Anonyme [1649], LETTRES DE DEVX AMIS, Sur la prise de la Bastille. , françaisRéférence RIM : M0_2263. Cote locale : C_3_64.
Section précédent(e)

LETTRES
DE DEVX AMIS,
Sur la prise de la Bastille.

M. DC. XLIX.

-- 2 --

-- 3 --

LETTRES DE DEVX AMIS,
sur la prise de la Bastille.

MONSIEVR,

Le débord de la riuiere nous tenant
assiegez dans nos logis, ie vous fais ce mot
pour vous demander des nouuelles de la
prise de la Bastille. S’il est permis de railler
dans ces miseres publiques, ie m’estonne que Messieurs
de la Ville n’ont commis à la charge de Renaudot, pour
nous faire sçauoir ce qui se passe. Ces iours passez nous
auions des relations quotidiennes des affaires de Naples ; &
auiourd’huy à peine sommes nous aduertis au vray de ce qui
se fait à Paris. Mais il n’importe pas beaucoup que nos curiositez
soient contentées, pourueu que nos affaires aillent bien,
& que nos Bourgeois s’entretiennent en bonne concorde.
Nous auons vn President Ch. qui est vn vray homme de
cœur : l’apprends qu’il y en a plusieurs autres de sa condition
qui font tout de mesme. Quand ils auront mis ordre
aux affaires principales & plus vrgentes, ie croy qu’ils prendront
soin des moindres, & particulierement de la police du
pain. Car ie ne trouue pas de raison qu’vn pain qui valoit dix
sols, en soit vendu quinze : Veu que les Boulangers ont acheté
& achetent encore le bled au prix courant & raisonnable.
I’entends de ceux du dedans ; car quant à ceux du dehors, le
peril qu’ils courent merite bien qu’ils soient surpayez & recompensez,
&c. Ce 17. Ianuier 1649.

-- 4 --

RESPONSE.

MONSIEVR,

Dans les affaires vrgentes comme celle-cy,
il ne se faut pas amuser aux ceremonies ; & ie
n’aurois pas manqué de vous visiter nonobstant
les eaux qui vous enuironnent. Mais vn
bon Citoyen doit garder son quartier & son
voisinage, & y trauailler selon sa portée & sa conscience. I’ose
vous dire que Monsieur C. & moy auons asseuré & consolé
mille personnes, sans leur auoir fourny ny armes, ny munitions.
Vn homme en vaut mille quand il a bonne intention,
& vn peu de conduite ; voicy comme ie leur parlois. Nostre
cause est bonne, nostre conscience nous le dicte ; nos Curez
nous le preschent, nos Magistrats nous iustifient : Nous sommes
cent contre vn, que craignez-vous ? Si le pain ne vient
pas par vn costé, il entrera par l’autre : Tenons-nous en bonne
vnion, nous sommes inuincibles. C’est cette vnion qui maintient
les Republiques : c’est l’vnion qui conserue les familles ;
c’est le nom que nostre Ennemy ne sçauroit ny entendre, ny
prononcer sans fremir, & par la vertu duquel nous le deuons
exorciser & chasser du corps de cet Estat. N’entreprenons
point sur les charges les vns des autres : Que les Maistres commandent,
que les valets & les enfans obeïssent ; que les hommes
aillent à la garde, & à leurs autres factions. Que les femmes
prennent soin de leurs mesnages, & d’assister aux prieres
de l’Eglise ; & s’il y en a qui soient si extremement timides,
qu’elles ne se puissent resoudre, qu’elles digerent leurs craintes
à par-elles, sans effroyer leur voisinage, & appoltronnir

-- 5 --

leurs maris. C’est bien loin de se presenter pour seruir aux fortifications
de la ville, & de porter la hotte, comme ie l’ay veu
pratiquer à la Mareschalle de Chastillon pendant le siege de
Montpellier. Or à vous autres, Mesdames, on ne vous demande
rien que de vous abstenir de pleurs & de crieries, & de
viure en repos dans vos maisons. N’auez-vous iamais esté promener
en basteau iusques aux Bons hommes ? Tandis que
vous estes assisses & en repos, le Battelier vous conduit sans
peril, & presque sans peine : Estes vous à bord ? deux ou trois
estourdis qui voudront sortir plustost que les autres, feront
vn peu pancher la nasselle, les femmes s’écrient là-dessus que
tout est perdu : elles se iettent toutes d’vn coste ; & par leur
tumulte & leur effroy imprudent elles se culbutent dans l’eau,
& en sont cause : sans cela on les debarquoit facilement, & à
pied sec. Ha ! mais disent-elles, il y a des traistres parmy ceux-cy,
parmy ceux là. Nous le sçauons bien, il y en auoit dans la
cõpagnie de Nostre Seigneur Mais ne vous en mettez pas en
peine, ils sont cognus, ils sont obseruez : Et tel qui chancelloit
aux premieres barricades, est maintenant conuerty & affermy.
Vous dites que nos ennemis ont des hommes : Ouy, ils
en ont, mais ces hommes-là ont des femmes & des enfans
qui sont parmy nous, & qu’ils aiment mieux que ceux qui
les payẽt & qui les solicitent de nous mal faire. Vous ne sçauez
donc pas que depuis deux iours plus de trois cens Soldats des
Gardes sont retournez pardeçà, soit pour l’amour de leurs
femmes, soit pour estre bien payez, comme ils seront dans nos
trouppes. Que restera-il de delà sinon quelques pillards d’Allemans
que les paysans assommeront au son du tocsin dés
qu’ils en auront la permission ? Au reste les Gouuerneurs de
nos Frontieres ne seront pas si traistres au Roy & à l’Estat,

-- 6 --

que de bailler leurs garnisons pour s’exposer en proye à l’Estranger.
Quand ils n’auroient pas assez de charité pour leur
patrie, s’ils ont vn peu d’âge & d’experience, ils se souuiendront
de la honte que laisserent à leur posterité ceux qui s’érigerent
en titre de Coyons pour la pension de mille francs
qu’ils receurent du Mareschal d’Anchre : Mais la plus forte
raison, & qui doit faire impression sur l’esprit des plus auisez,
& qui a fait resoudre ces sages Princes & Seigneurs qui se sont
declarez, c’est celle-cy, que la Force & la Iustice sont euidemment
de nostre costé : Et par consequent qu’on ne doit point
hesiter de s’y ioindre, & d’y prendre party. Quant à la Iustice,
entenduë comme vertu, c’est à dire raison, equité ; conformité
à la Loy de Dieu ; elle y est visiblement. Nous nous defendons
contre la violence & l’oppression : Nous demandons
d’estre deliurez d’vn Estranger qui nous tyrannise : Nous souhaitons
la presence du Roy : Nous desirons qu’il soit pourueu
d’vn bon Conseil, & d’vne bonne education. Quant à la
Iustice, entenduë pour les Magistrats qui l’exercent : Elle est
absolument pour nous : Il n’y a point de diuision ny de partage :
toutes les voix sont conformes. Ce n’est pas comme
du temps de la Ligue : Il y auoit vn Parlement diuisé & contradictoire.
Celuy qu’on iustifioit à Paris, estoit condamné &
supplicié à Tours. Cela estant ainsi, ceux qui combatent
pour nous, ne peuuent craindre confiscation aucune ny de
corps, ny de biens. Quant à la conscience : Toute la Theologie
est encore pour nostre party. Pour ce qui est des armes,
nous sommes plus de vingt contre vn Voyez quelle proportion.
Mais ie ferois tort aux Gentils-hommes & à tant de
braues soldats qui nous assistent, de les faire combatre à si
grand auantage, auec la bonté de la cause qui les anime ; vn

-- 7 --

contre vn. Ils ne m’en desauoüeront pas. Nos Generaux ne
sont pas, Dieu mercy, de la qualité de ceux qui s’éleuerent
dans la sedition de Naples. Quant à la personne du Roy & de
Messieurs les Princes ; nous les honorons de toute l’étenduë
de nos cœurs, & ne respirons rien tant que l’honneur de leur
presence & bienueillance. Nous n’auons ny biens, ny vie
que nous n’exposions tres-volontiers pour eux : Iamais nous
ne refuserons rien pour la grandeur ny pour la pompe de leur
Cour, ny pour l’accomplissement de leurs grands desseins,
Mais ny nous Peuple, ny la vertueuse Noblesse, ny les bons
Ecclesiastiques ne pouuons plus souffrir la tyrannie des Fauoris,
des Flatteurs & des Partisans. C’est la honte de la France,
& le scandale de toutes les Nations. Le zele m’emporte.
Ce n’est pas à vous à qui il faut faire ces remonstrances. Vous
voulez sçauoir le siege de la Bastille. Voicy comme ie l’ay oüy
raconter. Le Mercredy 13. du present, Monsieur d’Elbeuf enuoya
sommer le Gouuerneur de venir parler à luy : Il respondit
qu’il ne pouuoit pas le faire, mais que si Monsieur d’Elbeuf
vouloit aller sous la halle où sont tous ces fusts de Canons,
il l’écouteroit parler. Ils se virent. Le Gouuerneur refusa
de bailler sa place, & qu’il y alloit de la vie. Le Prince luy
répliqua que s’il la pretendoit defendre cõtre vne ville de Paris,
il couroit la mesme fortune. Sur l’heure mesme Monsieur
de Lislebonne fils de Monsieur d’Elbeuf, eut cõmandement
de mener le Canon qu’il pointa contre la muraille de la
perspectiue de la grande allée de l’Arsenac. On fit trois embraseures
pour trois gros Canons qui tiroient dans la porte du
pont-leuis, & qui sirent trois ou quatre grands éclats dans la
pierre de taille, & briserent le pont leuis en plusieurs endroits.
On dit que cependant le sieur du Tremblay enuoya à S. Germain,

-- 8 --

& qu’il eut ordre de rendre la place. Ce qu’il fit le Ieudy
à trois heures, & en sortit bagues sauues auec vingt hommes,
tant soldats que domestiques. Monsieur d’Elbeuf luy
dit que par les loix de la guerre il auoit encouru vn plus rude
traictement, pour auoir de fendu vne place de cette qualité ;
mais qu’il estoit son amy & son seruiteur. Sur ce, comme il
fut question de faire entrer deux Compagnies de Bourgeois,
l’vne commandée par Monsieur Portail Conseiller de la
Cour, & l’autre par Monsieur le Febure aussi Conseiller, ils
eurenr dispute à qui entreroit le premier. Monsieur d’Elbeuf
leur proposa de tourner à croix pile : Monsieur Portail répondit
qu’il ne sçauoit point ce ieu là, & qu’il en décideroit
auec son espée contre l’autre. Sur ce Monsieur d’Elbeuf prit
Monsieur Portail à l’adroicte, & Monsieur le Febure par la
gauche, & les introduisit tous deux en mesme temps. Le lendemain
Vendredy matin Monsieur le Prince de Conty nomma
Monsieur de Broussel pour Gouuerneur de la Bastille, qui
en donna la Lieutenance à son fils, nommé la Louuiere, cy
deuant Lieutenant aux Gardes A dieu. I’ay froid au bout des
doigts. L’eau entre dans l’Eglise de nos Celestins. Ce dix-septiesme
Ianuier mil six cens quarante-neuf.

 

Section précédent(e)


Anonyme [1649], LETTRES DE DEVX AMIS, Sur la prise de la Bastille. , françaisRéférence RIM : M0_2263. Cote locale : C_3_64.