Belle-Roze [signé] [1649], LETTRE DE BELLE-ROZE A L’ABBÉ DE LA RIVIERE. , françaisRéférence RIM : M0_1902. Cote locale : C_3_95.
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LETTRE
DE
BELLE-ROZE
A L’ABBÉ
DE LA
RIVIERE.

Bien que ie sçache assez, que battre
l’eau & parler à la Riuiere, ce soit vne
mesme chose, ie m’addresse pourtant
à vous,

MONSIEVR L’ABBÉ.

I’ay de la peine à croire que la Relation des
necessitez domestiques d’vn homme qui a autrefois
employé toute son industrie à vous diuertir,
ne vous touche pas en quelque sorte. Si

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vous auez la reputation d’oublier bien-tost les
plaisirs qu’on vous fait, garantissez vous du reproche
de ne vous ressouuenir pas long temps
des plaisirs qu’on vous donne ; ma femme vous
en prie aussi bien que moy. I’ay souffert iusques
icy sans me plaindre, mais mon mal est deuenu
au poinct qu’il faut que ie rompe auiourd’huy
mon silence, me le deussiez vous faire garder
eternellement.

 

Arrestez donc vostre cours, Riuiere sans fond,
Riuiere sans origine, Riuiere qui renuerse tout,
Riuiere où l’on ne pesche rien, où si vous ne
pouuez l’arrester, voyez au moins en passant,
Monsieur l’Abbé par pitié, cette écriture : elle
est le tableau racourcy des miseres Comiques,
& particulierement de celles de ma maison.

Depuis que le Roy est sorty de Paris la derniere
fois, la presse n’a pas esté grande pour entrer
dans nostre Hostel : le Bourgeois ne fut pas
plustost armé, que se ressouuenant d’auoir leu
en nos Affiches, Deffence aux Soldats d’y entrer
à peine de la vie : il ne negligea pas seulement,
mais apprehenda mesme d’assister à nos
Representations. Ajoustez qu’il iugea meilleur
de porter son argent à la Hale pour auoir de la
farine, qu’à l’Hostel de Bourgongne pour voir
des farinez.

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Le Theatre faisant tout mon reuenu, concluez,
Monsieur l’Abbé, que ie fus fait gueux
le iour des Roys : Ce discours vous estonne,
peut estre, mais sortez d’estonnement, ie dis la
pure verité, si vous m’auez crû riche, détrompez-vous,
ie suis le plus necessiteux de ma profession :
ce qui suit vous en asseurera.

Dés le premier iour que les Carrefours ne se
virent plus decorez de nos affiches, & que le
Capitaine de nostre quartier m’eust commandé
de prendre les armes :
Infandum Regina cogit renouare dolorem.
Pardonnez le moy, si vous l’entendez, c’est du
grec que i’ay appris de Gautier-garguille,

Ie sus contraint de vendre deux paires de canons
à passement de Flandre, pour auoir vn
mousquet, & comme le malheur ne me quitte
point ; La premiere fois que ie fus en faction, du
bruit estant suruenu dans nostre Corps de garde,
on accourut de toutes parts auec tant de confusion,
qu’on m’arracha mon mousquet d’entre
les mains sans que ie pûsse remarquer qui c’estoit.
La recherche que i’en fis fut inutile ; il me
fallut essuyer la honte de ne rapporter au logis
qu’vne fourchette,

Ie troquay de la poudre de Cypre, pour de la
poudre à canon, des rubans pour de la mesche,

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vn escharpe pour vn baudrier, & ie m’arma
de l’espée dont a coustume de se parer ma femme
quand on iouë la mort du grand Astrubal.

 

Mon chappeau ne se void point orné de plumes ;
car ie vous asseure que ma femme vendit
dés ce iour iusqu’à celle du lict de sa seruante, &
n’en auroit peut-estre point laissé dans mon escritoire,
si elle n’eust eu dessein que ie vous escriuisse
cette lettre.

Cette Cleopatre, cette Rodogune, cette Imperatrice
de nos jeux, se void dans vn estat bien
contraire à sa pompe Theatrale, elle est reduite
il y a desia assez long temps à ne se plus mirer
que dans vne lozange de vitre cassée, ou dans vn
seau d’eau claire, parce qu’il a esté necessaire
qu’elle ait vendu son miroir pour auoir du pain.

Le grand froid luy a fait brusler ses habits, de
la recolte desquels elle s’est accommodée auec
les crieurs de passement d’argent : faute de bois,
ses Roolles qu’auoient refusé d’achepter les
Beurrieres luy ont fourny de feu en cette Physique
Resolutiue.

Elle a enuoyé depuis peu chez les Frippiers le
tour de nostre lict, & me dit pour me consoler,
que le bon temps reuenu elle en fera deux pour
vn auec l’éguille.

Il n’est pas iusqu’à vn collier de perles qu’elle

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tenoit d’vn homme de condition qu’elle auoit satisfait
en vne visite, qui n’ait franchy le pas, il s’estoit
defilé le iour precedent ; i’eusse voulu neantmoins
qu’on l’eût porté chez l’Orfevre en cet estat, tant
la faim me pressoit, mais elle s’y opposa auec obstination,
& voulut absolument qu’on l’enfilast à
loisir en ma presence.

 

Que vous diray-ie dauantage, la necessité l’a forcée
à mettre cet escrit à la porte de nostre logis :
CEANS L’ON TIENT PETITES ESCOLES
POVR LES FILLES, mais il n’y en veint
pas vne, si ce n’est de celles qui ne veulent pas retourner
pucelles à leur maison.

Ie fais ce que ie puis de ma part, i’enseigne à
ioüer des gobelets & de la gibessiere ; i’irois mesme
chanter sur le Pont-Neuf, n’estoit que les Chansons
qui s’y debitent le mieux, déchirent Monseigneur
le Cardinal Mazarin que i’honore, & duquel
ie mourois plustost que de dire du mal.

Ce qui m’empesche encor d’aller paroistre sur
ce grand Theatre de pierre, c’est pour ne vous rien
celer, vne Chanson qui m’offence & ma femme,
bien qu’elle die la verité. Ie vous en enuoye les paroles
& finis. Ce peu de Vers vous fera mieux que
ma Prose comprendre ma necessité.

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CHANSON DV SAVOYARD.

 


IE m’estonnois entr’autre chose
Comment viuoit la Belle-Roze
Depuis l’exil de Mazarin
Mais ie me suis tiré de peine,
Ne gaignant plus rien sur la Seine
Elle trafique sur le Rhin.

 

 


Encor est-ce vn bon heur pour elle
Qu’à cinquante ans elle soit belle
Cela luy fait passer chemin.
Car ie tiens pour chose certaine
Ne gaignant plus rien sur la Seine
Qu’elle trafique sur le Rhin.

 

 


Sans son trauail & son ménage
Son mary qu’vn Grec ombrage
Seroit mort à faute de pain,
Mais dés la premiere sepmaine
Que rien ne luy vint de la Seine
Elle trafiqua sur le Rhin.

 

Lisez, chantez, mais restablissez nos jeux, obligez
à ce point au moins par pitié.

MONSIEVR,

Vostre seruiteur à tout faire
BELLE-ROZE, Comedien d’honneur.

De l’Hostel de Bourgongne,
le 24. Mars 1649.

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