Anonyme [1649], LES ENTRETIENS SERIEVX DE IODELET & de Gilles le Niais, retourné de Flandres, sur le temps present. , françaisRéférence RIM : M0_1257. Cote locale : A_3_45.
Section précédent(e)

LES
ENTRETIENS
SERIEVX DE IODELET
& de Gilles le Niais, retourné
de Flandres, sur le
temps present.

A PARIS,

M. DC. XLIX.

-- 2 --

-- 3 --

LES
ENTRETIENS Serieux de Iodelet & de Gilles
le Niais, retourné de Flandres,
sur le temps present.

Iodelet.

AH Dieu vous garde Seigneur Gilles ;
hé quoy, l’on vous à creu mort, & vn
Messager ignorant ou trompeur nous
auoit apporté la triste & fausse nouuelle de
vostre decez, & mesmes nous auoit dit que
le Dieu des Eaux voyant sa Cour sans bouffõ
& vous ayant veu à son pouuoir, auoit commandé
pour vous auoir au Seigneur Eole de
deschainer les Aquilons, les Borees, les Eures,
& de mettre tout son Royaume en émotion
& en desordre, ce qu’on nous dit qu’ils auoiẽt
fait, & que nous auons creu. Ie vous puis asseurer
que les F. Padelle, Gazette, Poliginelle,

-- 4 --

Spacamond, Brigantin, la Fleur, le Poicteuin,
& autres m’auoient tesmoigné vn tres
sensible desplaisir de vostre mort, soit par paroles
verbales ou escrites, & moy i’en estois
tres affligé, sçachant les belles qualitez que
vous possedez si auantageusement. Mais dites
moy ie vous prie, ce bruit n’auroit-il point
esté vray, & ne reuiendriez vous point de
l’Empire du Trident pour nous dire adieu, &
/> pour nous faire sçauoir de vos nouuelles auant
que de descendre plus bas ? estes vous vn corps
ou vne ame ? le Manteau bleu que vous portez
me dit que c’est vous mesme qui estiez il y a
deux ans à la Foire ; mais le bruit de vostre
mort qui a esté si vniuersel me sait iuger aussi
que vous n’estes qu’vne ame errante sur la terre
ou que peut-estre le Dieu Neptune aymãt
fort son frere Pluton vous enuoye a luy pour
le resiouyr & luy porter de ses nouuelles,
ou peut-estre aussi auez vous-des-ja
fait ce Message, le Dieu Pluton estonné de
voir qu’en ce temps icy on n’a point accoustumé
d’auoir ny famine, ny peste, guerre, il va
tant d’ames deuant son tribunal, vous aura
peut-estre enuoyé sur terre, pour en apprendre
la raison, & comme il a iugé sans doute

-- 5 --

que Paris qui est vn petit monde pourroit luy
fournir cette pratique, il vous y a enuoyé encore
vne fois comme moins suspect auec l’habit
que vous portez pour y apprendre la cause
de tous les desordres ; si vous estes vne ame
comme ie veux croire en quelque façon veu
les preuues que ie viens d’alleguer, & si vous
desirez que pour estre mieux recompensé du
Dieu Pluton, & pour auoir place & entrée
dans les champs Elysiens ie vous fasse le recit
de tout ce qui s’est passé en ce lieu. Ie vous ay
voüé pendant vostre vie vne amitié trop sincere
pour vous refuser vne grace apres vostre
mort. Vous ne me respondez rien, & vous
causez par ce silence l’accroissement de mon
doute : quoy, vous auroit-on deffendu de parler,
& comme l’on fit à Orphée de regarder
derriere luy, n’auez vous pas la liberté que de
voir & d’ouyr sans rien dire. En verité vous
m’estonnez de vostre procedé & ie ne sçay
plus que iuger, si vous auez enuie d’apprendre
sans mot dire ce qui se passe dans ce monde,
faites moy le moindre signe, & ie satisferay
tout à l’instant à vostre curiosité. Vous haussez
les espaules & vous paroissez estonné, ie

-- 6 --

ne comprends rien dans ce signe, vous ne
m’obligez pas à parler, mais plutost à m’enfuir
& me taire, car certainement ou vous estes
vn Diable qui a la figure d’vn homme ; ou vous
estes vn homme, si vous estes vn Diables allez
à tous les Diables. Si vous estes vn homme
parlez moy donc ; autrement ie m’en vas, à Dieu.
Pourquoy me retenez vous, ou parlez moy ou me
laissez aller, car ie me lasse de toutes ces sottises.
Adieu.

 

Gilles le Niais.

Tout beau, tout beau seigneur Iodelet, ie ne suis
pas si diable que ie suis noir, encore moins ce que
vous dites ; mais ie suis tres-estonné de voir toutes
les qualités que vous me donnes, sçachant bien que
ie ne les ay pas merités : ie ne suis ny le bouffon ny le
messager de Neptune, encore moins celuy de Pluton,
ie ne suis ny diable, ny ame errante, si i’estois
diable ie serois tombé du Ciel dans les abismes infernales
au temps de la cheute commune de tous les
diables : si i’estois ame errante, ce qui ne peut pas
estre à mon aduis, quoy que quelques vns asseurent
que cela se peut & qu’il s’est souuent veu des ames
errantes sous le nom d’esprit, tourmenter les viuans,
ie veux bien que par la permission de Dieu cela se
puisse faire, parlant en Chrestien & non pas en
Payen comme vous faites ; mais que naturellement

-- 7 --

cela se puisse faire, c’est ce que ie nie, & enquoy
vous auez tort de me donner ce titre. Ie suis tousiours
moy-mesme, & tousiours Gilles le Niais, &
ceux qui vous ont fait le recit de ma mort, estoient
ennemis de ma gloire. Il est vray que i’ay esté sur
Mer, mais i’ay graces à Dieu fait heureusement mon
voyage, & i’estois venu à Paris sur la fin du mois de
Ianuier, croyant d’assister à la Foire, & de faire là &
ailleurs les souplesses accoustumées à nostre compagnie,
mais i’ay bien trouué des choses contraires à
mon intention, & venant en dessein de donner de la
ioye, i’ay causé du regret à tout le monde pour ne
pouuoir se resiouir de mes boufonneries, i’ay veu le
desordre que vous voyez, & ie me suis veu obligé
au lieu de gagner de l’argent par mes galanteries de
despenser celuy que i’auois gagné dans les autres
Prouinces, mais ce qui me console dans ce malheur
c’est de voir que ie ne suis pas seul, & que i’ay beaucoup
de compagnons dans ma misere.

 

Iodelet.

Il est vray seigneur Gilles, puisque vous n’estes
pas mort à ce que vous dittes, que vous auez beaucoup
de compagnons, & Messieurs de l’Hostel de
Bourgogne & ceux de nostre troupe aux Marais,
n’ont rien fait depuis tous ces desordres que de despenser
le leur, quoy qu’on leur doiue encore beaucoup
de leurs gages, ny l’Oruietan, ny la Fleur le
Poicteuin, ny les autres, n’ont pas fait beaucoup

-- 8 --

non plus que nous, & tous sont aux mesmes peines.
Ie trouue que nous aurons plus d’auantage de suiure
la Cour, si on nous veut permettre de sortir, que
non pas de demeurer icy à manger ce qui nous
reste. Mais pourtant seigneur Gilles, faut il que dans
cette heureuse reueue nous digerions vn doigt de
melancolie, par vn doigt de vin, & i’ay tousiours ouy
dire au pauure Docteur deffunct, vinum bonum acuit
ingenium, c’est pourquoy malgre le mauuais temps,
i’ay encore vn quart d’escu, allons boire.

 

Gilles le Niais.

Allons boire, i’en suis content, entrons dans le
premier cabaret, & là nous raconterons nos auantures.

FIN.

Section précédent(e)


Anonyme [1649], LES ENTRETIENS SERIEVX DE IODELET & de Gilles le Niais, retourné de Flandres, sur le temps present. , françaisRéférence RIM : M0_1257. Cote locale : A_3_45.