Anonyme [1649], LETTRE ESCRITE A MONSIEVR LE COMTE DE PIGNERANDA, PLENIPOTENTIAIRE D’ESPAGNE, POVR LA PAIX GENERALE ; SVR LE RETOVR DV ROY dans sa Ville de Paris : PAR VN FAMEVX RELIGIEVX de la Ville de Doüay. Traduite d’Espagnol en François. , françaisRéférence RIM : M0_2209. Cote locale : C_3_38.
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LETTRE ECRITE A MONSIEVR
le Comte de Pigneranda, Plenipotentiaire
d’Espagne, pour la Paix Generale, sur le
Retour du Roy dans sa ville de Paris ; par
vn fameux Religieux de la ville de Doüay :
traduite d’Espagnol en François.

MONSEIGNEVR,

Vostre Grandeur m’a fait la grace de me
dire autrefois qu’elle ne sçauoit si elle deuoit
dõner à quelque colere du Ciel, ou au cours ordinaire de la
Nature, cette legereté des François. Il me souuient que nous
attribuons quelquefois la cause à vn esprit naturellement
coulant & sautelant sur vne infinité d’objets, qui fait qu’en
goustant de tout ce qu’il touche, il ne se saoule de rien, &
ressemble aux papillons qui volent sur toute sorte de fleurs,
sans conuertir le suc en rien de bon : Quelquefois aussi a
vne auidité extreme qui le tient tousiours alteré & dans l’estime
de l’aduenir, autant que dégousté du present & du
passé ; ce qui est cause qu’il est bien souuent surpris quand il
ne reconnoist plus le bon-heur que par sa perte, & comme
le chien de la Fable, qui a pris l’ombre pour la piece, se trouue
aux termes de rechercher passionnément ce qu’il a quitté :
ou à bien quelque delicatesse mal digerée & impatience
de ses aises, estant comme ceux qui s’agitent dans leur lict, &
s’efforcent de trouuer leur sommeil à force de lassirude : ou

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enfin à vne intemperie de passions meslangées qui le picquent
toutes à la fois, qui sortent comme en presse & en
desordre sans luy donner le loisir de remarquer leur visage,
leur contenance & leurs artifices. Comment que ce soit,
V. G. doit aduoüer que ces naturels là sont des abysmes à
la portée des hommes, qu’on ne sçauroit comprendre : Celuy
qui est le seul Scrutateur de cœurs, & qui a desbroüillé
ce premier amas des choses rudes & indigestes, qui furent
du commencement du monde, peut voir seul dans ces obscuritez.
La Politique, quoy que cette bien aymée des
siecles, qui tire vn tribut innocent des saisons, qui sçait, qui
voit, qui se promene seule dans l’Vniuers comme dans sa
maison, aduouë qu’elle n’a point d’art ny de regle qu’elle
puisse sagement appliquer sur ces esprits volages. Ils rompent
toute sorte d’estude & d’obseruation qu’on sçauroit
faire sur les affaires & sur le temps : ils n’ont point de vertu
à laquelle ils s’attachent scrupuleusement, ny de vice qu’ils
professent par methode. Quand on pense arracher leurs
maximes, leurs mœurs & leurs inclinations, on ne peut pas
seulement esbaucher leur physionomie. Les autres Peuples
reconnoissant le temps pour leur maistre, se rendent
vtiles ou pernicieux, selon le mouuement qui les importe,
& le diuers succés des choses qui les agite : il ne s’en est presque
point trouué dans quelque mauuais dessein si fort retenu
par le respect ou par la honte, qui ne l’aye aussi-tost confirmé
par la coustume ; ny qui ait eu le loisir comme celuy-là
de s’affermir & de faire du progrez par la tolerance, & le
consentement, qui ne s’y soit pris quasi tousiours auec impunité.

 

A dire vray, comme cét Estat n’auoit point esté iusques
icy susceptible d’aucune grande reuolution, & que selon
l’Oracle de la Medecine, tout changement soudain est dangereux
dans vn corps ; ie pensois fermement qu’il ne seroit
pas au pouuoir de ses Ministres d’arrester le cours de ces
mauuaises humeurs, ny d’entreprendre d’en émouuoir
quelqu’vne sans luy donner lieu de tuer auant que de se

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pouuoir resoudre. Ie voyois l’embrasement grand de tous
costez, & le party de ceux qui s’ennuyoient dans le repos,
plus fort encore que celuy des mescontents. Ie prenois garde
à ceux qui auoient esté donnez comme des lumieres,
pour conduire les Peuples, & les voyois tomber dans vne
honteuse defaillance, s’imprimer par vne forte creance
dans les ames du vulgaire, & donner autant de vigueur à
tous les crimes, qu’ils causoient de foiblesses generales à
toutes les Loix. Personne n’y viuoit plus dans leur crainte ;
& les querelles particulieres auoient tellement affoibly la
puissance du Souuerain, que sur ce rencontre i’eu l’honneur
d’en escrire fort au long à Monsieur le Brun Ambassadeur
en Hollande, & l’asseurer bien tost de la déroute d’vn
regne qui commençoit à donner de la compassion, dont il
n’y auoit point de plus asseuré presage que l’aueuglement
de ses conseils. C’estoit le temps qui me sembloit deuoir
manifester le plus haut secret des iugements de Dieu sur
nous, en ne dispensant pas d’vn rauage commun ceux qu’il
sembloit auparauant amuser dans les vaines prosperitez,
pour leur apprendre que si le torrent d’Elie seiche dans la
grande sterilité d’Israël, il n’y a qui que ce soit si asseuré de
sa bonne fortune & de ses beaux iours, qui ne doiue craindre
quelque temps orageux pour luy. Apres luy auoir fait
vn détail de toutes ces [1 mot ill.], qui se faisoient entendre de
plusieurs costez, & tiré le tableau de cette Babylone confuse,
ie conclus à vne autre face pour les affaires de ce pauure
Royaume tellement esbranlées, qu’il n’y auoit plus rien
qui peust venir à son secours que la main d’vn Dieu ; & ce qui
m’auoit donné de la jalousie, ne me donna plus que de la pitié.
En verité ie ne m’attendois point de voir iamais plus rejoindre
des playes si grandes & si souuent irrirées, & creus
d’abord que le moindre mal qui en pouuoit prouenir, c’estoit
de souffrir le mal mesme, & les meschans, de peur qu’ils
ne deuinssent pires.

 

Mais V. G. voit assez comment Dieu en ordonne d’vne
autre façon : ce n’est pas sur la route des experiences ordinaires,

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ny par les regles du sens commun ; mais par des voyes
secrettes aussi peu conneuës à nos entendemens, qu’elles
sont tousiours sensibles à nos volontez. Il n’est rien de meilleur
comme d’honorer de si profonds desseins par nos abaissemens,
& laisser dans la nuict & dans le silence ces hautes
veritez, qui profitent mieux quand elles sont bien ignorées,
que quand elles sont mal conneuës. Ie ne puis faire de reflexion
sur le peu de ressource qui arriue dans nos pertes, ny
à ce Destin qui a iusqu’icy esbloüy toute la prudence d’Espagne,
desarmé ses forces, troublé son actiuité, lassé sa patience,
confondu son raisonnement, sans aduoüer vn ie ne
sçay quoy dans la guerre qui est aussi peu préueu par les plus
sages, comme il est tousiours inestimable aux plus heureux.

 

Ie voy que ces foiblesses generales arriuent assez souuent
à la France, & que cette grande dilatation d’esprits
la meine parfois iusques dans la paralysie : mais d’où vient,
Monseigneur, que tant d’humeurs se resoluent si heureusement,
& que ce corps n’a pas si tost perdu son embonpoint
& son lustre, qu’il renaist presque de ses cendres, se releue
comme ce Geant, plus fort de ses cheutes, & sur le poids qui
l’accable ? Les eclipses y sont frequens, & les Astres y sont
assez malfaisans, sans que ce desordre y puisse produire rien
de fatal & d’extraordinaire : les orages y passent auec furie,
& semblent quelquesfois y détacher les rochers de leurs racines,
sans qu’il paresse d’autre dommage, que d’auoir engraissé
& r’affraischy les terres qu’ils ont touchées ? Les nopces
s’y font aussi-tost que les funerailles ; les tourbillons n’y
ont pas plustost couuert l’air, que les zephirs y arriuent pour
l’adoucir & le rendre serain : c’est vne merueille, Monseigneur,
qu’vn si grand desbordement ait passé si tost en modestie ;
l’aueuglement en choix, la licence & la fureur des
armes, en vne si parfaite tranquillité & vn calme si profond :
tant des seditieux, qui sembloient auoir conspiré auec les
puissances de l’Enfer, qui auoient presque estouffé les loix
& les actions de la Iustice, ont repris leurs places, comme

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s’ils n’en estoient iamais sortis ; & les peuples qui sont plus
prests que iamais, à donner ce pain seul qui leur reste cuit
sous la cendre, veulent faire voir que cette necessité qui
n’a point de loix, trouue chez eux de l’obeïssance, Leur
cœur, qui auoit demeuré fermé durant la nuict & l’absence
de leur Roy, s’est espanoüy comme vne fleur en sa presence.
Ils luy ont tapissé, comme autresfois à Constantin dans la
grande Bretagne, les ruës de leurs corps. Ils ont bien fait
voir dans cette presse & dans cet amour qui les emportoit,
que les murailles ne font pas les villes, & que les Estats ne
sont pas tous fondez sur la force : en regardant sur le visage
de ce ieune Prince, qui n’est encore que dans son poinct du
iour, ils ont puisé, comme dans son midy, & treuuent que
c’est l’Astre qui fait leurs saisons & leurs destinées, qui
commencent desia à remarquer ses pas par la Iustice, & ses
voyages par autant de felicitez publiques.

 

I’en parle, Monseigneur, non pas auec moins de douleur,
que d’admiration, puis que ie suis contraint d’auoüer
que de cette seureté de leurs affaires, dépend entierement
la necessité des nostres ; & qu’en eschange, ils nous doiuent
laisser toute la part qu’il faut pretendre au merite de la valeur.
Monseigneur l’Archiduc, qui pouuoit donner toutes
les marques d’vn Ennemy legitime dans leur païs, n’y a
laissé que des leçons de ciuilité, de tendresse, & d’accortise
dans les armes, en estant sorty, comme vn Epaminondas,
auec des mains nettes sans les soüiller, ny de biens ny de
vices de leur nation. Cet exemple, qui est plus capable de
les brauer que de les instruire, les doit porter à quelque
bon repos, & leur donner le goust de cette discipline aimable,
par qui les plus fiers Esprits sont temperez, & par qui
la plus haute gloire repose à l’ombre de la plus douce humilité.
Dieu qui vous a fait naistre, Monseigneur, l’instrument
d’vne Paix, qui doit estre si feconde en toutes sortes
de biens, vous a choisi entre les autres, pour nous faire part
de ses visites & de ses entretiens : rendez bien tost response
au peuple, de ce qu’il veut qu’il deuienne, & tirez-le d’impatience,

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puis qu’il y a desia long-temps qu’il est au pied de
cette montagne, étonné de ces grandes visions, & enuironné
des feux & des foudres de la guerre. Il a raison de douter
de vostre longueur dans ce Colloque, & croit, comme
il est vray, que si vous estes vne fois perdu, & que vous
ayez abandonné ce trauail important, de n’en pouuoir iamais
substituer vn pareil en vostre place.

 

FIN.

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