Anonyme [1652], OVIDE PARLANT A TIESTE, Luy monstrant l’ordre qu’il doit tenir pour gouuerner vn Estat, & le rendre victorieux malgré ses Ennemis. I. Que la Coustume doit estre obseruée, sans que l’on y puisse mettre empeschement. II. Que les Loix receuës, ne se doiuent aucunement changer. III. Que l’Espée roüillée de Iustice, peut perdre le Mazarin par ses nouuelles Loix. IV. Que les Loix permettent d’appeler mains ennemies pour esuiter vne continuelle guerre. V. Que les Vertus modernes, ce doiuent loüer autant que les anciennes. VI. Que son Altesse Royalle, Messieurs les Princes, & le Parlement, sont obligez de retirer le Roy d’entre les mains du Mazarin. , français, latinRéférence RIM : M0_2637. Cote locale : C_12_36.
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OVIDE
PARLANT
A
TIESTE,
Luy monstrant l’ordre qu’il doit tenir
pour gouuerner vn Estat, & le
rendre victorieux malgré
ses Ennemis.

I. Que la Coustume doit estre obseruée, sans que l’on
y puisse mettre empeschement.

II. Que les Loix receuës, ne se doiuent aucunement
changer.

III. Que l’Espée roüillée de Iustice, peut perdre le Mazarin
par ses nouuelles Loix.

IV. Que les Loix permettent d’appeler mains ennemies
pour esuiter vne continuelle guerre.

V. Que les Vertus modernes, ce doiuent loüer autant
que les anciennes.

VI. Que son Altesse Royalle, Messieurs les Princes, & le
Parlement, sont obligez de retirer le Roy d’entre les
mains du Mazarin.

A PARIS,

M. DC. LII.

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OVIDE PARLANT A TIESTE,
luy monstrant l’ordre qu’il doit tenir
pour gouuerner vn Estat, & le rendre
victorieux malgré ses ennemis.

IE n’ay point cette erreur commune,
de iuger d’vn autre selon que ie suis.
I’en croy aysément des choses diuerses
à moy. Pour me sentir engagé
a vne forme, ie n’y oblige pas le
monde, comme chacun fait, & croy,
& conçoy mille contraires façons
de vie ? & au rebours du commun ; reçoy plus facilement
la difference, que la ressemblance en nous,
Ie decharge tant qu’on veut, vn autre estre, de mes
conditions & principes, & le consi lere simplement
en luy-mesme, sans relation, l’estoffant sur son propre
modelle. Pour n’estre coutinent, ie ne laisse d’auoüer
sincerement la continence des Fueillans &
des Capucins, & de bien trouuer l’air de leur train.
Ie m’insinuë par imagination fort bien en leur place :
& les ayme & les honore d’autant plus ; qu’ils sont
autres que moy. Ie desire singulierement, qu’on nous
iuge chacun à part soy, & qu’on ne me tire rien en
consequence des communs exemples. Ma foiblesse
n’altere aucunement les opinions que ie dois auoir
de la force & vigueur de ceux qui le meritent. Sunt
qui nihil suadens, quàm quod se imitari posse tonfidunt.
Rempant au limon de la terre, ie ne laisse pas de remarquer

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iusques dans les nuës la hauteur inimitable
d’aucunes ames heroy ques : C’est beaucoup par moy
d’auoir le iugement reglé, si les effects ne le peuuent
estre, & maintenir au moins cette maistresse partie,
exempte de corruption : C’est quelque chose d’auoir
la volonté bonne, quand les iambes me faillent. Ce
siecle auquel nous viuons, au moins pour nostre climat,
est si plombé, que ie dis pas l’execution, mais
l’imagination mesme de la vertu en est à dire, & semble
que ce ne soit autre chose qu’vn iargon de College.

 

 


virtutem verba putant vt
Lucúm ligna ! quam vereri deberent, etiamsi percipere non possent. C’est vn affiquet à prendre en vn cabinet, ou au bout
de la langue, comme au bout de l’oreille, pour parement.
Il ne se recognoist plus d’action vertueuse :
celles qui en portent le visage, elles n’en ont pas
l’essence : car le profit, la gloire, la crainte, l’accoustumance,
& autres telles causes estrangeres nous
acheminent à les produire. La Iustice, la Vaillance,
la Debonnaireté, que nous exerçons lors, elles peuuent
estre ainsi nommées, pour la consideration d’autruy,
& du visage qu’elles portent en public : mais
chez l’ouurier ce n’est aucunement vertu. Il y a vne
autre fin proposée, autre cause mouuante. Or la vertu
n’aduouë rien, que ce qui se fait par elle, & pour
elle seule. En cette grande bataille de Potidée, que les
Grecs sous Pausanias gagnerent contre Mardonius,
& les Perses. Les victorieux suiuant leur coustume
venans à partir entr’eux la gloire de l’exploict, attribuerent
à la nation Spartiates la precellence de la valeur-en
ce combat. Les Spartiates excellens Iuges de
la vertu, quand ils vindrent à decider, à quel particulier
de leur nation deuoit demeurer l’honneur d’auoir
le mieux fait en cette iournée, trouuerent qu’Aristodemus

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s’estoit le plus courageusement hazardé :
mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix,
parce que sa vertu auoit esté incitée du desir de se
purger du reproche, qu’il auoit encouru au fait des
Thermopyles : & d’vn appetit de mourir vaillamnment,
pour garentir sa honte passée. Nos iugemens
sont encores malades, & suiuent la deprauation de
nos mœurs : Ie voy la pluspart des esprits de mon
temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles
& genereuses actions anciennes, leur donnant
quelque interpretation vile, & leur controuuant des
occasions & des causes vaines. Grande subtilité :
Qu’on me donne l’action la plus excellente & pure,
ie m’en vay y fournir vray-semblablement cinquante
vitieuses. Dieu sçait, à qui les veut estendre, quelle
diuersité d’images ne souffre nostre interne volonté ?
Ils ne font pas tant malicieusement, que lourdement
& grossierement, les ingenieux, à tout leur médisance.
La mesme peine, qu’on prend à detracter de ces
grands noms, & la mesme licence, ie la prendrois volontiers
à leur prester quelque tour d’espaule pour
les hausser. Ces rares figures, & triées pour l’exemple
du monde, par le consentement des Sages, ie ne me
feindrois pas de les recharger d’honneur, autant que
mon inuention pourroit, en interpretation & fauorable
circonstance. Et il faut croire, que les efforts
de nostre inuention sont loing au dessous de leur merite.
C’est l’office des gens de bien, de peindre la vertu
la plus belle qui sepuisse. Et ne seroit pas messeant
quand la passion nous transporteroit à la faueur de si
sainctes formes. Ce que ceux cy font au contraire, ils
le font ou par malice, ou par ce vice, de r’amener
leur creance à leur portée, dequoy ie viens de parler :
ou comme ie pense, plustost, pour n’auoir pas la veuë
assez forte & assez nette, ny dressée à conceuoir la
splendeur de la vertu en sa pureté naïfue : Comme

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Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuoient
la cause de la mort du ieune Caton, à la crainte qu’il
auoit eu de Cesar : dequoy il se picque auecque raison :
Et peut on iuger par là, combien il se fust encore
plus offencé de ceux, qui l’ont attribué à l’ambition.
Sottes gens ! Il eust bien fait vne belle action
genereuse & iuste, plustost auec ignominie, que pour
la gloire. Ce personnage là fut veritablement vn patron,
que nature choisit, pour monstrer iusques où
l’humaine vertu & fermeté pouuoit atteindre : Mais
ie ne suis pas icy à mesme pour traitter ce riche argument :
Ie veux seulement faire luitter ensemble, les
traicts de cinq Poëtes Latins sur la loüange de Caton
& pour l’interest de Caton : & par incident pour le
leur aussi. Or devra l’enfant bien nourry, trouuer au
prix des autres, les deux premiers trainants. Le
troisiesme plus verd : mais qui s’est abbatu par l’extrauagance
de sa force. Il estimera que là il y auroit
place à vn ou à deux degrez d’inuention encore,
pour arriuer au quatriesme, sur le poinct duquel il
ioindra ses mains par admiration. Au dernier, premier
duquel espace : mais laquelle espace, il iurera
ne pouuoir estre remplie par nul esprit humain, il
s’estonnera, il se transira. Voicy merueilles : nous
auons bien plus de Poëtes, que de iuges & interpretes
de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la connoistre.
A certaine mesure basse, on la peut iuger
par les preceptes & par les articles. Mais la bonne,
la supreme, la diuine, est au dessus des regles & de
la raison. Quiconque en discerne la beauté, d’vne
veuë ferme & rassize, il ne la void pas, non plus que
la splendeur d’vn esclair. Elle ne pratique point nostre
iugement : elle le rauit & rauage. La fureur, qui
espoiçonnne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores
vn tiers, à la luy ouyr traitter & reciter. Comme
l’aimant attire non seulement vne aiguille, mais infonde

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encore en icelle, sa faculté d’en attirer d’autres,
& il se void plus elairement aux theatres, que
l’inspiration sacrée des muses, ayant premierement
agité le Poëte à la colere, au duëil, à la haine, &
hors de soy, où elles veulent, frappe encore par le
Poëte, l’acteur ; & par l’acteur, consecutiuement
tout vn peuple. C’est l’enfileure de nos aiguilles,
suspenduë l’vne de l’autre. Dés ma premiere enfance,
la poësie a eu cela, de me transporter. Mais ce
ressentiment bien vif, qui est naturellement en moy,
a esté diuersement manié, par diuersité de formes,
non tant, plus hautes & plus basses, (car ils
estoient tousiours des plus hautes en chaque especes)
comme differentes en couleur. Premierement,
vne fluidité gaye & ingenieuse, depuis vne subtilité
aiguë & releuée : enfin, vne force meure & constante,
L’exemple le dira mieux. Ouide, Lucain, Virgile,
Mais voila nos gens sur la carriere.

 

Sit Cato dùm viuit sane vel Cæsare maior. dit l’vn,
& iniustum deuicta morte Catonem,
dit l’autre. Et l’autre parlant des guerres ciuiles d’entre
Cesar & Pompée.

Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni. Et le quatriesme sur les loüanges de Cesar :

 


Et cuncta terrarum subacta,
Præter atrocem animum Catonis.

 

Et le maistre du Chœur, apres auoir estalé les
noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en
cette maniere : Où les estrennes que le Roy enuoye
aux Princes ces vassaux, tous les ans, c’est du feu ; lequel
apporté, tout le vieil feu est esteint, & de ce nouueau
sont tous obligez les peuples voisins venir puiser
chacun pour soy, sur peine de crime de leze-Majesté.
Où quand le Roy pour s’addonner du tout à la
deuotion, se retire de sa charge, (ce qui aduient souuent)

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son premier successeur est obligé d’en faire autant :
& passe le droict du Royaume au troisiesme successeur.
Où l’on diuersifie la forme de la police, selon
que les affaires semblent le requerir : Ou on depose le
Roy quand il semble bon, & luy substituë l’vn des
anciens à prendre le gouuernail de l’Estat, & le laisse
t’on par fois aussi és mains de la commune : où hommes
& femmes sont circoncis & pareillement baptisez.
Où le soldat, qui en vn ou diuers combats, est
arriué à presenter à son Roy sept testes d’ennemis, est
fait noble. Où l’on vit sous cette opinion si rare &
insatiable de la mortalité des ames. Où les femmes
s’accouchent sans plainte & sans effroy. Où les femmes
en l’vne & l’autre jambes portent des greues de
cuiure ; & si vn poulles mord, sont tenuës par deuoir
de magnanimite, de le remordre ; & n’osent espouser
qu’elles n’ayent offert à leur Roy, s’il le veut, leur
pucelage. Où l’on saluë mettant le doigt à terre, &
puis le haussant vers le ciel. Où les hommes portent
les charges sur la teste, les femmes sur les espaules :
elles pissent debout, les hommes accroupis Où ils
enuoyent de leur sang en signe d’amitié, & encensent
comme les Dieux, les hommes qu’ils veulent honorer.
Où non seulement iusqu’au quatriesme degré,
mais en aucun plus éloigné, la parenté n’est soufferte
aux mariages. Où les enfans sont quatre ans en nourrisse,
souuent douze : & là mesme il est estimé mortel
de donner à l’enfant à tetter tout le premier. Où les
peres ont charge du chastiment des masles, & les
meres à part, des femelles : & est le chastiment de
les fumer pendus par les pieds Où on fait circoncire
les femmes. Où l’on mange toute sorte d’herbes sans
autre discretion, que de refuser celles qui leur semblent
auoir senteur. Où tout est ouuert : & les maisons
pour belles & riches qu’elles soient, sans porte,
sans fenestre, sans coffre qui ferme : & sont les larrons

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doublement punis qu’ailleurs. Où ils tuent les
pouls auec les dents comme les Magots, & trouuent
horrible de les voir escacher sous les ongles. Où l’on
ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle : ailleurs
où l’on ne couppe que les ongles de la droicte, celles
de la gauche se nourrissent par gentillesse. Où ils
nourrissent tout le poil du costé droict tant qu’il peut
croistre : & tiennent raze le poil de l’autre costé. Et
en voisines Prouinces : celle-cy nourrit le poil de deuant,
celle la le poil de derriere : & rasent l’opposite.
Où les peres prestent leurs enfans : les maris leurs
femmes, à iouyr aux hostes, en payant Où l’on peut
honnestement faire des enfans à sa mere : les peres se
mesler à leurs filles, & à leurs fils. Où aux assemblées
des festins, ils s’entreprestent sans distinction
de parenté les enfans les vns aux autres. Icy on
vit de chaire humaine : là c’est office de pieté de tuer
son pere en certain âge : ailleurs les peres ordonnent
des enfans encore au ventre des meres, ceux qu’ils
veulent estre nourris & conseruez, & ceux qu’ils veulent
estre abandõnez & tuez : Ailleurs les vieux maris
prestent leurs femmes à la ieunesse pour s’en seruir
& ailleurs elles sont communes sans peché voir en
tels pays portent pour marque d’honneur, autant de
belles houppes frangées au bord de leurs robes,
qu’elles ont accointé de masles. N’a pas fait la coustume
encore vne chose publique de femmes à part ?
leur a t’elle pas mis les armes à la main ? fait dresser
des armées, & liurer des batailles ? Et ce que toute la
Philosophie ne peut planter en la teste des plus sages,
ne l’apprend-elle pas de la seule ordonnance au plus
grossier vulgaire ? Car nous sçauons des nations entieres,
où non seulement [1 mot ill.] estoit méprisée, mais
festoyée : où les enfans de sept ans souffroient à estre
fouettez iusques à la mort, sans changer de visage :

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où la richesse estoit en telle mépris, que le plus chetif
citoyen de la ville n’eust daigné baisser le bras pour
amasser vn bourse d’escus. Et sçauons des regions
tres fertiles en toutes façons de viures, où toutesfois
les plus ordinaires mets & les plus sauoureux, estoient
du pain, du nasitor & de l’eau. Fit-elle pas
encore ce miracle en Cio, qu’il s’y passa sept cens
ans, sans memoire que femme ny fille y eust fait faute
à son honneur ? Et somme à ma fantaisie, il n’est rien
qu’elle ne fasse, ou qu’elle ne puisse : & auec raison
l’appelle Pindarus, à ce qu’on m’a dit, la Rome &
Emperiere du monde. Celuy qu’on rencontra battant
son pere, respondit, que c’estoit la coustume de
sa maison, que son pere auoit ainsi batu son ayeul,
son ayeul son bisayeul, & monstrant son fils : Cestuy-cy
me battera, quand il sera venu au terme de l’âge où
ie suis. Et le pere que le fils tirassoit & sabouloit emmy
la ruë, luy commanda de s’arrester à certain huis,
luy n’auoit traisné son pere que iusques là : c’estoit la
borne des iniurieux traitemens hereditaires, que les
enfans auoient en vsage faire aux peres en leurs famille.
Par coustume, dit Aristote, aussi souuent que
par maladie, des femmes s’arrachent le poil, rongnent
leurs ongles, mangent des charbons & de la
terre : & plus par coustume que par nature, les masles
se meslent aux masles. Les loix de la conscience que
nous disons naistre de nature, naissent de la coustume ;
chacun ayant en veneration interne les opinions
& mœurs approuuées & receuës autour de luy, ne
s’en peut despendre sans remors, ny s’y appliquer
sans applaudissement. Quand ceux de Grece vouloient
au temps passé maudire quelqu’vn, ils prioient
les Dieux de l’engager en quelque mauuaise coustume.
Mais le principal effet de sa puissance, c’est de
nous saisir & empieter de telle sorte, qu’à peine soit-il
en nous de nous rauoir de sa prise, & de r’entrer

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en nous, pour discourir & raisonner de ses ordonnances.
De vray, parce que nous les humons auec le laict
de nostre naissance, & que le visage du monde se
presente en cét estat à nostre premiere veuë ; il semble
que nous soyons nais à la condition de suiure ce
train. Et les communes imaginations que nous trouuons
en credit autour de nous, & infuses en nostre
ame par la semence de nos peres, il semble que ce
soient les generales & naturelles. Par où il aduient
que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le
croit hors les gonds de la raison. Dieu sçait combien
déraisonnablement le plus souuent. Si comme nous
qui nous estudions, auons appris de faire, chacun qui
oit vne iuste sentence, regardoit incontinent par où
elle luy appartient en son propre ; chacun trouueroit
que cette-cy n’est pas tant vn bon mot, comme vn
bon coup de foüet à la bestise ordinaire de son iugement.
Mais on reçoit les aduis de la verité & ses
preceptes, comme addressez au peuple, non iamais
à soy : & au lieu de les coucher sur ses mœurs, chacun
les couche en sa memoire, tres-sottement &
tres-inutilement. Reuenons à l’Empire de la coustume.
Les peuples nourris à la liberté & à se commander
eux-mesmes, estiment toute autre forme de police
monstrueuse & contre nature ; ceux qui sont duits
à la Monarchie en font de mesme. Et quelque facilité
que leur preste fortune au changement, lors
mesme qu’ils se sont auec grandes difficultez deffaits
de l’importunité d’vn maistre, ils courent à en replanter
vn nouueau auec pareilles difficultez, pour
ne se pouuoir resoudre de prendre en haine la maistrise.
C’est par l’entremise de la coustume que chacun
est contant du lieu où nature l’a planté : & les
sauuages d’Escosse n’ont que faire de la Touraine,
ny les Scythes de la Thessalie. Darius demandoit à
quelques Grecs, pour combien ils voudroient prendre

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la coustume des Indes, de manger leurs peres
trespassez (car c’estoit leur forme, estimans ne leur
pouuoir donner plus fauorable sepulture, que d’eux
mesmes) ils luy respondirent que pour chose du
monde ils ne le feroient : mais s’estant aussi essayé de
persuader aux Indiens de laisser leur façon & prendre
celle de Grece, qui estoit de brusler les corps de
leurs peres, il leur fit encore plus d’honneur, Chacun
en fait ainsi, dautant que l’vsage nous dérobe le
vray visage des choses.

 

 


Niladeò magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.

 

Autrefois ayant à faire valoir quelqu’vne de nos
obseruations, & receuë auec resoluë authorité bien
loing autour de nous, & ne voulant point comme, il
se fait, l’establir seulement par la force des exemples,
mais qu’estant tousiours iusqu’à son origine, i’y trou-
I’ay le fondement si foible, qu’à peine que ie ne m’en
dégoutasse, moy qui auois à la confirmer en autruy.

C’est cette recepte, par laquelle Platon entreprend
de chasser les desnaturées & preposteres amours de
son temps : qu’il estime souueraine & principale
Assçauoir que l’opinion publique les condamne, que
chacun en fasse de mauuais contes : Recepte, par le
moyen de laquelle, les plus belles filles n’attirent
plus l’amour des peres, ny les freres plus excellents
en beauté, l’amour des sœurs. Les fables mesmes de
Thyeste, d’Oedipe, de Macarée, ayans auec le
plaisir de leur chant, infus cette vtile creance, en la
tendre cruelle des enfans. De vray la pudicité est vne
belle vertu, de laquelle l’vtilité est assez conneuë,
mais, de la traiter & faire valoir selon nature, il est
autant mal-aisé, comme il est aisé de la faire valoir
selon l’vsage, les loix, & les preceptes. Les premieres
& vniuerselles raisons sont de difficile preseruation.

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Et les passent nos maistres en escumant, ou en
ne les osant pas seulement taster, se iettent d’abordée
dans la franchise de la coustume, là ils s’enflent,
& triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent
laisser tirer hors cette originelle source, faillent encore
plus, & s’obligent à des opinions sauuages ; tesmoin
Chrysippus, qui sema en tant de lieux de ses
escrits, le peu de conte en quoy il tenoit les conionctions
incestueuses, telles qu’elles fussent. Qui
voudra se deffaire de ce violent preiudice de la coustume,
il trouuera plusieurs choses receuës d’vne resolution
indubitable, qui n’ont appuy qu’en la barbe
chenuë & ridée de l’vsage, qui les accompagne :
mais ce masque arraché rapportant les choses à la verité
& à la raison, il sentira son iugement, comme
tout bouleuersé, & remis pourtant en bien plus seur
estat. Pour exemple, ie luy demanderay lors, quelle
chose peut estre plus estrange, que de voir vn peuple
obligé à suiure des loix qu’il n’entendit oncques,
attaché en tous ses affaires domestiques, mariages,
donnations, testamens, ventes, & achapts, à des reigles
qu’il ne peut sçauoir, n’estans escrites ny publiées
en sa langue, & desquelles par necessité il luy
faille achepter l’interpretation & l’vsage. Non selon
l’ingenieuse opinion d’Isocrates, qui conseille à son
Roy de rendre les trafiques & negociations de ses
sujets libres, franches, & lucratiues, & leurs debats
& querelles, onereuses, chargées de puissans subsides :
mais selon vne opinion prodigieuse, de mettre
en trafique la raison mesme, & donner aux loix cours
de marchandise. Ie sçay bon gré à la fortune, dequoy
(comme disent nos Historiens) ce fut vn Gentilhomme
Gascon, & de mon pays, qui le premier
s’opposa à Charlemagne, nous voulant donner les
loix Latines & Imperiales. Qu’est il plus farouche
que de voir vne nation, où par legitime coustume la

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charge de iuger se vende, & les iugemens soient
payez à purs deniers contens ? & où legitimement la
iustice soit refusée à qui n’a dequoy la payer : & aye
cette marchandise si grand credit, qu’il se fasse en vne
police vn quatriesme estat, de gens manians le procez,
pour le ioindre aux trois anciens de l’Eglise, de
la Noblesse, & du peuple : lequel estat ayant la charge
des loix & souueraine authorité des biens & des
vies, fasse vn corps à part de la Noblesse : d’où il aduienne
qu’il y ait doubles loix, celles de l’honneur,
& celles de la iustice en plusieurs choses fort contraires :
aussi rigoureusement condamnent celles-là vn
dementi souffert, comme celles icy vn dementi reuanché :
par le deuoir des armes, celuy la soit degradé
d’honneur & de Noblesse qui souffre vne iniure,
& par le deuoir ciuil, celuy qui s’en venge encoure
vne peine capitale ; qui s’addresse aux loix pour auoir
raison d’vne offense faite à son honneur, il se deshonore :
qui ne s’y addresse, il en est puny & chastié
par les loix : Et de ses deux pieces si diuerses, se rapportans
toutesfois à vn seul chef, ceux là ayans la
paix, ceux-cy la guerre en charge : ceux là ayans le
gain, ceux-cy ll’honneur : ceux là le sçauoir, ceux-cy
la vertu : ceux-là la parole, ceux cy l’action : ceux-là,
la iustice, ceux-cy la vaillance : ceux la, la raison,
ceux-cy la force : ceux-là, la robbe longue : ceux-cy
la courte en partage. Quant aux choses indifferentes,
comme vestemens, qui les voudra ramener à leur
vraye fin, qui est le seruice & commodité du corps,
d’où depend leur grace & bien-seance originelle,
pour les plus fantastiques à mon gré qui se puissent
imaginer, ie luy donneray nos bonnets carrez : cette
queuë de veloux plissé, qui pend aux testes de nos
femmes, auec son attirail bigaré : & ce vain modelle
& inutile, d’vn membre que nous ne pouuons seulement
honnestement nommer, duquel seulement

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nous faisons monstre & parade en public. Ces considerations
ne destournent pourtant pas vn homme
d’entendement de suiure le stile commun : Ains au
contairs, il me semble que toutes façons escartées &
particuliers partent plustost de folie, ou d’affection
ambitieuse, que de vraye raison : & que le sage doit
au dedans retirer son ame de la presse, & la tenir en
liberté & puissance de iuger librement des choses :
mais quant au dehors, qu’il doit suiure entierement
les façons & formes receuës. La societé publique n’a
que faire de nos pensées : mais le demeurant, comme
nos actions, nostre trauail, nos fortunes & nostre
vie, il la faut prester & abandonner à son seruice,
& aux opinions communes comme ce bon & grand
Socrates refusa de sauuer sa vie par la desobeïssance
du Magistrat, voire d’vn Magistrat tres-iniuste &
tres-inique. Car c’est la reigle des reigles & generale
loy des loix, que chacun obserue celles du lieu où il
est.

 

[1 ligne ill.]

En voicy d’vne autre cuuée. Il a grande doute, s’il
se peut trouuer si euident profit au changement d’vne
loy receuë telle qu’elle soit, qu’il y a de mal à la
remuër : d’autant qu’vne police, c’est comme vn
bastiment de diuerses pieces iointes ensemble d’vne
telle liaison, qu’il est impossible d’en esbranler vne,
que tout le corps ne s’en sente. Le legislateur des
Thuriens ordonna, que quiconque voudroit ou abolir
vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle,
se presenteroit au peuple la corde au col : afin que si
la nouuelleté n’estoit approuué d’vn chacun, il fut
incontinent estranglé. Et celuy de Lacedemone employa
sa vie pour tirer de ses citoyens vne promesse
asseurée, de n’enfreindre aucune de ses ordonnances
L’Ephore qui coupa si rudement les deux cordes
que Phrinys auoit adiousté à la musique, ne s’emoit

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pas, si elle en vaut mieux, ou si les accords en sont
mieux remplis : il luy suffit pour les condamner, que
ce soit vne alteration de la vieille façon. C’est ce que
signifioit ceste espée roüillée de la iustice de Marseille.
Ie suis degousté de la nouuelleté, quelque visage
qu’elle porte, & ay raison, car l’en ay veu des effets
tres dommageables. Celle qui nous presle depuis
tant d’années, elle n’a pas tout exploicté : mais on
peut dire auec apparence, que par accident elle a
tout produit & engendré ; voire & les maux & ruines,
qui se font depuis sans elle, & contr’elle : c’est à
elle à s’en prendre au nez.

 

Heu patior telis vulnera facta meis. Ceux qui donnent le bransle à vn Estat, sont volontiers
les premiers absorbez en sa ruine. Le fruict du
trouble ne demeure guere à celuy qui l’a esmeu, il
bat & broüille l’eau pour d’autres pescheurs. La
liaison & contexture de cette Monarchie, & ce grand
bastiment ayant esté desmis & dissoud, notamment
sur ses vieux ans par elle, donne tant qu’on veut d’ouuerture
& d’entrée à pareilles iniures. La Majesté
Royale s’auale plus difficilement du sommet au milieu,
qu’elle ne se precipite du milieu à fonds. Mais si
les inuenteurs sont plus dommageables, les imitateurs
sont plus vicieux, de se ietter en des exemples,
desquels ils ont senty & puny l’horreur & le mal. Et
s’il y a quelque degré d’honneur, mesmes au mal
faire, ceux-cy doiuent aux autres, la gloire de l’inuention,
& le courage du premier effort. Toutes
sortes de nouuelle desbauche puisent heureusement
en cette premiere & feconde source, les images &
patrons à troubler nostre police. On lit en nos loix
mesmes, faites pour le remede de ce premier mal,
l’apprentissage & l’excuse de toutes sortes de mauuaises
entreprises : Et en faueur des vices publiques
on les baptise des maux nouueaux plus doux pour

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leur excuse, abastardissant & amolissant leurs vrais
titres. C’est pourtant, pour reformer nos consciences
& nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur
pretexte de nouuelleté est tres-dangereux. Si me
semble-t’il, à le dire franchement, qu’il y a grande
amour de soy & presomption, d’estimer ses opinions
iusques là, que pour les establir, il faille renuerser
vne paix publique, & introduire tant de maux inéuitables,
& vne si horrible corruption de mœurs que
les guerres ciuiles apportent, & les mutations d’estat,
en chose de tel poids, & les introduire en son
pays propre. Est-ce pas mal menagé d’auancer tant
de vices certains & connus, pour combattre des erreurs
contestées & debatables ? Est-il quelque pire
espece de vices, que ceux qui choquent la propre
conscience & naturelle connoissance ? Le Senat osa
donner en payement cette deffaite, sur le differend
d’entre luy & le peuple, pour le ministere de leur
religion. Ad deos id magis quàm ad se pertimere, ipsos
visuros ne sacra sua polluantur : conformément à ce
que répondit l’Oracle à ceux de Delphes en la guerre
Medoise, craignans l’inuasion des Perses. Il demanderent
au Dieu ce qu’ils auoient à faire des tresors
sacrez de son Temple, ou les cacher, ou les emporter :
Il leur respondit, qu’ils ne bougeassent rien,
qu’ils ne souciassent d’eux, qu’il estoit suffisant pour
préuoir à ce qu’il luy estoit propre. La religion
Chrestienne a toutes les marques d’extresme iustice
& vtilité : mais nulle plus apparente, que l’exacte
recommendation de l’obeïssance du Magistrat, &
manutention des polices. Quel merueilleux exemple
a laissé la sapience diuine, qui pour establir le
salut du genre humain & conduire cette sienne glorieuse
victoire contre la mort & le peché, ne la voulu
faire qu’à la mercy de nostre ordre politique, & à
soûmis son progrez, & la conduit d’vn si haut effet

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& si salutaire à l’aueuglement & iustice de nos obseruations
& vsances, y laissant courir le sang innocent
de tant d’éleus ses fauoris, & souffrant vne longue
perte d’années à meurir ce fruict inestimable ? Il y a
bien à dire entre la cause de celuy qui suit les formes
& les Loix de son pays, & celuy qui entreprend de
les regenter & changer. Celuy là allegue pour son
excuse, la simplicité, l’obeyssance & l’exemple : quoy
qu’il fasse, ce ne peut estre malice, c’est pour le plus
malheur. Quis est enim quem non moueat clarissimis monimentis
testata consignatàque antiquitas ? Outre ce que
dit Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la
moderation, que l’excez. L’autre est en bien plus
rude party. Car qui se mesle de choisir & de changer,
vsurpe l’authorité de iuger, & se doit faire fort, de
voir la faute de ce qu’il chasse, & le bien de ce qu’il
introduit. Cette si vulgaire consideration, m’a afermy
en son siege, & tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire,
en bride de ne charger mes épaules d’vn si
lourd faix, que de me rendre respondant d’vne science
de telle importance. Et oser en cette-cy, ce qu’en
sain iugement, ie ne pourrois oser en la plus facile de
celles ausquelles on m’auoit instruit, & ausquelles
la temerité de iuger est de preiudice. Me semblant
tres inique de vouloir soûmettre les constitutions &
obseruances publiques & immobiles, à l’instabilité
d’vne priuée fantaisie (à raison priuée n’est qu’vne
iurisdiction priuée) & en reprendre sur les Loix diuines,
ce que nulle pollice ne supporteroit aux ciuiles.
Ausquelles encore que l’humaine raison aye
beaucoup plus de commerce, si sont elles souuerainement
iuges de leurs iuges, & l’extresme suffisance,
sert à expliquer & estendre l’vsage qui en est recent,
non à le destourner & innouer. Si quelquefois la prouidence
diuine a passé par dessus les regles, ausquelles
elles nous a necessairement estreins : ce n’est pas

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pour nous en dispenser. Ce sont coups de sa main diuine
qu’il nous faut, non pas imiter, mais admirer, &
exemples ordinaires marques d’vn expres & particulier
adueu du genre des miracles, qu’elle nous offre,
pour témoignage de sa toute puissance, au dessus de
nos ordres & de nos forces, qu’il est folie & impieté
d’essayer à representer, & que nous ne deuons pas
suiure, mais contempler, auec estonnement. Actes
de son personnage, non pas du nostre. Cotta proteste
bien opportunement, Cùm de religione agitur,
T. Coruncæum, P. Scipionem, P. Scauolam, Pontifices
maximos, non Zenonem, aut Cleanthem, aut Chrysippum,
sequor. Dieu le sçache en nostre presente, où
il y a cent articles à oster & remettre, grands & profonds
articles, combien ils sont qui se puissent
vanter d’auoir exactement reconnu les raisons &
fondemens de l’vn & de l’autre party. C’est vn
nombre, si c’est nombre qui n’auroit pas grand
moyen de nous troubler. Mais toute cette autre
presse, où va-t’elle ? sous quelle enseigne se iette t’elle
à quartier ? Il aduient de la leur, comme des autres
medecines foibles & mal appliquées : les humeurs
qu’elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées,
exasperées & aigries par le conflit, & si nous est demeurée
dans le corps. Elle n’a sceu nous purger par
sa foiblesse, & nous a cependant affoiblis, en maniere
que nous ne la pouuons vuider non plus, & ne
receuons de son operation, que des douleurs longues
& intestines. Si est-ce que la fortune reseruant tousiours
son authorité au dessus de nos discours, nous
presente aucunesfois la necessité si pressante, qu’il est
besoin que les loix luy fassent quelque place : Et
quand on resiste à l’accroissement d’vne innouation
qui vient par violence à s’introduire, de se tenir en
tout & par tout en bride contre ceux qui ont
la clef des champs, ausquels tout cela est loisible qui

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peut auancer leur dessein, qui n’ont ny loy ny ordre,
que de suiure leur auantage, c’est vne danguereuse
obligation & inegalité,
Aditum nocendi perfido præstat fides.
D’autant que la discipline ordinaire d’vn estat qui est
en sa santé ; ne pouruoid pas à ces accidens extraordinaires :
elle presuppose vn corps qui se tient en ses
principaux membres & offices, & vn commun consentement
à son obseruation & obeyssance. L’aller
legitime, est vn aller froid, pesant & contraint, &
n’est pas pour tenir bon, à vn aller licentieux & effrené.
On sçait qu’il est encore reproché à ces deux
grands personnages, Octauius & Caton, au guerres
ciuiles, l’vn de Sylla, l’autre de Cesar, d’auoir plustost
laissé encourir toutes extremitez à leur patrie,
que de la secourir aux despens de ses loix & que de
rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez,
où il n’y a plus que tenir, il feroit à l’auenture
plus sagement fait, de baisser la teste & prester vn
peu au coup, que s’ahurtant outre la possibilité à ne
rien relascher, donner occasion à la violence de fouler
tout aux pieds ; & vaudroit mieux faire vouloir
aux loix ce qu’elles peuuent, puis qu’elles ne peuuent
ce qu’elles veulent. Ainsi fit celuy qui ordonna
qu’elles dormissent vingt-quatre heures : Et celuy
qui remua pour cette fois vn Calendrier : Et cét
autre qui du mois de Iuin fit vn second May. Les Lacedemoniens
mesmes, tant religieux obseruateurs
des ordonnances de leur pays, estans pressez de leur
loy, qui defendoit d’eslire par deux fois. Admira l’vn
mesme personnage, & de l’autre part leurs affaires
requerant de toute necessité, que Lysander print de
rechef cette charge ; ils firent bien vn Aracus Admiral,
mais Lysander sur Intendant de la Marine. Et de
mesme subtilité, vn de leurs Ambassadeurs estant ennoyé
vers les Atheniens, pour obtenir le changement

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de quelque ordonnance, & Pericles luy alleguant
qu’il estoit defendu d’oster le Tableau, où vne
loy estoit vne fois posée, luy conseilla de le tourner
seulement, d’autant que cela n’estoit deffendu. C’est
ce dequoy Plutarque louë Philopœmen, qu’estant
né pour commander, il sçauoit non seulement commander
selon les loix, mais aux loix mesmes, quand
la necessité publique le requeroit.

 

Il se void dans les Histoires, force gens en cette
crainte, d’où la pluspart ont suiuy le chemin de courir
au deuant des coniurations qu’on faisoit contre
eux, par vengeance & par supplices : mais i’en voy
fort peu ausquels ce remede ait seruy ; tesmoins tant
d’Empereurs Romains. Celuy qui se trouue en ce
danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force,
ny de sa vigilance. Car combien est-il mrl aisé
de se garantir d’vn ennemy, qui est couuert du visage
du plus officieux amy que nous ayons : & de
connoistre les volontez & pensées interieures de
ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations
estrangeres pour sa garde, & estre tousiours
ceint d’vne haye d’hommes armez. Quiconque aura
sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle
d’autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le
Prince en doute de tout le monde, luy doit seruir
d’vn merueilleux tourment. Pourtant, Dion estant
aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire
mourir, n’eust iamais le cœur d’en informer, disant
qu’il aimoit mieux mourir que viure en cette misere,
d’auoir à se garder non de ses ennemis seulement,
mais aussi de ses amis. Ce qu’Alexandre representa
bien plus viuement par effet, & plus roidement,
quand ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion,
que Philippus son plus cher medecin estoit corrõpu
par l’argent de Darius pour l’empoisonner ; en mesme
temps qu’il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il

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auala ce breuuage qu’il luy auoit presenté. Fut-ce
pas exprimer cette resolution, que si ses amis le vouloient
tuer, il consentoit qu’ils le peussent faire ? Ce
Prince est le souuerain patron des actes hazardeux :
mais ie ne sçay s’il y a traict en sa vie, qui ait plus de
fermeté que cettuy cy, ny vne beauté illustre par
tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la
deffiance si attentiue, sour couleur de leur prescher
leur ruine & leur honte. Rien de noble ne se fait sans
hazard. I’en sçay vn de courage tres martial de sa
complexion, & entreprenant, de qui tous les iours
on corrompt la bonne fortune par telles persnasiuns :
Qu’il se resserre entre les sens, qu’il n’entende à aucune
reconciliation de ses anciens, se tienne à part,
& ne se commette entre mains plus fortes, quelque
promesse, qu’on luy fasse, quelque vtilité qu’il y
voye I’en sçay vn autre, qui a inesperement auancé
sa fortune, pour auoir pris conseil tout contraire. La
hardiesse dequoy ils cherchent si euidemment la
gloire, se presente, quand il est besoin, aussi magnifiquement
en pourpoint qu’en armes : en vn cabinet,
qu’en vn camp : le bras pendant, que le bras leué.
La prudence si tendre & circonspecte, est motte ennemie
des hautes executions. Scipion sçeut pour pratiquer
la volonté de Syphax quittant son armée,
abandonnant l’Espagne, douteuse encore sous sa
nouuelle conqueste, passer en Affrique, dans deux
simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie,
à la puissance d’vn Roy barbare, à vne foy inconnuë,
sans obligation, sans hostage, sous la seule
seureté de la grandeur de son propre courage, de son
bon-heur, & de la promesse de ses haotes esperances.
Habita fides ipsam plerumque fidem obligat. A vne
vie ambitieuse & fameuse, il faut au rebours, prester
peu, & porter la bride courte aux soupçons : La
crainte & la deffiance attirent l’offence & la conuient.

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Le plus deffiant de nos Roys establist ses affaires,
principalement pour auoir volontairement
abandonné & commis sa vie, & sa liberté, en les
mains de ses ennemis : montrant auoir entiere fiance
d’eux, afin qu’ils la prinssent de luy. A ses legions
mutinées & aimées contre luy, Cesar opposoit seulement
l’authorité de son visage, & la fierté de ses
paroles ; & se fioit tant à soy & à sa fortune, qu’il ne
craignoit point de s’abandonner & commettre à vne
armée seditieuse & rebelle.

 

 


stetit aggere fulti
Cæspitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.

 

Mais il est bien vray, que ceste forte asseurance ne
se peut representer bien entiere, & naïfue, que par
ceux ausquels l’imagination de la mort, & du pis qui
peut aduenir apres tout, ne donne point d’effroy, car
de la representer tremblante encore, douteuse & incertaine,
pour le seruice d’vne importune reconciliation,
ce n’est rien faire qui vaille. C’est vn excellent
moyen de gaigner le cœur & volonté d’autruy,
de s’y aller sousmettre & fier, pourueu que ce soit
librement, & sans contrainte d’aucune necessité,
& qu’on y apporte vne fiance pure & nette ; le front
au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon
enfance, vn Gentil-homme commandant à vne
grande ville empressé à l’esmotion d’vn peuple furieux :
Pour esteindre ce commencement du trouble,
il prit party de sortir d’vn lieu tres-asseuré où il estoit
& se rendre à cette troupe mutine : d’où mal luy prit,
& y fut miserablement tué. Mais il ne me semble pas
que sa faute fut tant d’estre sorty, ainsi qu’ordinairement
on le reproche à sa memoire, comme ce fut
d’auoir pris vne voye de soûmission & de mollesse : &
d’auoir voulu endormir cette rage, plutost en suiuant
qu’en quittant, & en requerant plutost qu’en remontrant :

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& estime qu’vne gracieuse seuerité, vn comportement
militaire, plein de securité, & de confiance,
conuenable à son rang, & à la dignité de sa
charge, luy eut mieux succedé, au moins anec plus
d’honneur, & de bien seance. Il n’est rien moins esperable
de ce monstre ainsi agité, que l’humanité &
la douceur, il receura bien plutost la reuerance & la
crainte. Ie luy reprochois aussi, qu’ayant pris vne resolution
plutost braue à mon gré que temeraire, de
se ietter foible & en pourpoint, dans cette Mer
tempestueuse d’hommes insensez, il la deuoit aualler
toute, & n’abandonner ce personnage. Là où il luy
aduint, apres auoir reconnu le danger de prés, de saigner
du nez, & d’alterer encore depuis cette contenance
effrayée, chargeant sa voix & ses yeux d’estonnement
& de penitence, cherchant à conniller & à
se desrober, il les enflamma & appella sur soy. On
deliberoit de faire vne monstre generale de diuerses
troupes en armes, (c’est le lieu des vengeances secrettes,
& n’est point où en plus grand seureté on les
puisse exercer) il y auoit publiques & notoires apparences,
qu’il n’y faisoit pas fort bon pour aucuns,
ausquels touchoit la principalle & necessaire charge
de les reconnoistre. Il s’y proposa diuers conseils,
comme en chose difficile, & qui auoit beaucoup
de poids & de suitte : Le mien fut, qu’on inuitast
sur tout de donner aucun tesmoignage de ce
doute, & qu’on s’y trouuast & meslast parmy les silles,
la teste droicte, & le visage ouuert, & qu’au lieu
d’en retrancher aucune chose, (à quoy les autres
opinions visoient le plus) au contraire, l’on sollicitast
les Capitaines d’aduertir les soldats de faire leurs salues
belles & gaillardes en l’honneur des assistans, &
n’espargner leur pouldre. Cela seruit de gratification
enuers ces trouppes suspectes, & engendra dés lors
en auant vn mutuelle & vtile confidence. La voye

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qui tint Iulius Cæsar, ie trouue que c’est la plus belle
qu’on y puisse prendre. Premierement il essaya par
clemence, à se faire aimer par ses ennemis mesmes, se
contentans aux coniurations qui luy estoient descouuertes,
de declarer simplement qu’il en estoit aduerty :
Cela fait, il prit vne tres-noble resolution,
d’attendre sans effroy & sans solitude, ce qui luy en
pourroit aduenir, s’abandonnant & se remettant à la
garde des Dieux & de la fortune. Car certainement
c’est l’estat où il estoit quand il fut tué. Vn estranger
ayant dit & publié par tout qu’il pourroit instruire
Dionysius Tyran de Syracuse, d’vn moyen de sentir
& descouurir en toute certitude, les parties que ses
sujets machineroient contre luy, s’il luy vouloit donner
vne bonne piece d’argent ; Dionysius en estant
aduerty, le fit appeller à soy, pour s’esclaircir d’vn art
si necessaire à sa conseruation : cét estranger luy dit,
qu’il n’y auoit pas d’autre art, sinon qu’il luy fist deliurer
vn talent, & se ventast d’auoir appris de luy vn
singulier secret. Dionysius trouua cette inuention
bonne, & luy fit compter six cens escus. Il n’estoit
pas vray semblable, qu’il eust donné si grande somme
à vn homme inconnu qu’en recompense d’vn
tres vtile apprentissage, & seruoit cette reputation à
tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement
publient les aduis qu’ils reçoiuent de menées
qu’on dresse contre leur vie, pour faire croire qu’ils
son bien aduertis, & qu’il ne se peut rien entreprendre
dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc d’Athenes
fit plusieurs sottises en l’establissement de sa fraische
tyrannie sur Florence : mais cette cy la plus notable,
qu’ayant receu le premier aduis des monopoles
que ce peuple dressoit contre luy, par Matheo dit
Morozo, complice d’icelles : il le fit mourir, pour
supprimer cét aduertissement, & ne faire sentir,
qu’aucun en la ville s’ennuyast de sa domination. Il

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me souuient auoir leu autrefois l’histoire de quelque
Romain personnage de dignité, lequel fuyant la tyrannie
du Trium-virat, auoit eschappé mille fois les
mains de ceux qui poursuiuoient par la subtilité de
ses inuentions. Il aduint vn iour, qu’vne troupe de
gens de cheual, qui auoit charge de le prend re, passa
tout ioignant vn halier, où il s’estoit tapy, & faillit
de le descouurir : Mais suy sur ce point-là, considerant
la peine & les difficultez ausquelles il auoit déja
si long temps duré, pour se sauuer des continuelles
& curieuses recherches qu’on faisoit de luy par tout,
l’epeu de plaisir qu’il pouuoit esperer d’vne telle vie,
& combien il luy valoit mieux passer vne fois le pas,
que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme
les rappella, & leur trahit sa cachette, s’abandonnant
volontairement à leur cruauté, pour oster eux & luy
d’vne plus longe peine. D’appeller les mains ennemies,
c’est vn conseil vn peu gaillard : si croy-ie,
qu’encore voudroit-il mieux le prendre, que de demeurer
en la fievre continuelle d’vn accident, qui
n’a point de remede. Mais puis que les prouisions
qu’on y peut apposer sont pleines d’inquietudes, &
d’incertitudes, il vaut mieux d’vne belle asseurance
se preparer à tout ce qui en pourra aduenir, & tirer
quelque consolation de ce qu’on est pas asseuré qu’il
aduienne.

 

Laissons à part cette longue comparaison de la vie
solitaire à l’actiue, & quant à ce beau mot, de quoy
se couue l’ambition & l’auarice : Que nous ne sommes
pas nais pour nostre particulier, ains pour le
public, rapportons nous en hardiment à ceux qui
sont en la danse, & qu’ils se battent la conscience, si
au contraire, les Estats les Charges, & cette tracasserie
du monde ne se recherche plustost, pour tirer du
public son profit particulier. Les mauuais moyens
par où on s’y pousse en nostre siecle, monstrent bien

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que la fin n’en vaut gueres. Responds à l’ambition,
que c’est elle mesme qui nous donne goust de solitude
Car que fut tant que la societé ? que cherche
elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy
bien & mal faire par tout : Toutesfois si le mot de
Biais est vray, que la pire c’est la plus grande ; ou ce
que dit l’Ecclesiastique, que de mille il n’en est pas
vn bon :

 


Rariquippe boni numero vix sunt totidem, quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili. la contagion est tres dangereuse en la presse. Il faut
ou imiter les vitieux : ou les hayr : Tous les deux sont
dangereux, & de leur ressembler parce qu’ils sont
beaucoup, & d’ẽ hayr beaucoup parce qu’ils sont dissemblables.
Et les Marchands qui vont en mer, ont
raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme
vaisseau, ne soient dissouls, blaphemateurs, meschans,
estimans telle societé infortunée. Pourquoy
Bias plaisamment, à ceux qui passoient auec luy le
danger d’vne grande tourmente, & appelloient le
secours des Dieux. Taisez-vous fit-il, qu’ils ne sentent
poient que vous soyez icy auec moy. Et d’vn
plus pressant exemple : Albuquelque Vice-Roy en
l’inde, pour Emmanuel Roy de Portugal, en extresme
peril de fortune de mer, print sur ses espaules
vn ieune garçon pour cette seule fin, qu’en la societé
de leur peril, son innocence luy seruit de garand,
& de recommandation enuers la faueur diuine,
pour le mettre à bord. Ce n’est pas que le sage ne
puisse par tout viure content, voire & seul, en la
foule d’vn Palais : mais s’il est à choisir il en fuira,
dit-il, mesme la veuë : Il portera s’il est besoin cela,
mais s’il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble
point suffisamment s’estre défait des vices, s’il faut
encores qu’il conteste auec ceux d’autruy. Charondas
chastioit pour mauuais ceux qui estoient conuaincus

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de hanter mauuaise compagnie. Il n’en
rien si dissociable & sociable que l’homme : l’vn par
son vice, l’autre par sa nature. Et Antisthenes ne
me semble auoit satisfait à celuy, qui luy reprochoit
sa conuersation auec les meschans, en disant, que
les Medecins viuent bien entre les malades. Car s’ils
seruent à la santé des malades, ils deteriorent la leur,
par la contagion, la veuë continuelle, & pratique
des maladies. Or la fin, ce crois je, en est tout vne,
d’en viure plus à loisir & à son aise. Mais on n’en
cherche pas tousiours bien le chemin : Souuent on
pense auoit quitté les affaires, on ne les a changez.
Il n’y a guere moins de tourment au Gouuernement
d’vne famille que d’vn estat entier : Où que l’ame
soit empeschée, elle y est toute : Et pour estre les
occupations domestiques moins importantes, elles
n’en sont pas moins importunes. Dauantage, pour
nous estre deffaits de la Cour & du marché, nous ne
sommes pas deffaits des principaux tourmens de
nostre vie.

 

I’ay souuent oüy dire que la coüardise est mere de
la cruauté : Et si i’ay par experience apperceu, que
cette aigreur & aspreté de courage malicieux & inhumain,
s’accompagne coustumierement de mollesse
feminime : I’en ay veu des plus cruels sujets à
pleurer aisement, & pour des causes friuoles. Alexandre
tyran de Phetes, ne pouuoit souffrir d’ouyr
au theatre le ieu des tragedies, de peut que ses citoyens
ne le vissent gemir aux mal heurs d’Hecuba,
& d’Andromache, luy qui sans pitié faisoit cruellement
meurtrir tant de gens tous les iours. Seroit-ce
foiblesse d’ame qui les rendit ainsi ployables à toutes
extremitez ? La vaillance (de qui c’est l’effect de
s’exercer seulement contre la resistance.
Nec nisi bellantis gaudet ceruice iuuenci)

S’arreste à voir l’enuemy à samercy : Mais la pusilanimité,

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pour dire qv’elle est aussi de la feste, n’ayant
peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa
part le second, du massacre & du sang. Les meurtres
des victoires s’exercent ordinairement par le
peuple & par les officiers du bagage : Et ce qui fait
voir tant de cruautez inouïes aux guerres populaires,
c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit, & se
gendarme, à s’ensanglanter iusques aux coudes, &
deschiqueter vn corps à ses pieds, n’ayant ressentiment
d’autre vaillance.

 

 


Et lupus & turpes instant morientibus vrsi,
Et quæcunque minor nobilitate fera est.

 

Comme les chiens couards, qui deschirent en la maison,
& mordent les peaux des bestes sauuages, qu’ils
n’ont osé attaquer aux champs. Qu’est ce qui fait en
ce temps, nos querelles toutes mortelles ? & que là
où nos peres auoient quelque degré de vengeance,
nous commençons à ceste heure par le dernier & ne
se parle d’arriuée que de tuer ? Qu’est ce, si ce n’est
couardise. Chacun sent bien, qu’il y a plus de brauerie
& desdain, à battre son ennemy, qu’à l’acheuer :
& de le faire bouquer de le faire mourir : Dauantage
que l’appetit de vengence s’en assouuit & contente
mieux : car elle ne vise qu’à donner ressentiment de
soy. Voila pourquoy nous n’attaquons pas vne pierre,
quand elle nous blesse, d’autant qu’elle est incapable
de sentir nostre reuanche : Et de tuer vn hõme,
c’est le mettre à l’abry de nostre offense. Et tout ainsi
comme Bias crioit à vn meschant homme ? Ie sçay
que tost ou tard tu en seras puny, mais ie crains que
ie ne le voye pas. Et plaignoit les Orchomeniens, de
ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison
contreux commise, venoit en saison, qu’il n’y auoit
personne de reste de ceux qui en auoient esté interessez,
& ausquels deuoit toucher le plaisir de cette penitence.

-- 30 --

Tout ainsi est à plaindre la vengeance,
quand celuy enuers lequel elle s’employe, perd le
moyen de la souffrir : Car comme le vengeur y veut
voir, pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur
lequel il se venge, y voye aussi, pour en receuoir du
desplaisir & de la repentance. Il s’en repentira, disons
nous. Et pour luy auoir donné d’vne pistolade
en la teste, estimons-nous qu’il s’en repente : Au rebours,
si nous y prenons garde, nous trouuerons
qu’il nous fait la mouë en tombant : Il ne nous en
sçait pas seulement mauuais gré, c’est bien loing de
s’en repentir. Et luy prestons le plus fauorable de
tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir
promptement & insensiblement. Nous sommes à
conniller, à trotter, & à fuir les officiers de la iustice
qui nous suiuent, & luy est en repos. Le tuer est bon
pour euiter l’offence à venir, non pour venger celle
qui est faicte. C’est vne action plus de crainte que de
brauerie : de precaution que de courage : de defense
que d’entreprise. Il est apparent que nous quittons
par là, & la vraye fin de la vangeance, & le soing de
nostre reputation : Nous craignons s’il demeure en
vie, qu’il nous recharge d’vne pareille. Ce n’est pas
contre luy, c’est pour toy, que tu t’en deffais. Au Royaume
de Narsingue cet expedient nous demeureroit
inutile : Là, non seulemẽt les gens de guerre, mais aussi
les artisans, demeslẽt leurs querelles à coups d’espée.
Le Roy ne refuse point le camp à qui se veut battre :
& assiste, quand ce sont personnes de qualité : estrenant
le victorieux d’vne chaisne d’or : mais pour laquelle
conquerir, le premier, à qui il prend enuie,
peut venir aux armes auec celuy qui la porte. Et pour
s’estre defaict d’vn combat, il en a plusieurs sur les
bras. Si nous pensions par vertu estre tousiours maistre
de nostre ennemy, & le gourmander à nostre poste,
nous serions bien marris qu’il nous eschappast,

-- 31 --

comme il fait en mourant : Nous voulons vaincre
plus seurement qu’honorablement. Et cherchons
plus la fin, que la gloire, en nostre querelle. Asinius
Pollio, pour vn honneste homme moins excusable,
representa vne erreur pareille, qui ayant escrit des
inuectiues contre Plancus, attendoit qu’il fust mort
pour les publier. C’estoit faire la figue à vn aueugle,
& dire des poüilles à vn sourd, & offenser vn homme
sans sentiment, plustost que d’encourir le hazard de
son ressentiment. Aussi disoit on pour luy, que ce n’estoit
qu’aux lutins de luitter les morts. Celuy qui attend
à voir tres-passer l’Autheur, duquel il veut combattre
les escrits, que dit-il, sinon qu’il est foible &
noisif ? On disoit à Aristote, que quelqu’vn auoit
mesdit de luy : Qu’il face plus (dit-il) qu’il me foüette,
pourueu que ie n’y sois pas. Nos peres se contentoient
de reuencher vn iniure par vn coup, & ainsi
par ordre : Ils estoient assez valeureux pour ne craindre
pas leur aduersaire, viuant, & outrage : Nous
tremblons de frayeur, tant que nous le voyons en
pieds. Et qu’il soit ainsi, nostre belle pratique d’auiourd’huy,
porte-elle pas de poursuiure à mort, aussi
bien celuy que nous auons offencé, que celuy qui
nous a offencé ? C’est aussi vne espece de lascheté,
qui a introduit en nos combats singuliers, cet vsage
de nous accompagner de seconds & tiers, & quarts.
C’estoient anciennement des duels, ce sont à cette
heure rencontres & batailles. La solitude, faisoit
peut aux premiers qui l’inuenterent : Cùm in se cuique
minimum fiduciœ esset. Car naturellement quelque
compagnie que ce soit, apporte confort & soulagement
au danger. On se seruoit anciennement de
personnes tierces, pour garder qu’il ne s’y fist desordre
& desloyauté, & pour tesmoigner de la fortune
du combat. Mais depuis qu’on a pris certain,
qu’ils s’engagent eux-mesmes, quiconque

-- 32 --

y est conuié, ne peut honnestement s’y tenir comme
spectateur, de peur qu’on ne luy attribuë, que
ce soit faute ou d’affection ou de cœur. Outre l’iniustice
d’vne telle action & vilaine, d’engager à
la protection de vostre honneur, autre valeur & force
que la vostre, ie trouue du des aduantage à vn
homme de bien, & qui pleinement se fie de soy,
d’aller mesler sa fortune, a celle d’vn second : chacun
court assez hazard pour soy sans le courir encore
pour vn autre, à assez à faire à s’asseurer en sa propre
vertu, pour la deffense de sa vie, sans commettre
chose si chere en mains tierces. Car s’il n’a esté expressement
marchandé an contraire, c’est vne partie
liée. Si vostre second est à terre, vous en auez deux
sur les bras, auec raison. Et de dire que c’est supercherie,
elle l’est voirement : comme de charger bien
armée, vn homme qui n’a qu’vn tronçon d’espée : ou
tout sain, vn homme qui est desia fort blessé : Mais si
ce sont auantages, que vous auez gagné en combattant,
vous vous en pouuez seruir sans reproche : La
disparité & inegalité ne se paise & considere, que de
l’estat en quoy se commence la meslée : du reste prenez
vous-en à la fottune. Et quand vous en aurez
tout seul, trois sur vous, vos deux compagnons
s’estant laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort,
que ie ferois à la guerre, de donner vn coup d’espée à
l’ennemy, que ie verrois attaché à l’vn des nostre, de
pareil aduantage. La nature de la societé porte, il y
a trouppe contre trouppe (comme où nostre Duc
d’Orleans deffia le Roy d’Angleterre Henry, cent
contre cent : trois cens contre trois autant, comme
les Argiens contre les Lacedemoniens : trois à trois,
comme les Horatiens contre les Curiatiens,) Que la
multitude de chaque part, n’est consideré que pour
vn, homme seul : Par tout où il y a compagnie, le hazard
y est confus & meslé. I’ay interest domestique

-- 33 --

à ce discours. Car mon frere sieur de Matecoulon,
fut conuié à Rome, à seconder vn Gentil homme
qu’il ne connoissoit guere, lequel estoit deffendeur,
& appellé par vn autre : En ce combat, il se trouua
de fortune auoir en teste vn qui luy estoit plus voisin
& plus connu, (ie voudrois qu’on me fist raison de
ce, loix d’honneur, qui vont si souuent chocquant
& troublant celles de la raison) Apres s’estre défaict
de son homme, voyant les deux maistres de la querelle,
en pieds encores, & entiers, il alla descharger
son compagnon. Que pouuoit-il moins ? deuoit il
se tenir coy, & regardé deffaire, si le fort l’eust ainsi
voulu, celuy pour la deffense duquel il estoit là venu ?
ce qu’il auoit fait iusques alors, ne seruoit rien à la
besogne : la querelle estoit indecise. La courtoisie
que vous pouuez, & certes deuez faire à vostre ennemy,
quand vous l’auez reduit en mauuais termes, &
à quelque grand desaduantage, ie ne vois pas comment
vous la puissiez faire, quand il va de l’interest
d’autruy, où vous n’estes que suiuant, où la dispute
n’est pas vostre. Il ne pouuoit estre ny iuste, ny courtois,
au hazard de celuy auquel il s’estoit presté :
Aussi fut-il deliuré des prisons d’Italie, par vne bien
soudaine & solemnelle recommandation de nostre
Roy. Indiscrette nation ! Nous ne nous contentons
pas de faire sçauoir vos vices, & folies, au monde,
par reputation : nous allons aux nations estrangeres,
pour les leur faire voir en presence. Mettez trois
François aux deserts de Lybie, ils ne seront pas vn
mois ensemble, sans se harceler & esgratigner : Vous
diriez que cette peregrination, est vne partie dressée,
pour donner aux estrangers le plaisirs de nos tragedies :
& le plus souuent à tels qui s’esioüissent de nos
maux, & qui s’en mocquent. Nous allons apprendre
en Italie à escrimer : & l’exerçons aux despens de nos
vies, auant que de le sçauoir : Si faudroit il suiuant

-- 34 --

l’ordre de la discipline, mettre la theorique auant la
pratique. Nous trahissons nostre apprentissage.

 

 


Primitiœ iuuenum miseræ, bellique futuri
Dura rudimenta. Ie sçay bien que c’est vn art vtile à sa fin (au dueil de
deux Princes, coufins germains, en Espagne, le plus
vieil, dit Tit-Liue, par l’addresse des armes & par
ruse, surmonta facilement les forces estourdies du
plus ieune) & comme i’ay connu par experience duquel
la connoissance a grossi le cœur à aucuns, outre
leur mesure naturelle : Mais ce n’est pas proprement
vertu, puis qu’elle tire son appuy de l’addresse, &
qu’elle prend autre fondement que de luy-mesme.
L’honneur des combats consiste en la ialousie du
courage, non de la science : Et pourtant ay-ie veu
quelqu’vn de mes amis, renommé pour grand maistre
en cét exercice, choisis en ses querelles des armes ;
qui luy ostassent le moyen de cét aduantage :
& lesquelles despendoient entierement de la fortune,
& de l’asseurance : afin qu’on attribuast sa victoire,
plustost à son escrime, qu’à sa valeur. Et en
mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bon
escrimeur comme iniurieuse, & se desroboit pour
l’apprendre, comme mestier de subtilité, desrogeant
à la vraye & naïfue vertu.

 

 


Non schiuar, non paror, non ritirarsi
Volglion costor, ne qui destrezza haparte,
Non danno icolpi fintihorpiens, qui horscarst.
Toglia l’ira e il furor l’vso de l’arte.
Odi le spade horribil mente vt arsi,
Amezzo, il ferro il pie d’orma non parte,
Sempre é il piefermo, é la man sempre in moto
Ne scende taglio in van ne punta à voto. Les buttes, les tournois, les barrieres, l’image des
combats guerriers, estoient l’exercice de nos peres :
Cet autre exercice, est d’autant moins noble, qu’il

-- 35 --

ne regarde qu’vne fin priuée : Qui nous apprend à
nous entreruiner, contre les loix & la iustice, & qui
en toute façon produit tousiours des effects dommageables.
Il est bien plus digne & mieux seant, de s’exercer
en choses qui asseurent, non qui offensent
nostre police, qui regardent la publique seureté &
la gloire commune Publius Rutilius Consuls fut le
premier qui instruisit le soldat, à manier ses armes
par adresse & science, qui conioignit l’art à la vertu :
non pour l’vsage de querelle priuée, ce fut pour
la guerre & querelle du peuple Romain. Escrime
populaire & ciuile. Et outre l’exemple de Cæsar,
qui ordonna aux siens de tirer principalement au
visage des gens d’armes de Pompeius en la bataille
de Pharsale : Mille autres chefs de guerre se sont
ainsi aduisez, d’inuenter nouuelle forme d’armes,
nouuelle forme de frapper & de se couurir, selon le
besoin de l’affaire presente. Mais tout ainsi que Philopœmen
condamna la lucte, en quoy il excelloit,
dautant que les preparatifs qu’on employoit à cet
exercice, estoit diuers à ceux, qui appartiennent à
la discipline millitaire, à laquelle seule il estimoit
les gens d’honneur se deuoir amuser : il me semble
aussi que cette addresse à quoy on façonne ses membres,
ces destours & mouuements, à quoy ou dresse
la ieunesse, en cette nouuelle escole, sont non seulement
inutiles, mais contraires plustost, & dommageables
à l’vsage du combat militaire : Aussi y employent
communement nos gens des armes particulieres,
& peculierement destinées à cet vsage. Et
i’ay veu, qu’on ne trouuoit guere bon : qu’vn Gentil
homme, conuié à l’espée & au pignard, s’offrit
en equipage de gendarme : Ny qu’vn autre offrist d’y
aller auec sa cappe, au lieu du poignard. Il est digne
de consideration, que Lachez, en Platon, parlant
d’vn apprentissage de manier les armes, conforme

-- 36 --

au nostre, dit n’auoir iamais de cette escole veu sortir
nul grand homme de guerre, & nommément des
Maistres d’icelle Quant à ceux-là, nostre experience
en dit bien autant Du reste au moins pouuons nous
tenir que ce sont suffisances de nulle relation & correspondance.
Et en l’institution des enfans de sa police,
Platon interdit les arts de mener les poings, introduites
par Amycus & Epeius, & de lucter, par
Antæus & Cecyo : parce qu’elles ont autre but, que
de rendre la ieunesse aspre au seruice bellique, & n’y
conferent point.

 

La familiarité que i’ay auec ces personnages icy,
& l’assistance qu’ils font à ma vieillesse, & à mon liure
massonné purement de leurs despoüilles, m’obligent
à espouser leur honneur, Quant à Seneque,
parmy vne milliasse de petits liurets, que ceux de la
Religion pretenduë reformée font courrir pour la
deffense de leur cause, qui partent par fois de bonne
main, & qu’il est grand dommage n’estre embesongnée
à meilleur suiect, i’en ay veu autrefois vn
qui pour allonger & remplir la similitude qu’il veut
trouuer du gouuernement de nostre pauure Roy
Charles neufiéme, auec celuy de Neron, apparie
feu Monsieur le Chardinal de Lorraine auec Seneque,
leurs fortunes, d’auoir esté tous deux les premiers
au gouuernement de leurs Princes, & quant
& quant leurs mœurs, leurs conditions & leurs deportemens.
En quoy à mon opinion il fait bien de
l’honneur audit Seigneur Cardinal : car encore que
ie sois de ceux qui estiment autant son esprit, son
eloquence, son zele enuers sa religion & seruice de
son Roy, & sa bonne fortune, d’entre né, en vn
siecle où il fut si nouueau & si rare & quant & quant
si necessaire pour le bien public, d’auoir vn personnage
Ecclesiastique de telle noblesse & dignité,
suffisant & capable de sa charge : si est ce qu’à confesser

-- 37 --

la verité, ie n’estime sa capacité de beaucoup
pres telle, ny sa vertu si nette & entiere, ny si ferme
que celle de Seneque. Or ce liure dequoy ie parle,
pour venir à son but, fait vne description de Seneque
tres iniurieuse, ayant emprunté ses reproches de
Dion l’historien, duquel ie ne croy aucunement le
témoignage. Car outre qu’il est inconstant, qui
apres auoir appellé Seneque tres-sage, & tantost
ennemy mortel des vices de Neron, le fait ailleurs
auaricieux, vsurier, ambitieux, lasche, volvptueux,
& contrefaisant le Philosophe à fausses enseignes : sa
vertu paroist si viue & vigoureuse en ses escrits, & la
deffence y est si claire à aucunes de ses imputations
comme sa richesse & despense excessiue, que ie n’en
croiray aucun tesmoignage au contraire. Et dauantage,
il est bien plus raisonnable, de croire en telles
choses les Historiens Romains, que les Grecs &
estrangers. Or Tacitus & les autres, parlent tres-honorablement,
& de sa vie & de sa mort : & nous
le peignent en toutes choses personnage tres-excellent
& tres vertueux : Et ie ne veux alleguer autre
reproche contre le iugement de Dion : que cestuy-cy
qui est ineuitable : c’est qu’il a le sentiment si malade
aux affaires Romaines, qu’il ose soustenir la
cause de Iulius Cesar contre Pompeius, & Antonius
contre Cicero. Venons à Plutarque : Iean Bodin
est vn bon autheur de nostre temps, & accompagné
de beaucoup plus de iugement que la tourbe
des escriuailleurs de son siecle, & merite qu’on le
iuge & considere. Ie le trouue vn peu hardy en ce
passage de sa Methode de l’histoire, où il accuse Plutarque
non seulement d’ignorance, surquoy ie l’eusse
laissé dire, car cela n’est pas de mon gibier, mais
aussi en ce que cét autheur escrit souuent des choses
incroyables & entierement fabuleuses, se sont ses
mots. S’il eust dit simplement les choses autrement

-- 38 --

qu’elles ne sont, ce n’estoit pas grande reprehension ;
car ce que nous n’auons pas veu, nous le prenons
des mains d’autruy & à credit ; & ie voy qu’à escient
il recite par fois diuersement mesme histoire : comme
le iugement des ttois meilleurs Capitaines qui
eussent este par Hannibal, il est autrement en la
vie de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus,
Mais de le charger d’auoir pris pour argent content,
des choses incroyables & impossibles : c’est accuser
de faute de iugement, le plus iudicieux autheur du
monde. Et voicy son exemple : Comme, ce dit il,
quand il recite qu’vn enfant de Lacedemone se laissa
deschirer tout le ventre à vn renardeau qu’il auoit
dérobe, & le tenoit caché sous la robbe, iusques à
mourir plutost que découurir son larcin. Ie trouue
en premier lieu cét exemple mal choisi : dautant
qu’il est bien mal-aisé de borner les efforts des facultez
de l’ame, là où des forces corporelles, nous auons
plus de loy de les limiter & connoistre : Et à cette
cause, si ç’eust esté à moy à faire, i’eusse plutost
choisi vn exemple de cette seconde sorte : & il y en a
de moins croyables : Comme entre autres, ce qu’il
recite de Pyrrhus, qui tout blessé qu’il estoit, il donna
si grand coup d’épée à vn sien ennemy armé de
toutes pieces, qu’il le fendit du haut de la teste iusqu’au
bas, si que le corps se partit en deux parts. En
son exemple, ie n’y trouue pas grand miracle, ny ne
reçoy l’excuse dequoy il couure Plutarque d’auoir
adiousté ce mot, comme on dit, pour nous aduertir,
& tenir en bride nostre creance : car si ce n’est
aux choses receuës par authorité & reuerence d’ancienneté
ou de religion, il n’eust voulu ny receuoir
luy-mesme, ny nous proposer à croire, choses de
soy incroyables : Et que ce mot, comme on dit, il ne
l’employe pas en ce lieu pour cét effet, il est aisé à
voir, par ce que luy-mesme nous raconte ailleurs

-- 39 --

sur ce suiet de la patience des enfans Lacedemoniens,
des exemples aduenus de son temps plus malaisez
à persuader : Comme celuy que Ciceron a tesmoigné
aussi auant luy, pour auoir, à ce qu’il dit,
esté sur les lieux. Que iusques à leur temps il se trouuoit
des enfans en cette preuue de patience, à quoy
on les essayoit deuant l’autel de Diane, qui souffroient
d’y estre foüettez iusqu’à ce que le sang leur
couloit par tout, non seulement sans s’écrier, mais
encor sans gemir, & aucuns iusques à y laisser volontairement
la vie. Et ce que Plutarque aussi recite,
auec cent autres tesmoins, qu’au sacrifice vn
charbon ardent s’estant coulé dons la manche d’vn
enfant Lacedemonien, ainsi qu’il encensoit, il se
laissa brusler tout le bras, iusques à ce que la senteur
de la chair cuite en vint aux assistans. Il n’estoit
rien selon leur coustume, où il leur allast plus de la
reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de
blasme & de honte, que d’estre surpris en larcin. Ie
suis si imbu de la grandeur de ces hommes-là, que
non seulement il ne me semble, comme à Bodin, que
son compte soit incroyable, que ie ne se treuue pas
seulement rare & estrange. L’histoire Spartaine est
pleine de mille plus aspres exemples & plus rares :
elle est à ce prix tout miracle : Marcellinus recite
sur ce propos du larcin, que de son temps il ne s’estoit
pû trouuer aucune sorte de tourment, qui pût
forcer les Egyptiens, surpris en ce mesfait : qui estoit
fort en vsage entr’eux, à dire seulement leur nom.
Ie sçay qu’il s’est trouué de simples Paysans, s’estre
laissez griller la plante des pieds, escraser le bout
des doigts au chien d’vn pistolet, pousser les yeux
sanglants hors de la teste à force d’auoir le front serré
d’vne corde, auant que de s’estre seulement voulu
mettre à rançon. I’en ay veu vn laissé pour mort tout
nud dans vn fossé, ayant le col tout meurtry & enflé,

-- 40 --

d’vn licol qui y pendoit encore, auec lequel on l’auoit
tirassé toute la nuict à la queuë d’vn cheual, le
corps percé en cent lieux, à coups de dague qu’on
luy auoit donné, non pas pour le tuer, mais pour
luy faire de la douleur & de la crainte, qui auoit souffert
tout cela, & iusques à y auoir perdu parolle &
sentiment, resolu, à ce qu’il me dit, de mourir plustost
de mille morts (comme de vray, quant à la
souffrance, il en auoit passé vne toute entiere) auant
que rien promettre : & s’il estoit vn des plus riches
Laboureurs de toute la contrée. Combien en a ton
veu se laisser patiemment brusler & rotir, pour des
opinions empruntées d’autruy, ignorées & incogneuës
mesmes, iusqu’aux portes de Paris.

 

REMONSTRANCE AV ROY
sur tous les Articles cy-dessus
mentionnez.

SIRE,

Qui auez ce merueilleux aduantage,
qu’au milieu de tant de souffrances, qui reduisent
vos peuples au desespoir, & tirent des larmes de
sang du cœur de tous les veritables François, non
seulement on n’accuse vostre Maiesté de rien ; mais
on considere son innocence comme l’ancre sacrée
qui nous reste, & qui peut nous garantir du naufrage ;
faites que nos esperances ne soient pas vaines.
Nous vous regardons, SIRE, comme vn Roy
donné du Ciel pour le bon heur de la France : agissez
comme vn Roy qui seroit descendu du Ciel.
Nous vous regardons comme le successeur de sainct
Louïs : agissez comme vn autre sainct Louïs. Rendez

-- 41 --

à Dieu ce que vous luy deuez, exterminant les
impietez & les crimes abominables qui ont contraint
sa justice d’appesantir sa main sur nous par
les fleaux qui nous accablent. Rendez à la Reyne
vostre mere en qualité de fils ce que Dieu vous oblige
de luy rendre, & reünissez à vous par vostre bonté
& par vn oubly du passé toute la maison Royale.
Rendez à vos peuples ce que vous leur deuez, non
seulement en qualité de Roy, mais de pere, puis
que les sujets d’vn Roy Tres Chrestien ne sont pas
seulement ses sujets, mais ses enfans. Choisissez
pour Ministres les plus grands personnages & les
plus vertueux de vostre Estat, Que le seul nom de
Fauory vous soit en horreur, par le souuenir de tant
de maux que ceux qui ont remply ces places fatales
aux Monarques & aux Monarchies ont causez à vostre
Royaume. Faites refleurir la Iustice. Restablissez
la discipline militaire. Reglez les desordres
des Finances. Bannissez le luxe. Enrichissez vos
Prouinces par l’augmentation du commerce sur la
mer & sur la terre : Et faites auec l’assistance de Dieu,
que par vn changement miraculeux & digne du fils
aisné de l’Eglise on voye succeder la pieté à l’impieté,
l’vnion a la diuision, la Iustice à l’iniustice, la
discipline à la licence, l’ordre au desordre, la modestie
au luxe, l’abondance à la necessité ; & enfin
vn siecle d’or à l’vn des plus mal-heureux siecles qui
fut iamais.

 

Mais, SIRE, vn si grand ouurage ne peut s’accomplir
que dans le calme : ce calme ne peut arriuer
que par la paix generale : cette paix generale ne se
peut faire qu’en suitte d’vne paix domestique ferme
& asseurée : cette paix domestique ne peut estre ferme
& asseurée que par l’éloignement du Cardinal :
cét éloignement ne dépend que d’vne seule parole
de vostre Maiesté Ainsi, SIRE, si iamais Roy a pû

-- 42 --

faire voir qu’il est l’image viuant de Dieu, vostre
Maiesté le peut faire voir maintenant ; puis que
comme Dieu en creant le monde tira par vne seule
parole la lumiere des tenebres, & l’ordre qui reluit
dans tout l’vniuers de la confusion du cahos, vostre
Maiesté peut par vne seule parole faire éclatter le
iour dans cette nuict funeste qui nous enuironne, &
changer de telle sorte la face des choses, que nous
croirons estre dans vn nouueau monde. Seroit-il
bien possible, SIRE, quand mesme la Reyne vostre
Mere tromplée par les detestables conseils qu’on
luy donne, s’opposeroit dans vostre esprit à ce dessein,
que vostre Maiesté ne voulust pas par vne seule
parole garentir son Royaume du peril qui le menasse,
& en le tirant d’vn abysme de malheur, le
combler de felicité & de gloire.

 

Mais si Dieu pour punition de nos pechez ne permet
pas que cette image si sincere & si naïue de nos
maux & des remedes qu’on y peut donner, arriue
iusques à leurs Maiestez par l’obstacle qu’y apporteront
ceux qui ont tant de sujet de craindre qu’elles
ne connoissent la verité : que deuons nous faire, &
quelle resolution deuons nous prendre pour nous
empescher de perir ? Ie croy que toutes les personnes
non passionnées qui liront cecy, iugeront que si
pour estre capable d’en dire son aduis, il suffit d’estre
detaché de tout autre interest que de celuy du bien
public, i’ay droit de dire le mien, par ce que ceux à
qui l’on donne le nom odieux de Mazarins, le nom
factieux de Princes, & le nom detestable de Parlementaire,
seront également mécontens de moy ; &
qu’ainsi il ne peut y auoir que les bons & veritables
François qui soient satisfaits de ce discours.

Ie dis donc sans crainte, & auec l’asseurance que
me donne le témoignage de ma propre conscience :
Que si le Roy, nonobstant toutes les remonstrances

-- 43 --

& les supplications qui luy ont esté faites iusques
icy d’éloigner le Cardinal, veut absolument le conseruer ;
il faut se soûmettre & luy obeyr ; il faut que
Paris luy ouure ses portes, sinon auec ses acclamations
de ioyes ordinaires, au moins auec les mesmes
respects. Nous luy deuons cela comme à nostre
Roy, puis que Dieu nous le commande, & nous
nous le deuons à nous-mesmes, puis qu’il n’y a point
d’homme raisonnable qui de demeure d’accord,
qu’encore que le Cardinal soit tel que ie l’ay representé,
dix Ministres semblables à luy, ne sçauroient
faire en dix ans autant de maux que nous en souffrons
depuis deux mois, & que nous en souffrirons
tousiours de plus en plus, si nous nous portons dans
la reuolte.

 

Que si nous en vsons de la sorte, & n’employons
autres armes pour combatre le Cardinal que nos
prieres & nos larmes enuers Dieu & enuers le Roy,
afin qu’ils nous en deliurent, ne deuons-nous pas
esperer que sa Maiesté estant pleinement satisfaite
de nostre obeyssance, & mieux informée qu’elle n’est
du tort que luy fait cét infortuné Ministre, elle
écoutera fauorablement nos plaintes ; elle exaucera
nos vœux ; & sera par elle mesme & auec ioye, en
l’éloignant volontairement, ce qu’on ne la sçauroit
contraindre de faire, quand on le pourroit, sans
ruiner toute la France, en l’exposant en proye à la
vengeance de ses anciens & irreconciliables ennemis,
& à la fureur de tant de nouueaux tyrans qui
s’éleueroient dans la pluspart de nos propres Prouinces
& de nos places.

Voila sans déguisement & sans artifice, aussi bien
que sans interest & sans passion, ce que i’estime que
l’on doit faire. Mais il n’y a point de temps à perdre
pour se resoudre. Le moindre moment importe de
tout, lors qu’on est sur le bord du precipice : Et cette

-- 44 --

conioncture est telle, que trois iours, deux iours,
vn iour de retardement, peut encore si fort accroistre
nos maux qu’ils deuiendront possible irremediables.

 

Grand Dieu ! qui depuis tant de siecles faites des
miracles continuels pour soustenir cette Monarchie,
ne permettez pas qu’estant encore assez puissante
pour faire trembler ses ennemis, elle se destruise
par elle-mesme. Inspirez au Roy des sentimens
d’amour pour les peuples. Inspirez aux peuples des
sentimens d’amour, de respect & d’obeyssance pour
leur Roy. Faites que toute la Maison Royale &
tous les ordres du Royaume conspirent ensemble
pour la grandeur & pour la felicité du Royaume ;
& que cette reünion generale, qui ne sçauroit pas
ne point produire la paix generale, appaise nos douleurs,
essuye nos larmes, & adoucisse de telle sorte
la memoire de nos maux passez, que nous ne nous
en souuenions que pour vous rendre des actions de
graces immortelles d’auoir fait ceder vostre iustice
à vostre clemence, en arrestant le cours de vos chastimens,
qui quelques terribles qu’ils soient, sont
beaucoup moindre que nos pechez.

FIN.

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Anonyme [1652], OVIDE PARLANT A TIESTE, Luy monstrant l’ordre qu’il doit tenir pour gouuerner vn Estat, & le rendre victorieux malgré ses Ennemis. I. Que la Coustume doit estre obseruée, sans que l’on y puisse mettre empeschement. II. Que les Loix receuës, ne se doiuent aucunement changer. III. Que l’Espée roüillée de Iustice, peut perdre le Mazarin par ses nouuelles Loix. IV. Que les Loix permettent d’appeler mains ennemies pour esuiter vne continuelle guerre. V. Que les Vertus modernes, ce doiuent loüer autant que les anciennes. VI. Que son Altesse Royalle, Messieurs les Princes, & le Parlement, sont obligez de retirer le Roy d’entre les mains du Mazarin. , français, latinRéférence RIM : M0_2637. Cote locale : C_12_36.