Rivière, Antoine [1649], LES DERNIERES ACTIONS ET PAROLES DE MONSIEVR LE PRESIDENT DE BARILLON, DECEDÉ A PIGNEROL LE TRENTIESME AOVST mil six cens quarante-cinq. PAR LE R. P. ANTOINE RIVIERE, Docteur de Paris, Prieur & Vicaire General au Conuent de S. Augustin, à Pignerol. DEDIÉES A MONSIEVR L’ESNÉ, Conseiller du Roy, & Auditeur en sa Chambre des Comptes à Paris. , français, latinRéférence RIM : M0_1030. Cote locale : A_3_23.
Section précédent(e)

LES
DERNIERES ACTIONS
ET PAROLES DE
MONSIEVR LE PRESIDENT
DE
BARILLON,

DECEDÉ A PIGNEROL
LE TRENTIESME AOVST
mil six cens quarante-cinq.

PAR LE R. P. ANTOINE RIVIERE,
Docteur de Paris, Prieur & Vicaire General
au Conuent de S. Augustin, à Pignerol.

DEDIÉES A MONSIEVR L’ESNÉ,
Conseiller du Roy, & Auditeur en sa Chambre
des Comptes à Paris.

A PARIS,
Chez SEBASTIEN MARTIN, ruë S. Iean de Latran,
prés le College Royal.

M. DC. XLIX.

AVEC PERMISSION.

-- 2 --

-- 3 --

LES DERNIERES ACTIONS
& paroles de Monsieur le President de Barillon
decedé à Pignerol le trentiesme Aoust mil
six cens quarante-cinq.

MONSIEVR,

Ie r’ouure vne playe pour vous obeïr,
que le temps auoit à demy fermée, & vostre
commandement me fait repasser dans l’esprit le
mesme saisissement qui me pensa faire mourir il y a
quelques mois ; iugez de la contrainte où vous me jettez,
& auec quel zele j’embrasse ce qui vous est agreable :
que si ie ne reüssi pas dans la suite de ce discours,
& si la politesse de vostre esprit trouue informe ce que
ie produits, c’est que comme l’excessiue douleur interdit
les fonctions de nostre ame, la perte que i’ay à
vous desduire ne m’oste pas seulement la raison, mais
aussi la parole. En effet, mes soûpirs preuenans mes
pensées, m’empeschent de les exprimer ; & si la passion
que i’ay de vous satisfaire n’animoit mon insensibilité,
la detresse qui saisit mon cœur au point que ie m’efforce
de vous complaire, ne me permettroit iamais de

-- 4 --

vous faire vn exact recit des derniers actions de la vie
de Monsieur le President de Barillon ; ie sçay que
comme il estoit vostre intime amy, la perte vous en
est fort sensible, & que vous perdites plus de la moitié
de vous-mesme en la mort de ce grand Homme.

 

Certes, Monsieur, ie puis dire sans flatterie, que
quoy que vous puisse suggerer à son auantage l’affection
que vous luy portez, ce sera tousiours au dessous
de ce qu’il meritoit, & il seroit à souhaitter qu’il eust
esté de luy comme de la lampe du Sanctuaire, ou du
feu des Vestales, qui ne s’esteignoit iamais. Peu de personnes
peuuent rendre comme moy vn veritable tesmoignage
de sa vie ; car bien que ie n’aye eu l’honneur
d’estre cognu de luy que trop tard pour mon instruction,
ie me puis vanter de l’auoir cognu en vn
temps où l’homme sans desguisement estalle iusques
à ses moindres pensées ; joint qu’ayant pris vne estime
de moy, bien au dela de ce que ie vaux, il y auoit
quelque creance, & que pour cét effet il me choisit
entre beaucop d’autres, pour l’assister durant toute sa
maladie : Ie luy donné la derniere absolution, ie le
consolé parmy ses dernieres agonies, & ie ne croy
point que, horsmis moy, pas vn de tous ceux qui l’assisterent
iusques à la mort, vous puisse faire le détail
que vous me demandez, du dernier moment de sa
vie. Il est remarquable par tant de rares circonstances,
que ie ne m’en puis souuenir sans me plaindre de nostre
commune perte, & me resiouïr de son bon-heur
& de sa gloire.

Pleust à Dieu que ie pûsse faire entendre de viue

-- 5 --

voix à Madame la Presidente, ce que ie vous escrits
dans cette lettre ! mais ie sçay que vous luy estes trop
amy pour luy dénier cette satisfaction, & ie me persuade
que ce mot sera tout puissant pour adoucir l’amertume
d’vne si sensible perte que la sienne ; toutesfois
ne precipitez rien, mais donnez luy le temps de pleurer
cette separation, qui ne s’est pû faire sans de rudes
secousses. Les remedes donnez à contre-temps sont
presque tous mortels, & on touche rarement aux malades
durant les crises ; comme ie ne doute pas de la fermeté
de son ame, ny de son entiere resignation, vostre
patience sera de peu de iours, & son esprit qui se
conforme aux volontez de Dieu, s’abandonnera
bien-tost à sa prouidence : elle sçait qu’il est le protecteur
des vefues & des orphelins, & qu’il endurcit par
les trauerses, ceux qu’il veut couronner dans la gloire,
outre que i’espere qu’elle trouuera en ce petit discours
vne sensible consolation pour son malheur, &
vn preseruatif asseuré contre ses maux. Certes, Monsieur,
les voyes de Dieu sont fort incognuës aux hommes,
il se sert de secrets, que nous ne pouuons pas comprendre ;
car souuent il fait nostre bon-heur, de ce qui
sembloit n’estre fait que pour nostre ruyne. Qui
n’eust iugé dans l’éloignement de ce grand Homme,
que perdant Paris il perdoit tous ses aduantages ; mais
Dieu a fait voir en sa Personne, que souuent il nous
tire du grand monde pour nous approcher de luy : &
que s’il nous iette dans la solitude, c’est pour nous
conuerser plus familierement. Monsieur de Barillon
passoit dans Paris pour vn homme de haute reputation,

-- 6 --

sa Charge luy donnoit de l’esclat & du credit,
mais sa retraitte luy a procuré quelque chose de plus
glorieux : l’adresse d’vn Pilote ne se cognoit que durant
l’orage, il est facile de voguer quand les Zephirs
enflent les voiles, mais quand la tourmente se saisit
d’vn vaisseau, que l’air & les eaux se confondent pesle-mesle,
& que du Ciel nous tombons aux plus profonds
abysmes, la science ny la dexterité ne seruent de
gueres en cette rencontre, & nous auons moins besoin
d’art que de constance : Aussi fut-ce en cette occasion
que ce Homme signala son courage, il fit voir
que sa vertu estoit plus audedans qu’au dehors, & que
ce que nous admirions durant son bon-heur, n’estoit
qu’vn foible rejaillissement des rares qualitez de son
ame.

 

Si j’estois l’vnique qui fusse tesmoin de ce qu’il a
fait depuis sa sortie de Paris, quelqu’vn peut-estre me
pourroit soubçonner ; mais outre que ma robbe m’oblige
de rendre à la verité ce qu’elle merite, mille personnes
qui l’ont vû durant son voyage, deposeront
pour ce que j’aduance. Il sembloit qu’à mesure qu’il
éloignoit cette capitale du Royaume, où il n’auoit que
des Adorateurs, que son esprit se purifioit, vn certain
brillant paroissoit sur son front, qui tesmoignoit la
tranquillité de son ame ; & à le voir si fort esgal en ce
mal-heur, plusieurs s’imaginerent qu’il n’alloit qu’en
vne pourmenade, & non pas en vne prison : cette ferme
assiette luy venoit de la parfaite cognoissance qu’il
auoit de nostre condition ; que tout, icy bas, est sujet
aux coups de la fortune ; que l’homme ne s’y peut promettre

-- 7 --

de paix ; qu’il ne peut pas mesme s’y asseurer de
la moindre tréve ; que tour ce que les hommes appellent
felicité, ressemble à ces petites empoulles qui se
font d’eau & de sauon ; elles brillent de mille couleurs,
mais elles ne durent qu’vn moment : & qu’on doit iuger
de nostre vie, comme des guerres, qu’on n’estime
iustes, que quand elles ont des heureuses issuës. Sur cette
inconstance, il se resignoit entierement aux volontez
de Dieu, il remettoit ses interests entre ses mains,
car il sçauoit qu’il estoit le seul iuste vengeur des outrages,
qu’à luy seul en appartenoit la punition, & que
s’estoit entreprendre sur la Diuinité, d’auoir le moindre
ressentiment pour nos ennemis ; d’où vient qu’il
respondoit ordinairement à ceux qui l’approchant
pour le consoler, luy disoient, qu’il deuoit esperer,
que son innocence seroit bien-tost recognuë, & qu’il
deuoit attendre vn beau iour apres cét orage. La volonté
de Dieu soit faite (mes amis) ie me remets entierement
à sa prouidence, ie m’abandonne à sa sagesse, ie luy laisse la
disposition de mes biens, de mon honneur, & de ma vie, ie
renonce à ma liberté, car ie sçay que tout ce que nous voyons
sont des effets de sa conduite, que rien ne paroist s’il n’a son
adueu, & que les maux qui nous pressent sont des coups, ou
de sa iustice, ou de sa misericorde.

 

Ce sont les mesmes termes dont il m’entretenoit le
18. ou 19. Iuillet, au matin, que i’eus l’honneur de le
conferer particulierement. Ceux qui l’ont accompagné
depuis sa sortie de Paris, iusques à Pignerol, m’ont
asseuré, que son plus sensible déplaisir estoit d’estre separé
de sa chere & fidele compagne, Madame la Presidente ;

-- 8 --

que la priuation de ses honneurs, ny celle de
ces amis, qu’il estimoit plus que soy-mesme, ne le touchoient
point en comparaison ; qu’il sçauoit que les
vns dépendoient de la fortune, & que l’affection des
autres trouueroit assez de moyens pour se satisfaire
durant son absence ; qu’il ne doutoit pas que Madame
de Barillon n’eust assez de cœur pour se resoudre
sur sa disgrace, qu’elle ne luy reseruast toutes ses inclinations,
& que comme la Palme, elle ne se roidit contre
le mal-heur pour le secourir ; mais qu’il cognoissoit
la qualité de son mal, qu’il estoit contagieux, &
qu’il ne se communique pas seulement à celuy qui
l’approche, mais aussi à ceux qui en sont fort éloignez.

 

Ces pensées l’entretindrent de Paris iusques à Embrun,
où il arriua le 15. Auril, le Samedy Sainct.

Le lendemain se passa en deuotion, (comme le doit
faire vn parfait chrestien) il se confessa, & receut la
saincte & sacrée Communion de la main de Monseigneur
l’Euesque d’Embrun. Incontinent apres son
disner il visita ce Pre lat, dont ils eurent ensemble vne
assez longue conference, en suite dequoy ils furent
oüyr la Predication, puis les Vespres.

Le 17. il partit d’Embrun, & le lendemain il arriua
en cette Ville de Pignerol sur les quatre à cinq heures
de releuée ; il estoit porté dans vne littiere, d’où sortant
souuent la teste, il salüoit vn chacun d’vn visage
guay, & si plein de douceur, qu’il arrachoit du cœur
des regardans des larmes, bien qu’elles ne sortissent pas
de leurs yeux.

Comme il fut deuant le logis, où pend pour enseigne

-- 9 --

l’Espée Royale, on arresta sa littiere ; & à quelque
temps de là il fut conduit dans la Citadelle, où tost
apres on le vit se promener sur ses bastions auec Monsieur
du Couty qui commande en cette Place.

 

Ie ne puis vous particulariser plus nettement la marche
qu’il fit de Paris en cette Ville : car, comme ie ne
debite pas volontiers pour mien ce que j’apprends par
le rapport d’autruy, vous me pardonnerez si ie me ferme
à ce que i’ay remarqué en sa Personne de plus considerable,
depuis que j’eus l’honneur de le conuerser.
Qu’on ne m’accuse point de flatterie, si ie dis que ie
l’admiray comme vn homme extraordinaire ; sa constance,
sa patience, & la ferme assiette de son esprit
faisoient que souuent on prenoit pour stupidité, ce
qui ne venoit que de la solidité de sa vertu.

Incontinent apres qu’il fut en cette retraite, il commença
de regler ses journées : le matin il assistoit à la
Messe, & il l’entendoit auec tant de deuotion, que
souuent les Capitaines de la garnison s’estonnoient,
qu’vn homme qui auoit tousiours vescu parmy le
monde, & dans l’embarras des affaires, eust des destachemens
si particuliers ; ils ne pouuoient comprendre
comme la Politique de la terre s’accommodoit si bien
en sa Personne, auec celle du Ciel, & faisoient passer
pour miracle, ce qui ne venoit que de la reguliere conduite
de sa vie.

Apres auoir rendu les deuoirs à celuy de qui il aduoüoit
dependre absolument, il faisoit quelques
tours sur les bastions de nostre Citadelle, puis il se retiroit
en son appartement, où il passoit deux heures à

-- 10 --

la lecture de quelque bon liure : ne vous imaginez pas
que le siecle eut part en ces lectures, mon Pere sainct
Augustin & sainct Bernard estoient son entretien,
l’vn, disoit-il, luy apprenoit à porter patiemment ses
disgraces, & l’autre à regler ses actions.

 

Les Soldats de nostre garnison peuuent respondre
pour moy de la verité que j’aduance : comme ils ont
eu le plus de part en ses bonnes actions, ils sont tenus
de rendre ce tesmoignage pour sa gloire ; que dans les
familiers entretiens qu’ils auoient iournellement auec
luy, il les conjuroit d’honorer Dieu, comme celuy de
qui ils dependoient absolument, & de seruir le Roy
qui en estoit la viuante Image. Ces pauures delabrez le
suiuoient, comme firent autrefois Hercule nos vieux
Gaulois ; sa charité en habilloit plusieurs ; ses remonstrances
corrigeoient les autres ; & son exemple les
changea si fort, qu’ils demeurerent d’accord auec luy,
que tous les iours vn d’entr’eux chanteroit à haute
voix les Litanies de la saincte Vierge, si tost qu’on sonneroit
la retraite ; mais afin de les animer en cette loüable
pratique, tous les iours il distribuoit à celuy qui les
chantoit quelques pieces d’argent, afin d’entretenir
ce loüable commerce.

La liberalité qui est l’éloquence des grands hommes
prist bien-tost creance parmy cette milice ; le iurement
& le blaspheme, qui est ordinaire parmy les
troupes, trouua son exterminateur : car, soit par remonstrances,
soit par menaces, soit mesme faisant des
presens à ceux qui s’abstenoient de iurer, il bannit de
la bouche de nos Soldats ces iuremens qui font trembler

-- 11 --

les Anges, & qui rendent les hommes pires que
les Diables : on s’estonna d’abord de voir parmy nos
troupes ce changement si soudain, & nostre garnison
sembloit estre composée de cette vieille Legion Chrestienne,
qui estoit du temps des Empereurs Romains,
qui auoit autant de Saincts que de Soldats, & qui par
sa deffaite quittant la terre alla peupler le Ciel.

 

Mais tandis qu’il est parmy ces saintes occupations,
Dieu luy voulut tesmoigner qu’il ne le perdoit point
de veuë ; car, comme les maladie chez les Saincts, sont
ordinairement prises pour des amoureuses visites
qu’il leur fait, afin de les endurcir pour les former au
modelle de IESVS crucifié, & les rendre dignes des
suffrages de sa mort, vne fiévre le prist la nuict du
Vendredy 21. de Iuillet, qui fut pronostiquée par vn
mal de teste, dont il se plaignit tout le iour : le Samedy
& le Dimanche il parut en bonne disposition ; il se fit
porter à l’Eglise dans vne chaire, où il oüyt la Messe,
& le reste du iour il le passa en ses ordinaires exercices ;
mais la nuict vn frisson le prit, qui fut, & plus long &
plus violent, que le premier, ce qui fit soubçonner,
que sa fiévre seroit peut-estre quarte ; nonobstant cét
accez il celloit son mal à tout le monde, & il disoit à
ceux qui le visitoient, que ce mal luy estoit familier, &
qu’en France il estoit fort sujet à la migraine ; mais
quoy qu’il pût dire, le sieur Poncet Medecin de Monsieur
le Lieutenant de la Citadelle, apprehendant
quelque plus violente irruption, luy conseilla de se
purger, ce qu’il fit. Le soin qu’on prist de luy, le fit
contraindre dans son mal ; car, comme il vit qu’on se

-- 12 --

mettoit en peine pour sa santé, & que toute la garnison
prenoit part à la douleur qu’il souffroit, il fut
quelque temps à la gourmander, ce qui fit qu’on creut
que les remedes auoient abbatu sa fiévre, & que ce
n’estoit rien. Toutesfois le mal le força à la fin de se
descouurir, & en quelque ferme assiette que fust son
ame, son corps tesmoigna par quelques syptomes, que
la nature souffroit violence ; car, outre que sa fiévre parut
reglée en quarte, il luy prenoit de petites defaillances,
durant lesquelles vne certaine sueur luy montoit
au front : cela neantmoins ne luy osta, ny sa couleur,
ny son embompoint

 

Le Dimanche trentiesme du mois, il me manda par
Monsieur de Ramiers, qu’il nous feroit l’honneur de
visiter nostre Maison, si tost qu’il auroit oüy la Messe
aux Religieuses de saincte Marie : il y arriua aussi-tost,
& mesme voulut monter en ma chambre, & entrer
dans vn petit cabinet, où il m’entretint plus d’vne
heure, de là il retourna en la Citadelle, & il ne se passoit
point de iours, hors ceux de son accez, qu’il ne visitast
quelques Maisons de Religieux & Religieuses, où il
entendoit la Messe, & y passoit toute la matinée en
conference : c’estoit le charmé dont ordinairement il
se seruoit, ou pour diuertir sa tristesse, ou pour satisfaire
son esprit.

Comme il vit que les remedes humains ne pouuoient
rien sur sa fiévre, il eut recours à de plus puissans.
Le deuxiesme Aoust il fit ses deuotions au Conuent
de sainct François, où i’eus l’honneur de l’entretenir
durant vne heure de pourmenade, qu’il fit dans

-- 13 --

les Cloistres ; en suite il assista aux Vespres, & à la Predication
Italienne : & durant tout ce temps voulut toûjours
que ie luy fisse compagnie.

 

Il passa le quatriesme du mesme mois aux RR. PP.
de sainct Dominique, où on celebroit la Feste de ce
grand Sainct : là, il fut en communauté disner auec les
Religieux ; Il fut entretenu toute l’apresdinée par le
R. P. Haillan, Iesuite, iusques aux Vespres, où il assista,
& en suite à la Predication.

Le septiesme, qui est le iour de sainct Donat, Patron
de la grande Eglise de cette Ville, bien que sa fiévre
le pressast plus asprement que de coustume, il
voulut y aller à la Messe ; là, il rencontra Monsieur
Bardonache excellent Medecin, qui, outre sa profession,
a mille autres belles qualitez qui le rendentre-commandable ;
Il l’entretint fort long-temps, & il
prenoit quelque confiance en luy, à cause qu’il auoit
reüssi dans vne maladie, que le sieur Ramiers auoit eu,
qui luy auoit duré cinq semaines.

Arriua que le douziesme du mois estoit la saincte
Claire, & comme il affectionnoit les Religieuses Piedmontioses,
il s’y fit porter pour y entendre la grande
Messe, qui s’y chantoit en musique : ie le trouuay à la
sortie de l’Eglise, où il m’y entretint enuiron vn quart
d’heure, puis s’en alla disner chez Monsieur l’Abbé
Vibaut.

Apres estre retourné en la Citadelle, son mal commença
à redoubler, & la nuict de ce iour il eust moins
de repos, & son sommeil fut plus trauersé, & remply
[1 ligne ill.]

-- 14 --

Ie sus le quatorziesme pour auoir l’honneur de le
visiter ; ie le vis, mais en son lict, entretenu de quelque
Officiers de la Garnison, qui taschoient de le diuertir,
& de le consoler par les tesmoignages qu’ils luy
rendoient, de prendre part en son mal : il leur disoit,
qu’il faisoit dessein de changer d’air ; que peut-estre ce changement
restabliroit sa santé ; & que Monsieur de la Simonne,
Major de cette Ville, luy auoit fait offre de son logis,
qu’il estoit resolu de l’accepter, ce que tous ces Messieurs
trouuerent à propos, & le fortifierent dans sa resolution.

Le 19. il s’y fit transporter, & ie dois rendre ce tesmoignage
à la courtoisie dudit Sieur de la Simonne :
qu’il y a esté seruy, non pas seulement comme le requeroit
le deuoir ordinaire, & la ciuilité que nous deuons
aux personnes de sa condition, mais auec tous les
soins imaginables : & ie n’aduanceray peut-estre rien
contre la verité, si ie dis, que quand il eust esté entre les
bras de Madame la Presidente, il n’eust pas esté seruy
auec plus de zele, ny auec plus d’empressemens. Messieurs,
le Gouuerneur, & de Meneuille, Lieutenant de
Roy, luy ont tesmoigné par leurs assiduitez à le visiter,
l’estat qu’il faisoient de sa Personne ; & durant
tout son mal, leurs visites, & la part qu’ils sembloient
prendre à ses disgraces ne diminuoient pas peu la violence
des maux qui le pressoient.

Mais tous ces soins n’empescherent pas que le 24.
vn hocquet ne le prist, qui nous donna vn fort mauuais
pronostic, le Sieur Poncet fut le seul qui mesprisa
cette interruption d’haleine : il donnoit mille raisons

-- 15 --

pour soustenir son aduis, & nous promettoit que dans
peu de iours nous le verrions en parfaite conualescence ;
& de fait, la suite nous fit esperer qu’il ne se trompoit
pas, car le vingt-cinq il se trouua vn peu mieux :
& comme l’amour qu’il portoit à ce qu’il auoit laissé
de plus cher à Paris le pressoit le plus, il voulut escrire
Madame la Presidente, il se donna bien de garde de
luy mander rien de sa maladie ; il sçauoit que ce seroit
le comble de tous ses déplaisirs : car l’amour qu’elle luy
portoit, luy rendoit sa disgrace insupportable, sa maladie
la mettroit dans vn desespoir : ce n’est pas qu’il se
deffiast de ses forces, mais il la iugeoit par soy mesme ;
& que comme dans son esloignement rien ne le touchoit,
sinon de ne la voir pas ; aussi rien ne l’affligeroit
si fort que de le sçauoir malade durant cette separation,
ne m’estonne plus si on dit, que celuy qui ayme est
plus dans le sujet de son amour, qu’en celuy qu’il anime ;
puis que ce rare esprit dans les plus pressantes attaques
de ses maux, n’auoit point d’autres craintes, que
pour celle que la vertu, comme le mariage, auoit vny
si estroitement auec luy.

 

Quelques iours apres, comme on vit que contre
l’opinion du Sieur Poncet, ce hocquet continuoit
tousiours, & deuenoit plus frequent, on soubçonna
mal de sa maladie : en ces entrefaites Monsieur de Seuigny
le visita, & le trouuant plus abbatu qu’il n’esperoit
pas, prist la peine d’appeller d’autres Medecins,
que ses ordinaires, pour les consulter sur sa maladie ;
tous se deffierent de son mal, & on laissa passer le 26. du
mois, saris luy parler de quoy que ce fust.

-- 16 --

Le vingt-septiesme sur les dix heures du matin,
comme i’allois pour le visiter, on me pria de luy faire
l’ouuerture du peril ou on le trouuoit, de le persuader
de songer à sa conscience, & d’auoir recours au
souuerain Medecin du Ciel, puis que ceux de la terre
estoient impuissans ; ie ne trouuay point de resistance
à luy disposer : car, pour luy entamer ce discours,
ayant pris l’occasion de la Feste du grand sainct
Augustin, mon Patriarche, qui estoit le lendemain,
& le voulant faire resouuenir qu’il m’auoit promis il
y auoit long-temps de la sanctifier auec nous, qu’il y
auoit Indulgences Plenieres, & qu’il ne doutoit pas
du credit de ce sainct Pere aupres de Dieu, il ne me
permist pas de le presser dauantage, mais m’interrompant,
il me dit. Ie sens bien, mon Maistre, que ie diminue
fort, vous me ferez plaisir de me vouloir entendre demain
de confession, mais ie vous prie que ce soit vn peu matin, cependant
ie feray vne exacte recherche des deffauts de ma vie.

Le lendemain ie fus à son logis sur les cinq heures
du matin, pour effectuer ce dont nous estions conuenu ;
mais on me fit entendre à l’entrée de sa chambre,
que Monsieur Poncet Medecin l’ayant trouué plus
mal, auoit preuenu mon dessein, & que dés vne heure
apres minuict il estoit allé aux RR. PP. Iesuites, d’où
il auoit amené le R. P. Haillan, qui l’auoit confessé,
que peu de temps apres Monsieur Saluaï Grand Vicaire
de cette Ville, luy auoit administré ses Sacremens,
& sur le rapport qu’on me fit, ie ne regretté iamais rien
tant que de n’y auoir pas assisté pour mon edification,
car tous ceux qui furent presens m’ont asseuré, qu’ils

-- 17 --

n’ont iamais rien vû de si zelé, & que toutes nos deuotions
ne sont que peintures imparfaites, qui ne rapportent
non plus celle qu’il fit paroistre en cette occasion,
que l’image du Soleil les brillantes clartez de
cét Astre.

 

Bien que l’affaire qui m’auoit fait sortir de nostre
Maison fut faite, ie ne laissé pas de le visiter, pour apprendre
au vray l’estat auquel il estoit, i’entray donc
dans sa chambre, ie m’approchay de son lict, & comme
il m’apperceut il me tendit la main, & me demanda
si ie me ressouuenois de prier Dieu pour luy ; ie luy
respondis, que sans me faire tort, il n’en pouuoit pas
douter, & qu’il cognoissoit mieux comme ie luy estois
bien intentionné qu’il ne sembloit croire ; que depuis
sa maladie ie ne songeois guere à autre chose, mais que
i’estimois qu’en l’estat où il estoit ses prieres seroient
plus puissantes, pour obtenir de Dieu ce qui luy estoit
necessaire, puis que i’apprenois qu’il s’estoit disposé
contre son mal, ainsi que doit faire vn bon chrestien :
qu’il pouuoit dire, comme le Prophete Roy, Si ambulauero
in medio vmbræmortis non timebo mala quoniam tu
mecum es, que ie le priois d’adiouster seulement à ses
bonnes dispositions ce souuenir, que celuy qu’il venoit
de receuoir estoit vn Dieu d’amour ; que comme
l’amour de deux cœurs n’en fait qu’vn, ce Dieu homme
ne demandoit que de le transformer en luy-mesme ;
que ie le croyois resolu à cette metamorphose,
que d’elle seule dependoit nostre salut : & que si nous
n’auions du rapport auec IESVS crucifié, nous estions
sans esperances. Ie sçay, mon Maistre, me dit-il, ce que

-- 18 --

vous me voulez inspirer, mais par la grace de Dieu ie n’ay
aduersion pour qui que ce soit, & ie suis sans aucun desir de
vangeance ; ie pardonne de bon cœur à tous mes ennemis ; ie
prie Dieu de faire grace à tous ceux qui m’ont desseruy : &
qui, soit par ialousie, soit par malice, ont mal interpreté mes
pensées, & mes discours, ie leur pardonne ; non pas à cause
que ie ne suis pas en puissance de me vanger, mais purement
parce que Dieu me le commande, & que ie suis chrestien, ie
sçay que mon Dieu parmy ses maux pria pour ses persecuteurs,
qu’il se mettoit entre la Iustice de son Pere & ses Bourreaux,
& que pendant qu’il le faisoient mourir, il leur procuroit
vne nouuelle vie : oüy, mon Pere, me dit-il, ie luy demande
pardon, & pour eux & pour moy, ie le prie de cœur
de me faire la mesme grace que ie voudrois leur faire s’ils
m’auoient offencé.

 

C’est icy la sonde du veritable chrestien ; le pardon
des injures est la marque des predestinez, & il faut
qu’apres de si sensibles desplaisirs qu’estoient ceux
qu’on luy auoit suscitez, que son amour sur-abondast
pour auoir ces sentimens, il faut estre bien despoüillé
du vieil homme pour former ces resolutions ; la grace
que nous faisons en cette rencontre, passe chez la pluspart
pour vne perte, & la vengeance leur tient lieu
d’vn grand reuenu ; souuent nous disons de bouche,
ce que nostre cœur des-aprouue, & comme l’Aigle,
l’vn de nos yeux regarde le Ciel, tandis que l’autre est
fixement attaché à la terre.

On ne peut pas soubçonner de feintise les paroles
qui sont sorties de sa bouche, en vn temps où l’on ne
pouuoit pas douter de la sincerité de ces pensées : ce

-- 19 --

sont presques les dernieres paroles qu’il prononça de
sa vie, apres vne confession parfaite, & qu’il ne faisoit
presque que de receuoir le precieux corps de I. Christ.

 

A quelques heures de là on luy apporta l’Extreme-Onction,
qu’il receut auec des sentimens tres-particuliers
de pieté, remerciant tous ceux qui auoient pris
la peine d’assister à ce Ministere, & demandant pardon,
mesmes aux moindres de ceux qui le seruoient ;
les conjurant de ne se point souuenir si durant son mal
il luy estoit eschapé contre eux quelques paroles impatientes ;
que la rigueur du mal les auoit outragez, &
non pas son cœur, & qu’il les auoit tousiours consideré
comme ses freres : neantmoins tous ceux qui l’ont,
ou visité, ou seruy durant sa maladie, ont remarqué,
que bien qu’il fust d’vn temperament sanguin, &
prompt, il n’y eut iamais rien de si patient ; ce n’estoient
qu’excuses, & que prieres, & souuent ses domestiques
rougissoient honteux de ses abbaissemens.

Monsieur de Seuigny, & le Reuerend Pere Haillan,
Iesuite, voyant qu’il affoiblissoit insensiblement, le
solliciterent de vouloir declarer l’estat de ses affaires,
& ses dernieres volontez ; mais sans s’esmouuoir, il leur
respondit, que l’estat present ou il estoit ne luy permettoit
pas de faire aucune disposition, que neantmoins sous le bon
plaisir du Roy, & si sa Majesté l’auoit agreable, il auroit
souhaitté que Madame sa femme eust l’entiere disposition
de ses biens apres sa mort ; qu’il auoit six enfans, quatre garçons,
& deux filles, qu’il desiroit estre esgalez, & qu’il ne
faisoit aucun auantage à son fils aisné, sinon qu’il luy laissoit
sa Biblioteque.

-- 20 --

Auant cela le sieur Poncet se deffiant de son mal,
auoit demandé du secours, & qu’on alla à Thurin
chercher d’autres Medecins, auec qui il peut consulter
sa maladie ; on fit venir le sieur Boursier Medecin
de Madame Royale, & vn autre dont ie ne sçay pas le
nom, qui arriuerent la veille dont il fit cette derniere
disposition de ses biens : le sieur Boursier en l’absence
du sieur Poncet, s’estant informé de ceux qui le seruoiẽt
de l’estat de sa maladie, luy ayant tasté le poux,
examiné les diuers syptomes qui le surprenoient,
consideré sa langue qui estoit seiche & noire, remarqué
ce hoquet qui ne le quittoit point, les sueurs où
il estoit continuellement, le mal de teste qui le persecutoit,
& les frequentes agitations & inquietudes
qu’il auoit toutes les nuits, iugea que la nature estoit
trop foible, & qu’il estoit venu à tard, qu’elle ne pouroit
iamais souffrir aucun remede ; neantmoins pour
ne rien obmettre, qui pût le soulager, ils en tenterent
quelques-vns, mais inutilement, il perdoit ses
forces à veuë d’œil, & bien que sa vie diminuast peu
à peu, son courage ne le quittoit point, son visage
estoit resolu, ses paroles estoient celles d’vn homme
fort satisfait, & il prenoit & les remedes & toute la
nourriture qu’on luy presentoit.

Enfin, le voyant abandonné des Medecins, nous
resolusmes le R. P. Haillan, & moy, de ne le point abandonner,
de demeurer tour à tour aupres de son
lict, de l’assister sans intermission, afin de le confirmer
dans les bonnes & sainctes resolutions qu’il y
auoit long-temps, de mourir en veritable Chrestien ;

-- 21 --

souuent nous l’aduertissions qu’il se deuoit consoler
puisque toutes ses miseres estoient prestes de finir ;
qu’apres ce moment vn bon heur infiny l’attendoit ;
qu’il possederoit vn repos qui ne seroit plus trauersé ;
qu’il joüyroit de la veuë de l’essence de Dieu ; qu’il
viuroit eternellement auec luy, & que comme dans
vn torrent il y abysmeroit toutes ses tristesses : Nous
luy dismes qu’il considerast l’estrange mal-heur que
c’est, d’estre priué à iamais d’vn objet si fort aymable ;
qu’elle frayeur on doit auoir en la presence d’vn Iuge
si seuere ; que son ame y paroistroit bien-tost pour
luy rẽdre compte de toute sa vie, iusques à ses moindres
pensées : mais que comme sa Iustice estoit infinie,
sa misericorde l’estoit de mesme ; & que comme
il estoit nostre Pere, il auoit pour nous bien plus d’Indulgence,
que de seuerité : qu’en ce destroit où il
estoit le Chrestien deuoit reїterer souuent des actes
d’vne foy viue, d’vne esperance sans deffiance, &
d’vne ardente charité.

 

Ie m’emancipé vne fois le voyant sans dire mot, &
sans inquietudes, de luy demander à quoy son esprit
s’occupoit durant ce profond repos, & quelles pouuoient
estre ses pensées : il me respondit tousiours
ces mesmes paroles. Respice in faciem Christi tui. Seigneur,
ne regardez pas ce que ie suis, mais ce que vous
estes ; ne considerez pas les deffauts de ma vie, mais les
souffrances de vostre Fils ; voyez son sang, & y noyez
mes pechez ; si i’ay failly, il a fait penitence pour moy :
mon Maistre & mon Seigneur regardez cét homme
de douleur.

-- 22 --

Comme il ne faisoit ces reflexions qu’en discours
interrompus, & que le hocquet continuel qui le trauailloit
entre-coupoit toutes ces paroles, la pluspart
de ceux qui l’approchoient, & ceux mesmes qui le
seruoient tous les iours, oyants seulement quelques
mots de son mal distinguez, & ou ils ne remarquoiẽt
aucune suitte, s’imaginoient tous que la chaleur de
la fiévre luy donnoit ces resueries ; & parce qu’il parloit
d’vne chose qu’ils ne cognoissoient pas, ils la prenoient
pour des extrauagances : mais c’estoit le sujet
de sa meditation, & le dernier entretien de son esprit,
qui se réveillant ramassoit toutes ses forces, & taschoit
de rompre ces liens pour se ioindre à IESVS-CHRIST
crucifié, pour parler aux termes de sainct
Paul.

En ce destroit, & parmy les dernieres attaques
que luy liura la mort, sa plus grande satisfaction étoit
d’oüyr souuent repeter aupres de son lict, ces belles
paroles du Cantique de la Bien-heureuse Vierge,
Eia ergo aduocata nostra, illos tuos misericordes oculos
ad nos conuerte, & Iesum benedictum fructum ventris
tui nobis post hoc exilium ostende, & puis, Deus
in adiutorium meum intende.

Enfin, apres auoir gardé le hocquet six iours, &
auoir demeuré sans parler plus d’vn iour, le 30. Aoust
vn peu apres minuict, il ne luy resta de mouuement
que pour rendre les derniers souspirs : en ce moment
il fit vn effort, comme s’il eut voulu parler, mais inutilement ;
car il ne pût iamais former aucun son, ny
nous, comprendre ce qu’il desiroit, aussi tous, tant

-- 23 --

que nous estions dans sa chambre, le voyant dans
l’agonie, nous priasmes le R. P. Haillan de reciter
auec son compagnon les prieres, & les dernieres recommandations
de l’ame, & moy m’approchant
plus prés de son lict que ie n’estois, ie poussay à son
oressam quelques paroles que ie prononcé fort haut,
qu’il [1 mot ill.] d’entendre ; la dessus ie luy donné la
[1 mot ill.] & generale absolution, apres quoy il ouurit
ses mourantes paupieres, qu’il auoit tenuës fermées
assez long-temps, & les attachant fixement sur vn
crucifix que ie luy presentois, il le baisa plusieurs fois,
& ne destacha du depuis sa veuë de dessus cét objet
adorable.

 

Les recommandations de l’ame estant acheuées,
le R. P. La boucquet, Iesuite, luy fit baiser quelques
Medailles d’vne singuliere Indulgence, pour ceux
qui peuuent prononcer de bouche ou de cœur ce
doux Nom de IESVS.

Bien que la nature fut aux derniers efforts, son esprit
neantmoins demeura tousiours égal, les conuulsions
ont coustume en ce dernier moment, de tourner
les yeux & le visage de la pluspart des hommes,
mais ils n’osterent rien des charmes du sien ; les illusions
dont en ce destroit se sert ordinairement l’ennemy
commun de tout ce qui est raisonnable, ne firent
aucune impression sur son esprit, il demeura serain :
& bien que nous fussions plusieurs personnes
proche de luy pour le voir mourir, nous ne pusmes
iamais remarquer ce dernier instant de la vie, qu’on
appelle mort, tant il passa doucement : ainsi le Soleil

-- 24 --

d’vn beau iour ne perd point à son couchant le brillant
esclat de sa face.

 

Ce fut de cette sorte que Monsieur le President
Barillon fermast les yeux de son corps, pour ouurir
eternellement ceux de son ame : heureux trespas qui
luy donne la vie ! vie heureuse qui luy fait [1 mot ill.] si
belle mort. Mon Pere sainct Augustin [1 mot ill.]
de dire, que celuy-là ne pouuoit qu’[1 mot ill.]
mourir, qui auoit tousiours bien vescu, la mort & la
vie font vn echo ensemble ; la mort ne respond que
ce que la vie à dit : si la vie parle du Ciel, la mort ne
dis que Ciel, & ce dernier moment, où ie fus spectateur
de la vertu de Monsieur le President, me fit
voir, que comme sa vie auoit esté remplie d’vn sainct
zele, sa mort ne pouuoit estre que pretieuse aux yeux
de Dieu.

Quelques heures apres qu’il eut expiré, Monsieur
de Seuigny desira qu’on ouurit son corps en la presence
des Medecins, pour le rapport des causes de sa
mort fait estre enuoyé à Paris, pour la satisfaction
de ses proches.

Ses entrailles ont esté inhumées en la grande
Eglise de cette ville, où par les soins de Monsieur le
Gouuerneur on fit vne pompe funebre, qui témoigna
l’affection que portoit au deffunct, celuy qui la
faisoit faire : outre mondit sieur le Gouuerneur assisterent
à ces funerailles Mesieurs de Meneuille Lieutenãt
de Roy en la Place, le President Sauret, le Conseil
Souuerain, tous les Officiers de la Garnison, &
vne si grande foulle de peuple, que les plus larges de

-- 25 --

nos ruës se trouuerent trop estroites pour passer ceux
qui, pleurans, suiuoient ces obseques.

 

En cette derniere extremité i’aduoüe que quelque
force que ie me fisse, il ne me fut pas possible de
retenir mes larmes, ce grand Homme auoit gaigné si
puissammẽt mes inclinations durant le peu de temps
que i’eus l’honneur de le conuerser, qu’il me sembla
en ce moment, que sa mort m’arrachoit la moitié de
ma vie. Que de larmes ne versay-je point à cette separation
quel saisissement ne surprist point mon
ame ! il faut, Monsieur, que ie vous confesse mes foiblesses,
& que i’aduouë, que la pluspart de nos discours
ne sont que des rodemontades, qui ne subsistent
que durant nostre bon-heur, souuent nous menaçons
vn ennemy, qui nous fait mourir de peur.

Ces premieres esmotions passées, la raison me fit
croire, enfin, que mes plaintes estoient inutiles, &
que leur continuation ne rendroit iamais la vie à celuy
que ie regrettois, que ie ne deuois attendre de la
consolation d’autre que du Ciel, & que dans les abysmes
de la Prouidence ie trouuerois tout ce que vainemẽt
ie cherchois ailleurs, ie leuay donc mes mains
au Ciel, mon cœur y arriua plustost que mes yeux, &
ie rendis graces à ce Dieu d’amour, qui par d’eternels
soins auoit conduit la vie de ce grand Homme
en vn si heureux port.

Certes, Monsieur, quand ie me détache de la terre,
& que ie considere auec quelles misericordes ce Dieu
tout bon a tiré à soy cét illustre Chrestien ; quels ressorts
il a fait joüer pour l’arracher de l’embarras du

-- 26 --

monde, afin de le placer dans le Ciel ; ie m’escrie, Seigneur,
que vous estes admirable en vostre conduite !
que vos ouurages sont merueilleux ! les honneurs pipent
les hommes, comme font les miroirs les petits
oyseaux, les flatteurs perdent les plus vertueux quãd
ils sont esleuez dans des dignitez pareilles à la sienne ;
& souuent la corruption se glisse parmy ces hommes,
qui ne doiuent auoir ny yeux ny mains : Pour le
deuelopper de ses pieges, il le contraint de quitter
son païs, de se separer de ce qu’il cherissoit le plus, &
d’abandonner sa femme & ses enfans, de qui nous
quittons rarement les affections sans perdre la vie :
mais c’estoit peu de chose pour vn courage comme
le sien, sa patience paroit à tous ces coups ; l’esperance
de les reuoir quelque iour, & de se iustifier, luy faisoit
repasser mille fois en son esprit des images, qui
le pouuoient satisfaire : pour purifier cét or, il le falloit
mettre au feu, c’estoit vn raisin qu’il falloit mettre
sur le pressoir, pour en tirer le plus pur suc : la fiévre
le prend, cela ne l’estonne pas : les conuulsions
le saisissent, il ne change point de resolution ; enfin,
la mort pour couronner tant de vertus luy arrache la
vie, & le fait jouïr d’vne lumiere qui n’aura plus
d’eclypse.

 

Ne me dites pas, Monsieur, qu’il est à plaindre
pour estre mort en vn âge, où la pluspart ne sont presque
pas encore hommes : il est des hommes comme
des plantes, les vnes ne durent que quelques iours,
d’autres verdissent des siecles ; les choses les plus parfaites
sont celles qui durent le moins ; quand vne

-- 27 --

fleur a atteint sa perfection elle se fanit bien-tost : les
plus hautes fortunes sont les plus proches de leur ruïne,
& les fruicts qui meurissent dés le Printemps durent
rarement iusques en Hyuer. S’il est mort à 44.
ans, Dieu a pourueu à son bon-heur, la lõgue vie n’est
pas tousiours la plus heureuse : tous les Heros de l’antiquité
sont morts en la fleur de leur âge, & les souhaits
de la pluspart des Sages de ces vieux siecles
estoient pour vne courte vie : aussi, Monsieur, la vie
de l’homme est toute pleine de trauerses, rien n’y est
asseuré, & ie m’asseure que si nous estions raisonnables,
quand nous la receuons, nous ne la prendrions
point sans contrainte.

 

Certes, cét Ancien disoit bien vray, qu’il sembloit
que l’homme fust vne balle dont se jouë la Fortune
sur la terre ; du Trosne elle l’abbat parmy la poussiere,
& vn mesme Soleil le voit parmy la Pompe, & parmy
les chaisnes. Ah, que les hommes sçauent peu ce
qu’ils veulent quand ils demandent d’aller iusques à
l’extreme vieillesse ! c’est le receptacle de tout les
maux, nous ne sommes plus que les restes de ce que
nous auons esté, & l’homme ne vit en cét âge, que
pour souffrir mille incommoditez : Que sçauons
nous, Monsieur, si venans iusques à cette foible & caduque
saison de la vie, il eut conserué toute sa vertu :
souuent vn vaisseau aura fait heureusement cent
voyages iusques aux Indes, qui se vient briser dans le
port : les organes qui seruent aux operations de l’ame,
s’affoiblissent comme les ressorts d’vne Montre :
nous retournons dans les foiblesses de l’enfance, &

-- 28 --

souuent nos bonnes habitudes se conuertissent en
extrauagances.

 

C’est de là, Monsieur, que le voudrois que vous
consolassiez Madame la Presidente ; elle doit se réjouïr
que sa vertu est en seureté, & que du milieu des
miseres, son ame, qui n’estoit que feu, s’est vnie à son
centre, & jouїt de l’immortalité : là il voit clairement
ce que nous ne voyons qu’en Enigme ; il comprend
les ressorts de la Prouidence, qui nous estonnent ; il
admire la sagesse de celuy qui prodigue tout pour
nous sauuer, & il est consolé de voir que les trauerses
qu’il a souffertes, luy ont seruy d’eschelons pour
monter à la gloire : ceux que Dieu choisit pour siens
il les prepare de longue main, il les endurcit pour les
polir ; & comme ses fleches dont se seruent encore
auiourd’huy les Sauuages, il les met au feu pour les
rendre de bon vsage.

Que les meschans ne se vantent pas de leur bon-heur,
c’est vne marque certaine de leur reprobation :
le Ciel qui ne les afflige point ne les iuge pas digne
d’vne belle entreprise, vn Capitaine choisit tousiours
les Soldats de cœur, pour les enuoyer en party, les
lasches demeurent au camp pour garder le bagage ;
Certes, bien qu’ils meurent sur vn lict d’or ; que leur
chambre ait son platfond chargé de Perles & de Diamans ;
que ses murailles soient couuertes de tapis de
soye ou de brocatelle, qu’ils soient plains de leur
Maistres, & de tout vn Estat, ils meurent auec honte,
s’ils meurent sans vertu. Ah ! que i’estime l’esclaue
bien plus heureux qui meurt parmy les fers, qui

-- 29 --

perd la vie dans les puanteurs d’vn cachot, & qui en
sa mort n’a que le Ciel pour tesmoin de ses belles
actions, il meurt glorieux, sa mort est saincte & pretieuse
aux yeux de Dieu ; & en ce derniermoment de
sa vie, brizant toutes ses chaisnes, il va iouїr d’vne
eternelle & bien-heureuse liberté.

 

C’est, Monsieur, sur cette idée que ie vous prie de
le considerer, & de le faire voir à Madame la Presidente ;
c’est de l’examen de cette perte, qu’elle &
vous, deuez tirer vos aduantages, l’amour ne fut iamais
jaloux du bien de ce qu’il ayme, pourquoy si
vous l’aymez, vos plaintes semblent elles enuier sa
felicité : loüez Dieu de son repos ; remerciez-le des
graces qu’il luy a faites ; & comme vous l’aymiez, ie
ne doute pas que vous ne resoluiez l’esprit de Madame
sa femme, à porter constamment vne perte qui
luy est si aduantageuse : bien que i’aye plus de sujet
qu’aucun homme du monde, de m’affliger de cette
mort, ie me resioüys de ne l’auoir plus ; & quoy que
ie sçache que veritablement il m’honnoroit de son
affection, & que ie pouuois beaucoup attendre de
luy, s’il eust plus long-temps vescu, ie suis satisfait,
& i’espere qu’à son deffaut, Madame la Presidente
me continuëra ses bontez ; & qu’en vostre particulier
vous l’asseurerez des sentimens qu’auoit pour ce
grand Homme,

Vostre tres-humble & tres-obeïssant seruiteur,
F. Antoine Riuiere, Docteur de Paris, Prieur
& Vicaire General au Conuent de S. Augustin,
à Pignerol.

-- 30 --

ÆTERNÆ MEMORIÆ
IOAN. IAC.
BARILLON,
CIVIS OPTIMI
SENATORIS AMPLISSIMI
PRÆSIDIS INTEGERRIMI.

QVI partà à majoribus natalium claritate illustris :
Primum apud Armoricos SENATOR,
deinde in supremum Galliarum
concessum, cum incredibili totius ordinis
gratulatione exceptus ; demum à socero Præside, in
prima disquisitionum PRÆSES adscitus, vniuersis
carus, nulli non amabilis, BENEFICVS IN
OMNES VIXIT. FAMÆ celebritate & inclytæ
virtutis gloria, tam notus inter suos, quam apud
exteros mirabilis. Seruata in aduersis MORVM
ÆQVALITATE, MODESTIAM in secundis coluit,
sicut in dubiis singularem animi TRANQVILLITATEM.
CVM INGENITA COMITATE
quam domi forisque exhibuit, semper tamen inter
adulantis fortunæ blanditias fortis, vt aduersus irascentis
minas INTREPIDVS, variis patuit temporum

-- 31 --

acerbitatibus. Donec sibi potius eligens deesse
quam suis, & patria carere quam fide, regno interdictus,
regno major, sub alieno cœlo, pie morte fœlicem
libertatem adeptus est : ÆTERNVM SVI RELINQVENS
ET DESIDERIVM ET EXEMPLV
M. Etat. Anno quadragesimo quarto, Reparatæ
Salutis. M. DC. XLV.

 

Fvnus ex Galliæ Cisalpinæ finibus Lutetiam accitum.
Secutæ celebres exequiæ, tùm pompæ
solemnitate, cùm vel maximè procerum frequentia ;
vultu, ore, silentio mœrorem preferentium. Mortales
exuuiæ in auito quod ipse florenti æuo, pia & non
vulgari liberalitate instaurauerat sepulchro depositæ.
Lugente populo, luctuoso senatu, requirente
nobilitate, excessum ciuis omnium oculis gratissimi,
iudicis æquissimi, viri per omnia incomparabilis.

Suauissimo Conjugi, Parenti dulcissimo, Fratri
desideratissimo, viro de omnibus optime merito.

P. P.

BONA FAIET ; Vxor olim electa
inter clarissimas ; tanto fœlix
& digna Conjuge : Filij mœrentes,
Frater, Propinqui ; ordines vniuersi.

Agathius Matthæi Auenion. ex animi & veritatis
sensu promebat.

-- 32 --

Du vingt-neusiesme Mars mil six cens quarante-neuf,
Permission a esté donnée à Sebastien
Martin, d’imprimer les dernieres Actions &
Paroles de Monsieur le President de Barillon,
decedé à Pignerol ; Auec deffense à tous autres
de l’imprimer ou faire imprimer, en quelque volume
& caractere que ce soit, ny contrefaire sous
pretexte de changer de titre. Acheué d’imprimer
le 7. Auril 1649.

Section précédent(e)


Rivière, Antoine [1649], LES DERNIERES ACTIONS ET PAROLES DE MONSIEVR LE PRESIDENT DE BARILLON, DECEDÉ A PIGNEROL LE TRENTIESME AOVST mil six cens quarante-cinq. PAR LE R. P. ANTOINE RIVIERE, Docteur de Paris, Prieur & Vicaire General au Conuent de S. Augustin, à Pignerol. DEDIÉES A MONSIEVR L’ESNÉ, Conseiller du Roy, & Auditeur en sa Chambre des Comptes à Paris. , français, latinRéférence RIM : M0_1030. Cote locale : A_3_23.