Carneau [signé] [1649], LA PIECE DE CABINET, Dediée aux Poëtes du Temps. , françaisRéférence RIM : M4_63. Cote locale : C_8_24.
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LA PIECE
DE
CABINET,
Dediée aux Poëtes du Temps.

A PARIS,
Chez IEAN PASLÉ, au Palais, à l’entrée de la Salle
Dauphine, à la Pomme d’Or couronnée.

M. DC. XLVIII.

AVEC PERMISSION.

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A MESSIEVRS
LES POETES.

MESSIEVRS,

Cette Piece de Cabinet ne s’estime pas
indigne de l’entrée des vôtres, & pretend quelque
place parmy les curiositez d’esprit dont ils sont enrichis.
C’est vne Bouteille qui parle, & qui raisonne,
estant pleine de ce qui fait faire raison à la santé des
plus grands Princes, d’vne maniere bien plus douce
que leurs canons, que l’on nomme leur derniere raison,
ne la font faire à leur puissance. Et bien qu’elle
ne parle qu’en gazoüillant, elle ne laisse pas d’exprimer
assez adroitement son origine, & les effects de
la plus digne liqueur qui luy puisse acquerir de l’estime ;
s’en acquitant neantmoins vn peu obscurement,
pour cacher ses mysteres au vulgaire indiscret,
qui a coustume de les profaner. Elle merite singulierement
d’estre considerée, lors que comme vne
autre Semele, elle porte dans ses flancs ce gentil Dieu
de la ioye, & de la liberté, dont il a tiré son nom, à

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qui les plus seueres Catons n’ont pas refusé leurs hommages,
quand ils vouloient délasser leur esprit du soin
des affaires publiques, ou du chagrin d’vne trop profonde
meditation. Elle n’a que des charmes innocens
pour les honestes gens qui en vsent de mesme,
& n’est pas complice des excez que commettent les
brutaux quand ils abusent de ses dons, que l’on compte
entre les principaux lenitifs des miseres humaines.
L’Auteur de cette piece, qui ne vous est pas inconnu,
se promet tant de vos bontez, qu’il s’asseure
que l’adresse qu’il vous en fait, ne vous sera pas desplaisante,
& que vous agréerez la veneration qu’il
voüe à vos belles qualitez par celle qu’il prend,

 

MESSIEVRS,

De vostre tres humble, & tres-obeyssant
seruiteur,
CARNEAV.

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LA PIECE
DE
CABINET.
STANCES ENIGMATIQVES.

 


VOVS qui par le nectar de vos doctes merueilles
Adoucissez le fiel des plus fascheux ennuis,
Prenez le passe-temps d’entendre qui ie suis,
Et prestez à ces vers le cœur & les oreilles.

 

 


Ie nais d’vn fort brasier & d’vn soufle traitable,
Et j’enfante sans peine vn fruit qui tient du feu,
Qui par de vifs attraits s’acquiert vn doux aueu
Pour forcer le donjon de l’Ame raisonnable.

 

 


I’ay fort peu de beauté, quoy qu’on me treuue belle,
N’ayant rien que le ventre & la bouche & le cou :
Toutesfois mon amour rend tant de monde fou,
Qu’aux plus paisibles lieux il seme la querelle.

 

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Pour sauuer des dangers le tresor que ie porte,
Vn art industrieux m’arme iusqu’au gosier :
Vne belle tissure ou de ionc ou d’osier,
Compose mes habits de differente sorte.

 

 


L’on me void iusqu’au cœur quand ie suis toute nuë,
Et i’œil qui me regarde, en moy mesme se peint ;
Mais si dans cet estat quelque estourdy m’atteint,
Souuent du moindre choc il me brise & me tuë.

 

 


Ie me plais neantmoins où ie suis harcelée,
M’y voyant à la fin tout le monde soumis :
Ceux que ie mets à bas, sont mes meilleurs amis,
Et par fois nous tombons ensemble en la meslée.

 

 


Chez eux souuent ie meurs, souuent ie ressuscite,
Perdant cent fois mon sang, le recouurant cent fois ;
En me caressant trop, on se met aux abois,
Et plus ie fais de mal, d’autant plus on m’excite.

 

 


Ie sçay comme Circé, l’art de metamorphose,
Pour transformer l’esprit de tous mes Courtisans,
Les rendant furieux, ou brutaux, ou plaisans,
Selon que le climat, ou l’humeur les dispose.

 

 


I’anime l’Eloquence, & n’en suis pas pourueüe ;
Si l’on m’entend parler, ce n’est qu’en vomissant ;
Mes trop frequens baisers rendent l’homme impuissant,
Et font errer ses pas en égarant sa veüe.

 

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D’vne humeur sans pareille vn Dieu m’emplit le ventre,
Le teignant tour à tour des aimables couleurs
De la rose & du lys les plus belles des fleurs :
Et le rouge & le blanc sont chez moy dans leur centre.

 

 


Le pauure me tenant quand ie suis ainsi pleine,
Ne porte point d’enuie aux tresors de Crœsus,
Et traisnant des souliers, & des bas descousus,
Il marche auec orgueil comme vn grand Capitaine.

 

 


Auec mon elixir, le plus lasche courage
Triomphe quelquesfois des plus braues Guerriers ;
l’ay des foudres pour nuire aux plus dignes lauriers,
Et pour faire vn affront à leur illustre ombrage.

 

 


Sans moy ce Dieu fougueux qui preside à la Guerre,
Verroit ses gens sans cœur errans à l’abandon ;
Et ce doux Assassin qu’on nomme Cupidon,
Verroit ses traits sans moy plus fresles que du verre.

 

 


On void fort peu la ioye aux lieux d’où ie m’absente,
Et l’on void la Sagesse où ie n’excede pas ;
le preste à celle-cy quelquesfois des appas,
Animant ses raisons d’vne emphase puissante.

 

 


Caton, à ce qu’on dit, recherchant quelque pointe
Pour attirer les cœurs à suiure ses discours,
La faisoit mieux paroistre, & de mise & de cours
Quand ma bouche s’estoit à la sienne conjointe.

 

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Ie me fais estimer la dixiesme des Muses
Polissant les esprits sans beaucoup de façons ;
Et les moindres Bergers font admirer leurs sons
Quand mon enthousiasme enfle leurs cornemuses.

 

 


Ie montre aux plus grossiers vne amitié prodigue,
M’admettant à leur table ils joüissent de moy ;
Là ie leur fais mesler tout à la bonne foy
Aux gazettes du temps cent contes de la Ligue.

 

 


Ie leur fais estaler d’vne grace authentique
Les guerres du passé, les sieges du present,
Et leur fais penetrer en les subtilisant,
Les desseins du futur par esprit prophetique.

 

 


Mais les ingrats pour moy n’ont qu’vne amitié feinte,
Puis qu’ayant espuisé mon sang & mes espris,
Ils ne me voyent plus qu’auecque du mespris
Tant que d’vn nouueau fruict ie redeuienne enceinte.

 

 


En effect, sans ce fruict ie serois peu de chose,
Et n’aurois pas sujet de beaucoup me vanter ;
Mesmes il pourroit bien dans mes flancs se gaster
Si l’on ne m’ordonnoit d’auoir la bouche close.

 

 


Ie ne suis que la gaine où ce glaiue liquide
Recele sa valeur & cache sa beauté :
Tant qu’il loge chez moy, i’ay de la vanité ;
Lors qu’il en sort, ie pleure, & deuiens toute aride.

 

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Ie porte en le portant, poison, & medecine,
Selon que l’abus regne, ou la discretion ;
Debitant le remede, & la corruption,
I’offense, & ie gueris la teste & la poitrine.

 

 


C’est par luy qu’on me loüe, & que l’on me caresse ;
Luy seul fait que mon nom est par tout reueré ;
Et que tant de mortels d’vn accent alteré
M’inuoquent au besoin, comme quelque Deesse.

 

 


Le Voyageur lassé, l’Artisan hors d’haleine,
Et le Soldat recreu s’empressent pour m’auoir,
Sçachans que mon genie a l’excellent pouuoir
De resueiller la force, & d’adoucir la peine.

 

 


S’il faut faire vn marché, l’on veut que ie m’en méle ;
S’il s’agit d’vn contract, i’en conduis les ressors ;
Si parmy les plaideurs il se fait des accors,
Pour les mieux affermir il faut que ie les seele.

 

 


Le malade en son lict où la fiévre le mate,
Et le tient attaché d’vn rigoureux lien,
Souuent pour m’aborder rebute Galien,
Et prise plus mon nom que celuy d’Hipocrate.

 

 


Plusieurs pour m’accueillir me font des sacrifices
De langues, de jambons, de fromages pourris,
Où l’on n’oit que mots gras entremeslez de ris,
Et les plus doux encens n’y sont que des espices.

 

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Tout ce que la débauche a pris pour ses amorces,
Ces fusils de la soif, ces ragousts parfumez,
Par qui les intestins sont enfin consumez,
Donnent à mes attraits de merueilleuses forces.

 

 


I’ay par tout du renom, horsmis chez ces infames,
Dont l’orgueil s’est armé des cornes du Croissant :
Qui pour me tesmoigner vn cœur mesconnoissant,
Sont traistres à leurs corps aussi bien qu’à leurs ames.

 

 


Ie triomphe en ces iours qui rameinent les festes
De ce folastre Dieu que l’on feint deux fois né,
Qui ne portant qu’vn dard de pampre enuironné,
Fit voir aux Indiens ses premieres conquestes.

 

 


Ie n’ay pas moins d’honneur lors que la Canicule
Respandant ses brasiers iusqu’aux lieux plus secrets,
Fait que Diane sue aux plus fraisches forests,
Et craint que Cupidon s’y glissant ne la brûle.

 

 


Alors mes bons amis prennent beaucoup de peines
Pour eloigner de moy les rayons du Soleil,
Et pensans m’obliger d’vn plaisir nonpareil,
Ils me font vn beau lict du cristal des fonteines.

 

 


Flotant autour de moy cet element m’agrée,
Mais ie souffre à regret qu’il penetre au dedans,
Parce qu’il rompt la pointe à mes boüillons ardans,
Dont vn cœur abatu s’éueille & se recrée.

 

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Sa froideur me priuant de chaleur naturelle,
Priue mes nourrissons de mes riches douceurs,
Qui rauissent la gloire au ruisseau des neuf Sœurs
En eschauffant l’esprit d’vne fureur plus belle.

 

 


Mais quand les intestins debiles ou malades
Se sentent menacez de quelques maux sanglans,
Pour moderer le Dieu que ie porte en mes flancs,
On me contraint par fois d’admettre les Nayades.

 

 


Ie ne sçaurois pourtant treuuer bon ce meslange,
Aimant mieux tenir seul ce Dieu qui me cherit,
Et fait qu’en tant de lieux tout le monde me rit,
Que tous les flots dorez du Pactole & du Gange.

 

 


Son odeur preferable au doux parfum des roses,
Sçait donner à ma bouche vn baume precieux,
Pour qui les Dieux d’Ouide abandonnent les Cieux,
Et font de meilleurs tours qu’en ses Metamorphoses.

 

 


Ils quitent le nectar que verse Ganymede,
Pour celuy que l’on gouste en mes baisers charmans ;
Mesmes ce Iupiter le plus chaud des Amans,
Contre le mal d’amour cherche en moy du remede.

 

 


Apollon degousté des liqueurs du Parnasse,
Qui n’eurent qu’vn cheual pour premier eschanson,
M’appelle quand il fait quelque bonne chanson,
Et pour bien entonner, ardemment il m’embrasse.

 

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Cette eau de Castalie où l’on deuient Poëte
N’inspire à ses poumons qu’vn accent enrumé :
Mais quand il me courtise il se sent animé
D’vn air qui rend sa voix plus diuine & plus nette.

 

 


Les mignons de ce Dieu font par moy des miracles,
Et me doiuent l’honneur de leurs plus beaux desseins ;
Ma feconde vertu les produit par esseins ;
Et mon gazoüillement leur dicte des oracles.

 

 


C’est erreur de penser que dans la Poësie
L’on puisse reüssir à moins que de m’aymer ;
Tous ceux que mes appas ne peuuent enflammer
N’ont iamais qu’vne veine infertile & moisie.

 

 


Ce Lyrique excellent de la Muse Romaine
Que Mecene appelloit le Pindare Latin,
Eust-il pourueu ses vers d’vn si fameux destin
Si ma douce fureur n’eust enrichy sa veine ?

 

 


Si tost que son esprit sentoit la pituite
Offusquer tant soit peu ses nobles fonctions,
I’accourois au secours de ses conceptions,
Dont il m’attribuoit la gloire & le merite.

 

 


Fuyant la medecins, & ses plus sçauans Maistres
Qui m’esloignoient de luy pour conseruer ses yeux,
Il iugeoit leurs auis, sots & pernicieux
De nuire au bastiment pour sauuer les fenestres.

 

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Le copieux Ronsard, l’industrieux Iodele,
Le graue du Bellay, l’agreable Baïf,
Le tragique Garnier, & Belleau le naïf
Me consultoient souuent comme Oracle fidele.

 

 


Desportes m’inuitoit à ses mignards ouurages ;
I’entretenois Bertaud dans ses diuins élans :
Et pour faire des vers plus forts & plus coulans,
Du perron me mandoit par quelqu’vn de ses Pages.

 

 


Pour loüer vn Vainqueur tout couuert de trophées,
Pour descrire vn Amant nageant dans les plaisirs,
Et pour sonder vn cœur iusqu’aux moindres desirs,
Mon odeur seulement les rendoit des Orphées.

 

 


Malherbe fut apres des premiers de la liste
De ceux que i’ay placez parmy les Demi-Dieux,
Et si ie ne poussois mon charme dans ses yeux,
Il n’en voyoit aucun dans les yeux de Caliste.

 

 


Racan, Maynard, Gombault, S. Aman, Theophile,
Corneille, Scudery, Tristan, Mertel, Roirou
Ont plus puisé chez moy de tresors par vn trou,
Qu’llion n’en perdit cessant d’estre vne ville.

 

 


Par moy Faret, Beys, Colletet, Bensserade,
Des-marests, Mareschal, sainct Alexis, du Rier,
L’Estoile, Maistre Adam, Robinet ; Pelletier
Auoisinent les Cieux d’vn autre air qu’Encelade.

 

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Ce Malade plaisant, dont la folastre verue
Dispute le laurier aux plus sages Autheurs,
Cet aimable Scaron est de mes amateurs,
Et pour me courtiser il quitteroit Minerue.

 

 


Lysis, quoyque Prelat, & Carneau quoy que Moine,
Lors que leur veine cede à quelque infirmité,
Cherchent plustost en moy la perle de santé,
Qu’aux boüetes de cené, de casse, & d’antimoine.

 

 


Tous ces Heros du temps, dont les rares genies
Tiennent ce que les Arts ont de riche & de beau,
Ne pourroient pas sauuer leurs œuures du tombeau,
Si ie ne gouuernois leurs doctes harmonies.

 

 


Ie suis vne des clefs du Temple de Memoire,
Ie l’ouure aux bons esprits qui m’aiment sobrement,
Et le ferme aux brutaux qui viuent salement ;
Comblant ceux-cy de honte, & les autres de gloire.

 

 


Ie declare la guerre à la melancolie,
Et fais leuer le siege à ses illusions,
Pour remplir le cerueau de belles visions
Qui donnent de l’esclat à ma douce folie.

 

 


Que ie suis obligée à cette illustre plante,
Qui me fait renommer par son fruict sauoureux,
Et que ie veux de bien à ce Pilote heureux
Qui logea tout le Monde en sa maison flotante !

 

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Ce Vieillard fut prudent de le mettre en vsage
Descouurant le secret d’en faire vne liqueur,
Pour se vanger des maux d’vn Element vainqueur,
Et dissiper l’ennuy d’vn general Naufrage.

 

 


Sans ce fruict ie serois ainsi qu’vn corps sans ame,
Qu’vne ame sans esprit, qu’vn esprit sans raison,
Qu’vn debile arbrisseau planté hors de saison,
Et qu’vn fidele Amant eloigné de sa Dame.

 

 


C’est par luy que ie regne, & regis les puissances
De l’Homme, qui se dit le Roy des animaux ;
Par luy ie suis l’arbitre & des biens & des maux,
Des noises & des ris, des combats & des danses.

 

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Sonnet sur le mesme sujet.

 


Qvand par vn double effort d’adresse & de courage
Promethée enleua du haut du Firmament
Ce qu’auoit de plus pur le plus noble Element,
Afin de donner vie à sa nouuelle image :

 

 


Il vid proche d’vn muid plein de fort bon breuuage
Bacchus tout ieune encore estendu plaisamment,
Assoupy de vapeurs, ronflant profondement,
Sans soucy des mortels, & sans crainte d’outrage.

 

 


Luy, voyant qu’il pourroit, sans troubler son repos,
Le prendre adroitement, l’emporta sur son dos,
Et pour luy preparer vn sejour qui fust leste,

 

 


Il façonna mon corps comme vn Ciel portatif,
Clair, poly, transparent ainsi qu’vn corps celeste,
Pour y garder chez luy cet Illustre Captif.

 

PERMISSION D’IMPRIMER.

Il est permis à Iean Paslé, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre
& debiter vn Poëme intitulé, LA PIECE DE CABINET, composé par le sieur
CARNEAV, auec defenses à tous Imprimeur, Libraires & autres, de quelques qualitez &
conditions qu’ils soient, de l’imprimer, ny contrefaire, à peine de trois cens liures d’amende,
confiscation des exemplaires, & de tous despens, dommages & interests. Fait ce 14 May 1648.

Signé, DAVBRAY.

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