Anonyme [1649], LA GVEVSERIE DE LA COVR. , français, latinRéférence RIM : M0_1533. Cote locale : C_5_33.
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LA
GVEVSERIE
DE LA COVR.

M. DC. XLIX.

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LA GVEVSERIE
de la Cour.

LES maladies populaires sont aussi difficiles
à guerir qu’elles sont faciles à connoistre.
Quelques-vns ont creu qu’elles n’estoient point
dãgereuses que pour les personnes de basse condition,
& ç’a esté vn Prouerbe dans la bouche du
premier President du 2. Parlement de France,
que ceux-là deuoient craindre la peste qui n’auoient
pas le moyen de changer tous les huict
iours de chemise. Mais luy-mesme a esté contraint
d’auoüer que ceux qui changent d’habits
tous les iours se trouuent frappés de son venin,
estant mort de contagion, ayant laissé vaillant
1000000 liures. La Pauureté, la Gueuserie, ou
faute d’argent sont des maladies tellement contagieuses
cette année que de populaires elles
sont deuenuës, pour ainsi dire, Royalles. Le
tres-docte & tres-plaisant railleur Medecin,
Chancelier de l’Vniuersité de Montpelier a
bien remarqué dans son Almanach perpetuel
que la maladie qu’il nomme faute d’argent auroit
cours cette année cy-aussi biẽ que plusieurs
causées par beaucoup d’Eclypses de Soleil & de

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Lune, & que beaucoup de personnes, faute de
grosses pieces se trouueroient n’auoir point de
monoye. Mais il ne menace que le menu peuple,
& son prognostic ne s’estend pas iusques aux
degrés du throne. Ceux qui liront dãs cét escrit
la deplorable Catastrophe de la Cour seront
bien estonnés d’apprendre que ceux qui possedoient
toutes les richesses de France sont deuenus
Gueux comme rats d’Eglise, qu’ils ont peur
de ceux à qui ils s’estoient rendus effroyables
par leur puissance, & se verront bien-tost contraints
de mandier leur pain à la porte de ceux
qu’ils ont voulu faire mourir de faim. Où certes
on peut remarquer les iustes iugemens de Dieu,
lequel fait euanoüir les biens iniustemẽt acquis,
& permet que ceux qui ont tout dissipent tout,
& ayent faute de viures, apres auoir mis des Imposts
sur toutes les necessités de la vie. La gloire,
la puissance & les richesses sont les appanages
d’vne Courõne, lors qu’elle est possedée par des
personnes qui se rendent par leurs Eminentes
vertus dignes de commander. Mais si ceux qui
sont sur le thrône n’õt rien d’egal à leur grãdeur
que le vice, cette gloire est ternie, ou méme chãgée
en infamie, cette puissance n’apporte que la
hayne de ceux qui la redoublent, & toutes ces richesses

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sont suiuies de l’indigence par vne
mauuaise conduite. Alors ie verifie le dire
du Poëte qu’on ne sçait que deuenir, ny que
faire, ayant accoustumé la bonne chaire,
& se voyant sans finance,

 

Crescente gula & decrescente crumena
Quid facies ?

I’ay veu la cuisine d’vn grand tellement rafroidie
depuis nos troubles, que bien souuent
on pouuoit dire en entrant, qu’il n’y auoit
rien de si froid que l’atre. Le Cuisiniers
& les Marmitons preparoient des viandes
qui ne faisoient point de mal ne pouuãt estre
prises que par escoutes & de regardeaux. Ie
dis à l’Escuier de Cuisine qu’il auoit bon-temps,
& il me respondit qu’il en estoit bien
faché, les Marmitons estoiẽt plus occupés à
ratisser des raues, qu’à preparer des lardoires,
ou tourner la broche. Le Maistre d’Hostel &
le Controolleur m’asseurent qu’ils auoient
autrefois vescu d’emprunts, sans deuoir rien
à personne. Mais que depuis que les emprunts
& autres telle sortes de subsides ne võt plus,
ils sont contraints d’en faire de nouueaux, &
les payer de temps en temps, du moins vne
partie pour entretenir le Credit. Tous les

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domestiques de la pluspart des Courtisans
murmurent de ce qu’on leur retient leurs gages,
qu’au lieu des deux paires d’habits qu’ils
auoient par an, ils portent le mesme habit en
Hyuer & Esté. Ce qui deroge fort, disent-ils :
Et qui plus est, on leur a osté la moitié de
leurs viures, mesmes les laquais ou valets de
pied ont suiet de se plaindre de les faire troter
tous les iours comme des lutins, & ne leur
bailler, au lieu de pinte ou trois chopines que
deux petits demy septiers par iour, & trois
petits pains qui ne vaudroiẽt pas deux liards,
si les Boulangers estoient gens de bien.

 

Ie fus curieux d’apprendre la cause d’vn tel
changement, & pour me satisfaire ie voulus
sçauoir du Sommellier & du Boulanger par
les ordres de qui ils auoient diminué l’ordinaire.
Le premier me fit responce que c’estoit
par les ordres de la necessité, que depuis la
disgrace de la Maltote sa caue ne s’emplissoit
qu’à demy. Et que pour se recompenser des
autres pertes il falloit viure de ménage, qu’il
pratiquoit toutes les reigles d’Arithmetique,
pour trouuer son compte, addition, soustraction,
multiplication & partition. Que l’addition
se faisoit par le meslange de liqueurs.

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La soustraction en diminuant l’ordinaire de
la moitié. La partition, en distribuant egalement,
dont resultoit là à tous multiplication
de son gain, ou du moins qu’il empeschoit par
ce moyen d’estre plus petit que celuy des autres
années, ayant appris, dit-il, d’vn Maistre
de Mathematique qu’Euclide dit dãs vne de
ses propositions, que si des choses egales vous
en ostés vn nombre egal, elles resteront egalles
si ab æqualibus æqualia demas, restant æqualia,
qu’ainsi ne receuant dans sa caue que la
moitié des pieces de vin qu’on auoit accoustumé
d’y mettre, il auoit retranché la moitié
de l’ordinaire, pour conseruer son gain tout
entier, ou égal à celuy des autres années.

 

Pour le Maistre Boulanger auquel on s’estoit
plaint d’auoir rapetissé le pain, & de
n’apporter que du pain bis blanc, & le plus
souuent rassis, au lieu qu’il auoit accoustumé
de leur fournir des mouflets tendres & bien
delicats, il repliqua qu’on auoit aussi accoustumé
de le bien payer, qu’il les nourissoit depuis
tantost cinq mois, sans auoir receu le sol,
qu’il auoit fait de grandes pertes pour entretenir
leur chalandise, que pour se recompenser
du dommage que luy causoit le retardement

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de son payement, il ne croyoit point
charger sa conscience de satisfaire à leur
gloutonnie & friandise.

 

Le Boucher, le Fruitier, Confiturier, & autres
telles personnes qui trafiquent auec le
harnois de gueule se rencontroient bien souuent
dans le logis, pour arrester leurs comptes,
& demãder de l’argẽt, & moy ie m’y suis
trouué quelquefois auec eux. Et comme
nous auions accoustumé d’aller visiter, en attendant
la commodité de Monsieur l’Argentier
ou Cõtroolleur d’aller faire vn petit tour
à la despence ou à l’office, où nous rencontrõs
tousiours quelques rogatons auec des bouteilles
de vin, nous estant transportés en bonne
compagnie dans l’office, & n’ayant rien
trouué nous fumes contraints d’aller ioüer la
collation à la boule, ne pouuant nous desacoutumer
de boire ensemble auant que de
nous departir.

Le plus importun de tous les creanciers estoit
le Tailleur qui se disoit estre ruiné, si on
ne luy arrestoit bien tost ses parties. Et comme
il eut reconnu que l’on eust voulu se defaire
de luy, ou l’obliger à attẽdre encore lõgtemps,
à raison du grand gain qu’il auoit fait

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par le passe, & qu’il s’estoit payé & surpayé
de la façon, ayant suruandu les estoffes. Il repliqua
fort & ferme qu’il estoit en procez auec
le Marchand, lequel entẽdoit estre payé
par celuy qui auoit leué les estoffes. Et qu’il
ne pretendoit point se faire payer à ceux au
nom desquels elles auoient esté leuées. Que
s’il falloit qu’il payast le Marchand, que tout
son bien ne pourroit le guarentir de la prison
ou de la banqueroute, qu’il estoit homme
d’honneur, qu’il ne vouloit affronter ny estre
affronté de personne.

 

Le Cordonnier se contentoit d’enuoyer
toutes les Festes & le Dimanches quelqu’vn
de ses garçons ne desirant point perdre la
promenade, aussi n’eust-il pas gagne plus
que ces gẽs ausquels on fait dire par quelque
laquais, apres qu’ils ont attendu deux ou
trois heures dans la cour, qu’ils reuiennent
dans sept ou huit iours. Cependant il est en
peine de tousiours fournir la maisõ, craignãt
de perdre ce qu’il luy est deu s’il refuse de
bailler ce qu’on luy demande, il a son recours
à accroistre ses parties, & se deffait en mesme
temps de son meschant cuir, sans qu’õ se plaigne
à luy, de peur qu’il demande de l’argent

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auec plus d’importunité.

 

En vn mot, si vous voulés sçauoir le deplorable
estat de la Cour. C’est que la plus part
des Courtisans ne doiuent qu’à deux, à Dieu
& au monde. Mesme les gens du Roy, ie dis
ses propres domestiques souffrent des necessitez
honteuses, la Gueuserie ayãt pris la place
du luxe, de l’abõdance & de la profusion.
Que si vous desirez sçauoir la cause de ce
changement il faut considerer que le biẽ mal
acquis ne profite iamais selon le dire de cet
ancien, Male parta male dilabuntur. Ce qui
vient de la flutte s’en va au tambourin. Marc
Anthoine estoit tousiours dans l’indigence,
dit Ciceron, bien qu’il eust emporté à Rome
les despoüilles de l’Orient, & rauy par ses
extorsions les richesses de toutes les Prouinces.
Iamais, dit-il, gouffre n’a englouti plus de
biens que cettuy-cy quelque estenduë qu’elle
ait, ou quelque rauage qu’elle ait iamais
fait, n’a submergé que quelque vaisseaux ou
quelques Isles où quelque petites Prouinces.
Mais cettuy-cy a vn ventre tellement glouton
qu’il deuore des Royaumes & des Empires.
Vous vous plaigniez Romains de ce que
vos finances sont espuisées, Anthoine les a

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dissipées. Vous vous plaignez de ce que vos
armees ont esté defaites, Anthoine les a perduës
par sa mauuaise conduite. Vous vous
plaignez que la Republique est perduë &
d’estruite, Marc Anthoine l’a destruite.

 

Nous pouuons dire auec plus de raison
que celuy qui manie l’Estat, ayant abusé de
l’authorité Royalle & chãgé son gouuernement
en tyrannie a dissipé par vne mauuaise
conduite tous les biens du Roy & du public.
Chose estrange qu’il se leue sur la pauure
France au nom & sous l’authorité du
Roy plus de Finance qu’il ne se leue sur toute
l’Europe ensemble, ce qui vous sera aisé
à comprendre si vous considerez que le
Grand Seigneur lequel entretient des armées
de cent mil hommes en Asie, en Afrique,
en Europe ne leue sur tous ses Estats,
que quarante millions dor ainsi qu’il est escrit
dans les Empires du monde. Neantmoins
auec cette somme immense de deniers,
on ne peut fournir à la seule despence
de la maison Royalle, les Officiers disent
qu’ils ne sont point payés de leurs gages. Le
Regiment des Gardes fait son compte qu’il
luy est deu plus de dix monstres, & i’ouy dire

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à vn Capitaine qu’il a mis du sien pour
le seruice du Roy plus de dix mil frans. Les
Suisses seroient bien marris que leur prouerbe
fut tousiours veritable, point d’argent
point de Suisses. Car si cela estoit
comme on a tousiours creu il y a long
temps que nous n’en verrions plus. Il faut
sans doute que l’Espargne soit quelque sac
percé, où comme ces cruches des Danuïdes
qui reçoiuent tousiours & ne sont iamais
remplies. Celuy qui a dit que le fisc est semblable
à la rate laquelle s’enfle à mesure que
les autres parties s’amaigrissent n’a rien proferé
qui ne soit du tout veritable, à quoy
i’adiousteray que comme ce Viscere se
trouuant chargé de mauuaises humeurs, reçoit
à son tour la mesme maladie qu’elle a
causé aux autres, deuenant sec & extenué
par quelque flus de sang ou disanterie, lequel
est causé par ces mauuaises humeurs
lesquelles il accumulé, de mesme ceux qui
manient les Finances & s’enrichissent du
sang du peuple s’ils viennent à le sucer de
telle sorte qu’il soit reduit à l’extremité,
pour lors il se fait vne reuolution dans l’Estat,
& on voit tarir en vn instant ses sources

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que l’on croioit inespuisables ne receuant
plus les deniers qui leur estoient portez de
toutes parts.

 

Si ceux qui ont le gouuernement ou
l’administration du Royaume se contentoient
de nous tondre sans nous eschorcher
ils s’en trouueroient mieux, & nous
aussi s’ils ne faisoient tort à personne, toutes
les années fourniroient abondamment
ce qui seroit necessaire, & pour nous
& pour eux. Les Prouinces enuoyeroient
ce que leur Ciel nourrit, ce que l’année
leur apporte, & les peuples n’estant point
foulés des impositions excessiues acquiteroient
sans incommodité les tributs &
tailles ordinaires. L’abondance seroit par
tout le Royaume au lieu de la disette & de
la pauureté, tout seroit à bon prix, le vendeur
& l’acheteur s’accorderoient aisement
du prix de la marchandise si les taxes
n’estoiẽt pas si grandes, & tout regorgeroit
à la Cour & par tout sans que l’indigence
fut en aucun lieu.

Mais de rauir tout & ne laisser rien, ce
n’est pas le moyen de subsister long-temps

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ny les vns ny les autres, de mettre plus de
tailles que les terres n’apportẽt de reuenu,
& pour s’en faire payer prendre les cheuaux
& la cherruë du labourage, c’est le
moyen de mettre tout en friche, & d’obliger
les suiets du Roy d’abandonner leur
pays & laisser tout à l’abandon. Les impositions,
taxes & monopoles empeschent
le commerce, & ainsi pour auoir ce qui
est iniuste on vient à perdre ce qui est deu
legitimement.

 

Depuis que les Prouinces ont pris les
armes à l’exemple de la principale ville du
Royaume qu’on auoit resolu de perdre
par le glaiue, par le feu & par la faim la finance
decroist tous les iours. Il est arriué à
la Cour ce qui arriue dans l’Egypte quand
le Nil manque de se déborder & qu’il se
reserre dans son lict. Ce pays s’est tousiours
vanté de ne point mẽdier le secours
du Ciel & de la pluye pour multiplier les
semailles & cueillir vne belle moisson, car
sans estre arrousé que de son fleuue ny
engraissé d’autres eaux que de celles qu’il
charrie, il abonde de telle façon en toute

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sorte de graine qu’il dispute auec les terres
les plus fertiles. Mais elle se voit reduite
au point d’vne sterilité ennuieuse par
vne secheresse inopinee, lors que le Ni est
paresseux à sortir de son lict. Car alors vne
grande estenduë de pays accoustumée
d’estre inondée par le debordement de ce
fleuue deuient laride & toute poudreuse.
Autant de Prouinces qu’il y a dans le
Royaume de France sont autãt de fleuues
qui se vont rendre à Paris ou au lieu du seiour
du Roy, c’est à dire à la Cour la quelle
se ressent auiourd’huy d’vne grande disette
qui la rend honteuse se voyant à la
veille d’estre pressée de la faim, si ceux
qu’ils ont menacez & mesmes affligez de
famine ne leur donnent du pain. Qu’elle
apprenne donc & croye par experience
qu’elle ne nous peut faire la guerre qu’en
se destruisant, de mesme que quand ils
gouuerneront l’Estat selon ses loix, ils
n’auront rien ny à souhaitter ny à craindre,
qu’en donnant tout & n’ostant rien à
personne ils regorgeront de toutes choses.
Tout manque à ceux qui rauissent tout,

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le Thresor du Prince n’est iamais iamais plus
grand ny la subuention trouuée plus
promptement que lors qu’il laisse tout entre
les mains de ses suiets.

 

FIN.

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