrigues iusques dans les cabinets
du Louure pour oster à son Monarque, ce digne Ministre
d’Estat, par l’entremise mesme d’vne grande Reyne sa mere, & vostre
ayeule, qui luy auoit donné. Si leur mauuais dessein eut produit
des loix dans l’esprit de cette sage, & vertueuse Princesse,
vn effet conforme à leur desir, le Roy eust pû iuger en suitte quel
preiudice & quel dommage sa Maiesté en eust receu, & possible
que la Rochelle pouuoit deuenir la retraite des Anglois, & Casal
la proye des Espagnols. Ie ne veux pas nier que cette valleur, à
qui la faueur diuine sembloit auoir associé la victoire en la personne
de ce grand, & iuste Roy, n’eut pû venir à bout des vns &
des autres sans son Ministre. Si sa Maiesté l’eut entrepris, ce seroit
vn blaspheme que de le penser autrement. Mais il se peut faire,
Sire, que d’autres portans sa Maiesté à d’autres desseins, luy eussent
laissé perdre vne occasion qui ne fut possible iamais reuenuë. La
retrogradation d’vn seul astre altere toute vne influence du Ciel, &
Dieu mesme n’exerce icy bas sa puissance ordinaire, que par la
concurrence, & selon la disposition des causes secondes dont il
se sert.

La mauuaise destinée de la Chrestienté ayant permis que le feu
Roy vostre pere, Sire, rompit auec le Roy d’Espagne, qui doute
que l’assistance d’vn si genereux, & si fidelle Maistre ne luy fust
plus vtile que iamais ? I’ay fait souuuent en moy-mesme la comparaison
de ces deux peuples, qui tiennent auiourd’huy sous vostre
Maiesté Tres-Chrestienne, & sous sa Maiesté Catholique,
tout le reste de l’Europe en balance. Apres auoir soigneusement
consideré, ce qu’ils peuuent auoir de plus ou de moins l’vn que
l’autre pour se maintenir, ou pour s’accroistre, ie trouue que la
force des armes, & la prudence des conseils estans les deux piuots,
sur qui tourne la durée & la grandeur des Estats, comme

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nous auons tousiours eu pour le premier plusieurs auantages
sur eux, qu’ils ne nous sçauroient oster, ils en ont aussi eu
autre-fois quelques-vns pour le second sur nous. Que le feu
Roy leur osta aussi-tost qu’il mit le timon de ses affaires entre les
mains du Cardinal de Richelieu. Vostre Maiesté me permettra,
s’il luy plaist, de m’estendre sur ce discours qui ne luy sera point
entierement desagreable.

 

Charles-Quint, qui ietta dans son païs les premiers fondemens
de cette nouuelle puissance, à qui la Chrestienté n’en a point
veu d’égale que la vostre, faisoit trois nerfs de la guerre, les Finances,
les viures, & les soldats. Pour le premier, ceux qui se
souuiennent d’auoir veu il y a fort long-temps, chez vn des Tresoriers
de vostre Espargne, vn Estat particulier qui se leue sur les
suiets d’vn chacun de vous deux, sçauent le peu de difference
qu’il y a pour ce regard. I’en ay veu mesme qui s’opiniastroient
à soustenir, que si l’on auoit compté fidellement auec les Testeodars
du Grand Seigneur, il ne s’y trouueroit pas guere plus d’inégalité.
Mais cela ne nous regarde point, il suffit que de ces quinze
cens trente millions d’or, qui selon la supputation qu’on en fit
autrefois à Seuille, leur sont venus des Indes Occidentales, il y
en a beaucoup plus auiourd’huy chez nous, que chez eux, à qui
neantmoins il en faut beaucoup plus qu’à nous, tant à cause de la
grande estenduë de leurs terres, que leur separation rend presque
toutes frontieres, que pour la diuerse liaison de leurs entreprises,
qui les oblige à des frais d’autant plus grands, qu’ils font
presque toutes choses auec plus d’or que de fer.

Pour le second, personne n’ignore qu’excepté certains endroits
en petit nombre, le reste de l’Espagne, principalement du costé
du Nort, est tellement infertile, qu’il ne faut que simplement
leur deffendre l’entrée de nos Havres, pour leur faire confesser,
sans autre gesne, que la nature a pourueu beaucoup plus soigneusement
à nos commoditez, qu’aux leurs. Reste le troisiesme,
dont l’importance est telle en cecy, que le mesme Charles-Quint
auoit accoustumé de dire, qu’ayant des bons hommes, il se faisoit
fort d’oster aisément les deux autres aduantages à ses ennemis.
Et que nous n’en ayons de beaucoup meilleurs qu’eux,
c’est ce que ceux-là ne feront pas difficulté d’auoüer, qui sçauent
que la pluspart de leurs soldats ne s’embarquent pour aller à la
guerre hors de leurs pays, qu’à force de coups de baston : au lieu
que les nostres se dérobẽt, pour aller chercher aux quatres bouts du
monde, quand elle leur man que auprés d’eux, & prenans de deux
cens lieuës la poste, pour se trouuer à vne bataille, vous auez le

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mesme visage aux hazards, que les autres aux triomphes C’est pour
ce qui concerne le courage, pour ce qui regarde le nombre : ce peu
de gens que la qualité, de leur climat, & la sterilité de leur terroir,
est capable, de produire, & de nourrir, estant presque tout épuisé
par leurs nauigations des deux Indes, & par leurs garnisons d’Italie,
& de Flandres : ce qui leur en reste est si court, qu’on a remarqué
que dans les plus grands efforts qu’ils ayent faits, il ne s’est
iamais trouué plus de sept mille Espagnols naturels. Qui n’estans
soustenus bien souuent que d’estrangers ramassez, aussi diuisez
d’interests que differend de visages, n’ont pas dequoy se comparer
à ses effroyables armées Françoises, dont à l’imitation de vos
deuanciers, vous couurirez les campagnes quand bon vous semblera,
sans emprunter vos voisins. Vous pouuez dire auec vn de
nos Papes, que vous n’auez qu’à mettre la main à la plume pour
auoir tant d’argent que vous voudrez au besoin, & auec vn de ces
anciens Capitaines Romains, que vous n’auez qu’à battre du pied
la terre, pour en faire sortir tant de Regimens qu’il vous plaira.
Ie sçay bien qu’on fait estat de leur discipline : mais ie sçay bien
aussi, ce qu’en ont escrit il y a plus de cent ans, ceux de leur nation
mesme, qui recherchant la cause du peu de progrez que faisoient
leurs armes au loin, l’attribuerent à l’arrogance sourcilleuse
des leurs, qui ne pouuant souffrir d’estre commandez à la guerre
que par leurs Roys en personne, donnoient plus de peine à leurs
chefs, qu’à leurs ennemis. Leurs histoires propres font foy, que
les premiers exemples de mutinerie sont venus de leurs soldats,
qui seuls en ont plus fait dans les armées, que tous les autres ensemble.

 

Que si l’on me respond, qu’ils ont bien changé depuis, ie replique
qu’il est en nostre puissance, de faire qu’on en die autant de
nous, dont il ne faut point d’autre caution que la Rochelle, où
l’experience fit voir à vostre predecesseur. Louys le iuste, que le
François sçait mieux que le peuple du monde obeïr comme il doit
quand on sçait luy commander comme il faut. S’ils nous reprochent
de nous auoir autrefois batus de Paule, & de sainct Laurent,
nous n’auons qu’à leur opposer Rauennes, & Cerisolles,
pour leur clorre la bouche. Mais comme ils sont contraints d’auoüer
qu’ils n’ont iamais rien gagné sur nous tant que nous en
sommes venus aux prises, nous ne pouuons nier aussi qu’en tous
les traitez que nous auons faits autrefois ensemble, il n’y soit toûjours
plus demeuré du nostre que du leur. Ce n’est donc point
la force ouuerte de leurs armes que nous deuons craindre, tant

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qu’ils prendront cette voye, ils ne s’en retourneront iamais qu’auec
perte. Le feu Roy, leur a bien monstré par les prises de Perpignan,
de la plus grande partie de la Catalogne, d’Arras, de Brisac,
de tant d’autres villes de Flandres, d’Allemagne & d’Italie,
par tant de batailles gagnées sur eux, & depuis par celle de Rocroy,
dont vostre Maiesté sceut la victoire, le iour mesme qu’elle
fut prendre sceance dans son lict de Iustice en son Auguste Parlement
de Paris, sans conter beaucoup d’autres auantages que remportera
sur eux, aydant Dieu, vostre Maiesté, pourueu qu’en la
place de son infidelle Ministre d’Estat le Cardinal Mazarin, elle
donne l’administration de ses affaires à vn homme incorruptible
& vray François, tel qu’estoit feu Armand Cardinal Duc de Richelieu.

 

Mais pour retourner à mon discours, & reprendre celuy qu’interromps
en vn autre endroit, qu’est ce donc que nous deuons
craindre des Espagnols nos naturels ennemis ? C’est la trame secrete
de leurs menées ? c’est par là, que comme i’ay dit cy dessus,
ils ont gagné quelquefois le deuant sur nous. Il leur faut rendre
en cecy le tesmoignage que la verité leur doit. Leurs desseins sont
ordinairement plus couuerts, & mieux suiuis que les nostres. Ils
les conduisent auec vne profonde patience, par de long détours,
iusques au but qu’ils se sont proposez ; si l’on ne leur couppe le
chemin de bonne heure, tost ou tard, ils y viennent. Deux choses
leur donnent principalement cela ; l’vne, que la direction de
leurs affaires importantes passe par moins de testes, & l’autre qu’elle
ne change pas si souuent de mains que parmy nous. Que l’onvoye
leurs histoires depuis six vingts ans en ça ; à peine se trouuera-t’il
durant tout ce temps-là plus de Ministres que de Rois. Ximenes
fut seul absolu sous Ferdinand, le Cardinal Grauuelles, sous
Charles V. Ruy Gomes de Silua, sous Philippes II. le Duc Cardinal
de Leonnes sous Philippes III. & le comte Duc d’Oliuarez,
sous celuy de maintenant. Leurs Maistres ne faisoient iamais rien
que par leurs auis ; que s’ils deliberoient par fois auec quelques
autres sur certaines occurrences, ils les resoluoient tousiours chacun
auec leur particulier confident. Ce que les nostres n’ont guere
pratiqué fors que François Premier, qui sur la fin, ayant fait retirer
son Connestable, emprisonner son Admiral, & condamne
son Chancelier pour les causes qu’vn chacun peut sçauoit, ramassa
toute l’authorité qu’il auoit partagée entre ces trois, en la personne
de celuy qu’il enuoya querir tout expres en Piedmont, pour
luy commettre l’administration entiere de toutes ses affaires ; dont

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il se trouua si bien, que par son testament il exhorta son fils à suiure
le mesme chemin. S’il s’en éloigna, comme il fit tout aussitost
apres, on sçeut que pour s’estre seruy de plus de gens il n’en
fut pas mieux. Ce que ce Prince disoit autrefois de ses Medecins,
plusieurs autres le pourroient dire de la multitude de leurs
Conseillers, que c’est ce qui les a perdus.

 

S’il est mal-aisé de trouuer en vn homme seul, toutes les qualitez
necessaires au gouuernement d’vn Estat, comme en estoit pourueu
le feu Cardinal de Richelieu, il l’est bien encore d’auantage
d’en trouuer plusieurs en vn siecle, où les gens de bien sont plus
rares beaucoup que du temps d’Alfonce Roy de Naples, qui oyant
dire vn iour que les Catanois estoient d’aduis de donner pour gouuerneurs
à leur Prince sept hommes sages, qui craignissent Dieu,
rendissent Iustice, & fussent exempts de passion, respondit à ceux
qui luy faisoient ce discours, que s’il en sçauoit seulement deux,
en qui toutes ces conditions se rencontrassent, au point qu’on
les desiroit, il leur partageroit volontiers son propre Royaume.
Le secret, qu’on peut à bon droit appeller l’ame des entreprises
importantes, qui perdent comme les mines, tout leur effet depuis
qu’elles sont éuentées, ne se conserue qu’auec beaucoup de
peine auec tant de gens, dont quelqu’vn parle tousiours plus qu’il
ne seroit besoin. Que si le grand nombre de Ministres est preiudiciable
à ceux qui les employent, leur frequent changement
ne l’est pas moins à ceux que leur foblesse y porte. Ie laisse à part
la raison qu’en rendoit Tibere, & l’experience qu’en fit Louys
XI. l’vn le plus auisé de tous les Empereurs Romains, l’autre de
tous nos Roys. Auoüons donc franchement, SIRE, que ceux
dont ie parle, ont esté iusques à present plus auisez que nous, que
pour remedier aux malheurs qu’apporte la confusion, & la mutation
des Ministres, ils n’en employent que fort peu, qu’ils ne
changent iamais sans vne tres euidente necessité. Mais reconnoisse
ns aussi que vostre predecesseur s’estant depuis assez long-temps
auant sa mort, resolu à faire de mesme, que vostre Maiesté, SIRE,
n’a desormais rien qu’à continuer, comme asseurement, nous
esperons qu’elle le fera, pour leur retrancher tout ce qu’ils ont
eu de meilleur qu’elle cy-deuant. C’est peut estre le plus grand,
& le plus important secret qu’on puisse donner pour le bien de vostre
seruice. Quoy que la flaterie, ou la calomnie vous puisse
sugerer, au contraire, vous ne le deuez pas mespriser. Il va plus
loin qu’on ne pense. Car pour dire la verité, SIRE, ce n’est pas
tant de cette conionction & triplicité des Planettes, dont quelques-vns

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bercent la credulité des curieux, comme de la bonne,
ou mauuaise qualité des Conseils que despend la conseruation ou
la decadence des Royaumes. Toutes ces longues épargnes, toutes
ces places fortes, toutes ces grosses garnisons, toutes ces compagnies
entretenuës, & toutes ces diuerses alliances, où plusieurs
mettent tout leur appuy, ne sont bien souuent que vaines pompes,
& que charges inutiles, si les ressorts qui font remuer ces machines
là, ne vont bien. La Sagesse, & la Prudence peuuent quelque
fois, beaucoup plus que ny la violence, ny la force. Charles
V. sans bouger presque de son cabinet, gagna plus sur les Anglois
par ses dépesches seules, ainsi qu’auoüa Edoüard mesme son
ennemy, que n’auoient fait son pere, & son ayeul auec toutes leurs
armées. Philippe II. nous tailla autrefois tant de besogne sur cette
carte de la France, qu’il auoit ordinairemẽt deuant luy, qu’il s’en
fallut bien peu, que du fonds de sa gallerie, il ne ioignist le Louure
& l’Escurial. Bien que des trois clefs que luy laissa son pere, ayant
perdu celle d’Espagne dans la Goulette, & celle de Flandres dans
Flessingue ; il faillist à perdre encore celle de Castille dans Calis ;
si peut-on soustenir neantmoins que sans se beaucoup tourmenter,
il estendit plus loin les bornes de sa domination que ne fit son predecesseur
qui ne se donna iamais repos, que les sept mois qu’il passa
solitairement dans le repentir d’auoir cessé trop tost de broüiller le
monde. ie serois ennuyeux, SIRE, si i’entreprenois de rapporter
icy les exemples de tous ceux que leur sage gouuernement a fait
heureusemẽt prosperer Ie le serois encore plus, si ie voulois faire vn
denombrement particulier des autres, que le deffaut contraire a
miserablement perdus. Celuy-là ne prenoit pas mal qui disoit, que
l’on pouuoit sans se faire beaucoup de preiudice souhaitter tout à
ses ennemis, fors que de bons conseils. Qui leur oste cela ne leur
Laisse rien qui les puisse empescher de se perdre. Il ne faut donc pas
douter, SIRE, que vos ennemis n’ayent beaucoup contribué aux
mauuais aduis qu’on a baillez à la Reyne Regente, vostre mere, de
vous enleuer à minuit d’entre les bras de vos fidelles subiets & hors
de vostre bonne Ville de Paris. Quelque mine que fasse la Maison
d’Austriche, elle a deceu vostre Ministre d’Estat, & auecques luy,
elle a trauaillé sourdement par dessous terre, pour par les mauuais
desseins, & ses plus exquis artifices, porter vostre Royaume à vn
doigt prés de sa ruine. La trame n’en est pas ma laisée à reconnoistre,
on la reconnuë, & ie m’asseure que si leur dessein reüssissoit,
n’en feroient pas de moindres feux de ioye ensecret, que s’ils gagnoient
deux signalées batailles sur vous.

 

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Peut-on nommer vn bon & fidel Ministre d’Estat, le Cardinal
Mazarin, d’emplyer vos armes en la saison de l’Hyuer, pour affamer,
& faire perir les habitans de la premiere Ville du monde, & au
lieu de luy seruir à la Campagne prochaine contre vos ennemis,
les destiner tous à faire la guerre à vos naturels & fideles Suiets ?
Que cette experience nous fasse voir, SIRE, que tout ce que vos
peuples ont dit de cette Eminence, depuis que le fameux Arrest du
Parlement de Paris, l’a declaré perturbateur du repos public, est
veritable ; qu’il a l’ame trop Espagnole pour auoir esté, & estre iamais
bon François.

Eloignez, eloignez de vostre Maiesté, SIRE, cét artificieux
Estranger, qui ne s’est insolemment enrichy que des dépoüilles de
vos miserables subjets, qu’il a rendu tels par son insatiable auarice,
qui lia rendu plus rusé qu’vn Monarque. Il eust bien pû estendre
vos victoires plus auant s’il eut voulu : mais au lieu de les auancer
il les a retardées, & leur a donné des bornes, de peur de les faire
passer trop auant dans le païs de vostre ennemy.

Changez de Ministre d’Estat, SIRE, & nous chanerons de
misere : Elisez en vn autre, de qui la prudence fust comme vne
sorte de Prophetie dans son esprit, & qui perçant l’aduenir, preuienne
les effets dans leurs causes. Que la vigilance tienne iour &
nuict les yeux ouuerts sur ce qui concerne vostre seruice, Que son
actiuité lie si promptement l’execution de vos desseins auec leur resolution,
qu’on en voye quelquefois plustost l’vne, qu’on ne sçache
pas l’autre. Que sa fidelité soit si incorruptible, que toute la
terre soit vne tentation imparfaite, afin qu’ostant à vos ennemis
auec l’experience de le pouuoir iamais ny tromper, ny corrompre,
celle de vous pouuoir iamais ny surprendre, ny forcer, ils ayen :
quelque raison à croire la deffaite d’vn homme qui leur est si contraire,
aussi difficile qu’ils croyent qu’il soit impossible à la France
de surmonter iamais la superbe d’Espagne.

Que vostre Maiesté fasse d’vn bout du Royaume à l’autre vne
tres exacte recherche de tous les plus grands personnages qui s’y
trouuent auiourd’huy, elle en rencontrera possible bien quelqu’vn
qui ressemble en quelque chose au feu Cardinal de Richelieu : mais
qui l’égale en tout, elle me pardonnera, s’il luy plaist, si ie dis qu’il
n’est pas en son pouuoit. Ce n’est pas que vostre conseil mesme
sans courir plus loing, man que d’vn grand nombre d’habiles hommes
infiniment desir eux de vous seruit, tout le monde les connoist :
mais tous les astres d’vn mesme Ciel ne sont pas de pareille
grandeur, ny tous les esprits d’vn mesme climat de pareille trempe,

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& quelques vns peuuent estre fort entendus, & fort capables,
sans l’estre neantmoins, que plusieurs degrez au dessous de ce grand
homme. La production de ces grands Genies, n’est pas l’ouurage
ordinaire d ; vn Bissexte ; il faut par fois la reuolution entiere
de quatre siecles à la Nature pour en former vn pareil à celuy
là.

 

Les Cardinaux de Pellegruë, & de la Roche entre les nostres,
Alboroz, Caruajal & Ximenes, entre les Espagnols, sans faire
mention des Colonnes, des Vitellesques, des Caraffes & des Fregotes
entre les Italiens, ny de plusieurs autres diuerses nations
qui se sont autrefois meslez de la guerre, pour le seruice de leur
Maistres, n’en approcherent iamais. Ie ne le dis pas neantmoins
pour leur oster ce qu’il leur est deu ; c’est plustost pour faire voir
par leur exemple, que cet habit long, sous lequel ces beaux & genereux
Romains, firent vne fois plier vne partie de la terre & trembler
l’autre, n’a rien d’incompatible, comme se figurent quelques-vns,


Vos affaires ne seront iamais plus secrettement, plus fidellement,
ny plus heureusement maniées, qu’en les mettant entre les mains
d’vn homme semblable au grand Armand, SIRE, & vous ne sçayriez
faire chose plus conuenable à vostre prudence, plus vtile à
vostre authorité, ny plus auantageuse à vostre reputation, que
d’en laisser tousiours la conduite à celuy que vous trouuerez
autant digne de les administrer, que ce Cardinal, dont ie vous
viens de parler. Le feu Roy & vostre Majesté auez combatu
les trois plus fiers, & plus belliqueux de l’Europe : mais outre
qu’en vostre ieune aage, ils vous peuuent donner de nouueaux
suiets de venir encore aux mains auec eux, il vous reste beaucoup
d’autres ennemis d’autant plus redoutables, qu’estans plus
estroitement liez auec les interests de la pluspart d’entre nous, ils
font comme vne portion de ceux mesmes qui font contenance de
les haïr, & detester le plus.

Ce sont les voyes, & les desordres que la corruption du siecle,
& la vieillesse de l’estat ont introduits parmy toutes sortes de
conditions. Tout ce que nous auons veu du feu Roy, sont des
merueilles : mais cela n’est rien au prix de ce que nous esperons
voir de vostre Maiesté pour le bien, & le soulagement de son peuple.
Le repos d’vne profonde paix est necessaire à vostre gloire,
SIRE, il ne tiendra qu’à vostre Maiesté, en quelque bas aage
qu’elle soit, qu’elle ne vous en fasse iouïr ; puis qu’elle ne fait
la guerre que pour l’auoir. Que si l’ambition ou l’enuie de

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quelques-vns, nous priue de ce bon-heur, nous protestons dés
maintenant deuant Dieu contre eux, non seulement du mal qu’ils
nous feront souffrir : mais du bien qu’ils nous feront perdre, vous
ostant le moyen de rendre à l’aduenir la France, la plus iuste, la
plus douce, la plus heureuse, & la plus florissante Monarchie de
l’Vniuers.

 

FIN.

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Anonyme [1649], LE VRAY POLYTIQVE OV L’HOMME D’ESTAT DES-INTERESSÉ AV ROY LOVYS XIV. SVRNOMMÉ DE DIEV-DONNÉ. , françaisRéférence RIM : M0_4073. Cote locale : A_5_94.