M. L. [1650], DISCOVRS ET CONSIDERATIONS Politiques & Morales SVR LA PRISON DES PRINCES DE CONDÉ, CONTY, ET DVC DE LONGVEVILLE. , françaisRéférence RIM : M0_1120. Cote locale : D_2_36.
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DISCOVRS
ET
CONSIDERATIONS
Politiques & Morales
SVR LA
PRISON
DES PRINCES
DE CONDÉ,
CONTY, ET DVC
DE LONGVEVILLE.

Par M. L.

A PARIS,
Chez SEBASTIEN MARTIN, ruë S. Iacques, à l’Enseigne
S. Iean l’Euangeliste, deuant les Mathurins.

M. DC. L.

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DISCOVRS ET CONSIDERATIONS
Politiques & Morales sur la
prison des Princes de Condé,
Conty, & Duc de Longueville.

I’AY de la peine à trouuer les premiers termes
de ce discours. Le sujet que i’ay pris m’estonne,
& rebouchant les pointes de mon imagination
il confond tout l’ordre & toute la suite
de mes pensées. Ie veux parler du Prince de
Condé prisonnier, mais ie ne sçay de quelle
sorte le faire pour le faire de bonne grace. Celuy qui pour
glorieuses marques de ces grandes victoires, nous a enuoyez
captifs les generaux de nos ennemis, peut-il estre prisonnier
luy-mesme ? Ce terme n’offence-t’il point la vray semblance ?
Vne chambre qui n’est grillée que de fer, & qui n’est fermée
que de bois & de pierre, peut-elle arrester l’impetuosité de ce
grand courage, à qui le courage mesme armé de fer & de flâme
n’a iamais pû resister ? Cet infaillible vainqueur qui si souuent
a vû fuir deuant luy des milliers de vaincus, peut-il
vaincu, se voir auiourd’huy arresté par vn petit nombre de

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vainqueurs ? ce triste prodige est difficile à croire ; nous ne
sçauons comment nous deffendre de sa surprise, & toutes fois
nos propres yeux sont tesmoins qu’il est arriué.

 

Nous le voyons ce ieune audacieux, qui comme vn autre
Icare (pour s’estre trop approché de l’authorité suprême, de
ce Soleil ardent & redoutable qui brusle les aisles à tous les
temeraires que le vol emporte trop haut) est tombé dedans
sa disgrace, comme dans vne mer fatale où s’abysment tous
ses desseins.

Que les mouuemens de la fortune sont à craindre, & que
les fauoris de cette inconstante Deesse ont peu de sujet de se
glorifier de sa faueur ! Ceux qui establissent leur felicité sur
elle, prennent vn fondement de leur bon-heur bien peu solide,
& ne font pas les sages reflexions, que sur son inconstance
faisoit autrefois Paul Æmile vainqueur de Perscus Roy Macedonien.
Il ne vit pas si tost ce Roy miserable en son pouuoir,
qu’il demeura long-temps sans rien dire ; il expliqua
d’abord ces iudicieux sentimens par ce profond & ce graue
silence : & si tost qu’il ouurit la bouche pour parler, qui pourra,
dit-il, se fier desormais à la fortune ? si en vn moment nous
auons renuersé la maison du Grand Alexandre ; Quelle victoire,
quel gain de batailles, de villes ou de Royaumes nous
doit asseurer d’vne perpetuelle prosperité ? puis que ce superbe
successeur du plus grand Prince de la terre, que tant de
milliers de soldats suiuoient, vient de ceder au bon-heur de
nos armes, & se voit reduit de receuoir iour à iour son manger
& son boire par la main de ses ennemis. S’il en faut croire le
sage Solon, ce que nous nommons la Fortune n’est point vne
Deïté qui nous soit heureuse, puis que selon son sentiment
nul ne peut estre dit heureux pendant la vie, & qu’elle ne
nous touche plus apres la mort. Crœsus n’auoit pas pû comprendre
cette verité dans l’abondance de ses richesses, &
dans la grandeur de sa puissance ; & lors que Solon la luy vouloit
persuader il s’en mocquoit, & ne pouuoit estimer sage celuy
qui ne pouuoit l’estimer heureux : mais quand vaincu par
Cyrus, & condamné à mourir, il se vit eleué sur vn bucher

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mortel au lieu de son trosne de gloire, & qu’il commença à
sentir les atteintes & les premieres poinctes de la flâme dont
il alloit estre la proye, ô Solon, Solonis’escria-t’il, en aduoüant
ce qu’il ne pouuoit plus nier.

 

Et de fait, si nous considerons bien le prodigieux nombre
d’accidens qui peuuent desoler les plus contens des hommes,
nous verrons aisement qu’il n’en est point dont la felicité soit
si parfaite au monde qu’ils soient asseurez de s’en garentir.
Ceux qui l’establissent en la fortune, esprouuent tous les
iours qu’elle est en vn perpetuel branle, & que pour precipiter
du haut au bas de sa rouë elle n’à qu’à faire vn demy tour.
Ceux qui la posent d’vn autre costé dans les lumieres de l’entendement,
n’en peuuent pas esperer vn contentemẽt plus solide.
Iamais toutes les clartez dont cette noble partie de l’ame
souhaite les illuminations, ne luy sont entierement emanées.
Il reste tousiours des obscuritez dans la nature des choses,
qu’elle ne peust & qu’elle voudroit bien penetrer ; & ses inutiles
desirs meslent des peines à ses ioyes qui en troublent &
qui en confondent le calme. Aristote celuy de tous les sçauans
qui entra plus auant dans ces impenetrables obscuritez,
n’ayant pû comprendre les causes du flux & du reflux
par le desespoir de sa mort tesmoigna trop la douleur de sa
vie.

Il y a, disent les Philosophes, vn certain cercle d’actiuité
au mouuement des choses, iusques où peut s’estendre leur
action, & au delà duquel il luy est impossible d’aduancer.
Tout à ses bornes & ses limites & les auantages de l’esprit &
de la fortune, ne vont point iusqu’à l’infinité. Il est vn certain
poinct de reuolution qui fait retourner le Soleil du Cancre
au Capricorne, qui fait les rebroussemens du flux de la
mer quand il s’est aduancé iusques à luy : Qui commande aux
saisons de retourner les vnes dãs les autres, comme elles sont
sorties les vnes des autres, & qui agissant iusques sur les substances
spirituelles oblige l’ame de sortir du corps qu’elle informe
quelque temps apres qu’elle y est entrée, & l’y fera
encores retourner quelque temps apres en estre sortie. C’est

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de ce poinct fatal que dépendent les biens de la terre, & iusques
auquel seulement peuuent monter les richesses du
corps & de l’entendement. Delà, il faut qu’elles descendent
& qu’elles soient precipitées dans le neant d’où elles sont sorties.
Il est vray que ce poinct n’est pas esgalement prés & esgalement
loing de tout le monde, & que quelques-vns le
rencontrans plustost sont plustost obligez à rebrousser. Il y a
des sçauans & des fortunez qui tombent dans l’enfance &
dans la disette, & d’autres qui ont l’aduantage de ne perdre
leur science & leur fortune qu’auec le iour ; ce n’est pas qu’il
n’y ait de reuolution & de precipice pour eux aussi bien que
pour les autres, mais c’est plustost que la vie est courte &
qu’ils n’ont pas le loisir de tomber : ou si nous le voulons encores
mieux leur mort est leur reuolution. Les autres ne
vont pas si loin pour la trouuer, ils la rencontrent en diuers
en droits de la vie ; celuy-cy dedans la ieunesse, celuy-là dans
l’adolescence, tantost dedans l’âge viril, & tantost dedans
la vieillesse. Combien les Romains dedans leurs triomphes
ont ils traisné de captifs de tous aages, & combien ont ils fait
de ieunes & de vieillards malheureux ?

 

La fortune ne recognoist & ne fauorise ny vice ny vertu,
ny âge ny sexe, ny grandeur de naissance, ny grandeur de pouuoir.
Ce redoutable Mahometan, dont l’Empire que possedent
encores ses Successeurs est formidable à toute l’Europe,
par les reuers de cet inconstante aueugle, ne seruit-il pas de
marche-pied à celuy qui se faisoit nommer L’IRE DE DIEV,
& qui n’estoit qu’vn chetif Tartare. Il se vit traisner dans vne
cage de fer par les Prouinces de l’Asie, & le plus miserable de
tous les esclaues, contraint à chercher sa vie dessous la table
de son tyran, des os & des miettes que l’on luy iettoit ; comme
si dans son malheur cessant d’estre puissant, il eust cessé d’estre
homme, & fut deuenu beste. Le grand Darius ne vit-il
pas sa grandeur abattuë par les foibles puissances de la Grece ;
& sa femme & ses filles les plus riches tresors de l’Asie ne furent-elles
pas le premier butin d’Alexandre & les malheureuses
esclaues du cruel vainqueur, ou plustost de l’iniuste vsurpateur

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de leurs estats. Canbyses Roy de Perse fit autrefois dans
son païs des seruantes des filles d’vn Roy d’Egypte : & l’on a
vû des Roys de Macedoine greffiers & menuisiers à Rome,
& des Tyrans de Sicile Pedants à Corinthe.

 

En cette conjoncture le Prince de Condé ne fait que suiure
vne infinité d’autres qui l’ont precedé. Il est à de plus
grands que luy, arriué de bien plus grandes disgraces. Les
cheutes sont ordinaires aux conditions eminentes, & plus
l’on se voit eleué & plus on se trouue en danger de tomber.

Mais les exemples toutefois ne nous consolent point de la
cheute d’vn si digne Prince. Les genereux sont facilement
touchez de compassion à des objets si tendres & si pitoyables.
Et quoy que les Stoïques deffendent à leurs Sages d’auoir pitié
des malheureux ; Pour des miserables de cette nature il
est bien mal-aisé de s’en deffendre. La puissance Souueraine
mesmes qui l’a renuersé, le plaint. C’est auec beaucoup de repugnance
qu’elle s’est portée à le perdre, & comme il estoit
sans difficulté l’vn de ses plus dignes ouuurages, elle ne l’a
destruit qu’auec desplaisir.

Pourquoy l’auez-vous donc destruit, ô puissance Royale !
n’estoit-il pas digne d’vn meilleur sort que celuy où vous l’auez
abysmé ? De la bonté de son esprit & de la grandeur de
son courage, il deuoit attendre vn meilleur destin. Les seruices
qu’il estoit capable de rendre à cet Estat le deuoient auoir
rendu pretieux. On ne trouue pas tous les iours des bras foudroyans
& des ames heroïques pour opposer aux ennemis de
ce Royaume. De tels deffenseurs se nommoient autrefois,
chez les Romains, des Boucliers & des Espées. On les nomme
encor par tout les appuis des Republiques & des Monarchies ;
si nous les renuersons nous mesmes ne faudra-t’il pas
que nous tombions auec eux ? Quelque grand que puisse estre
le Prince il est tousiours foible quand il manque de sujets de
cette force. Le nombre des autres est vn nombre inutile qui
ne peut pas grand chose de soy-mesme, & qui est beaucoup
moins capable de la victoire que de l’estonnement.

Voyez
la lettre
du Roy
au Parlement. page 3.

Est-ce donc que nous n’auons plus d’ennemis, que nous emprisonnons

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nos deffenseurs ? ou si c’est que nous voulons leur
ceder la victoire, que nous enchaisnons ceux qui ont accostumé
de la leur rauir ? Certes, quand nous n’aurions plus besoin
du Prince de Condé pour vaincre, au moins nous deurions
nous ressouuenir cõbien de fois il a vaincu. Les bons maistres
nourrissent leurs seruiteurs de dans leur vieillesse & leur donnent
le repos, la vie & la liberté, encores qu’ils leur soient inutiles ;
Est-il iuste qu’vn ieune Prince soit de pire condition
qu’vn vieil esclaue, & que pour recompenser ses grands seruices
on le tienne en captiuité ? Est-ce parce qu’il est grand
qu’il faut qu’il soit miserable ? sa haute reputatiõ luy doit elle
estre fatale, & faut-il qu’il puisse dire aux François ce qu’Epaminondas
disoit aux Thebains ; faites moy mourir si vous
voulez, pourueu que vous fassiez grauer sur mon tombeau
mes victoires qui sont les causes de mon infortune. Rocroy
& Lens d’vn costé, & l’Alemagne de l’autre ne nous reprochent-ils
pas nostre ingratitude ? Apres auoir gagné tant de
batailles & pris tant de villes pour son maistre, estre retenu
dans ses prisons n’est-ce pas vne cruelle recompense ?

 

Il est vray qu’à regarder les choses dans leur premier iour
& en faire iugement selon leurs apparences, il y a beaucoup
de rigueur en sa detention. Mais les apparences ordinairement
sont de vaines & de trompeuses images. La Politique a
des yeux plus clairs-voyans que ceux du commun. Elle penetre
dans le fonds des actions les plus esclatantes, & trouue
quelque fois dessous leurs beautez des laideurs cachées, que
le reste du monde ne découure pas Les particuliers qui n’ont
à mesnager que leurs fortunes particulieres, jettent legerement
leurs regards sur les interests du public, mais ceux qui
gouuernent l’Estat, & qui prennent le soin de ce qu’ils ont
en charge, estudient tout ce qui peut le diminuer, & tout
ce qui peut l’accroistre, & en distinguent les vrays amis &
les vrays ennemis.

Le Prince de Condé par ses victoires, esblouïssant les
yeux de quelques-vns, ne pouuoit esblouïr ceux de tout le
monde, il y a des Aigles qui sçauent regarder le Soleil,

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& qui verroient des tasches s’il y en auoit en sa lumiere.
Ce sont ces Aigles ausquelles il n’a pû faire siller les yeux
par l’éclat de ses grands exploits, qui en ont recognu les deffauts.
Ce sont eux qui ont remarqué que l’esprit qui le portoit
dedans les batailles n’estoit pas le vray genie de la pure
generosité, & qu’il y auoit beaucoup d’interest & beaucoup
d’ambition meslez parmy son courage. Toutes les campagnes,
s’il hazardoit vn combat general, c’estoit ou pour
acquerir du credit, en vainquant, ou pour se rendre necessaire
estant vaincu. Ses victoires ont esté de beaux effets, qui
ont eu de mauuaises causes ; elles n’estoient pas la fin de ses
desseins, mais seulement le moyen pour y paruenir. Il a seruy
l’Estat & son Roy, mais son premier motif estoit de se seruir
soy-mesme ; & bien loing d’abandonner sa vie aux ennemis
pour le salut de la patrie, comme faisoient ceux qui chez
les Romains se voüoyent à la mort pour elle, il n’a risqué
souuent de se perdre, & ne s’est precipité que pour s’agrandir.

 

Lettre du
Roy au
Parlement
Page 7.

C’est la methode ordinaire des ambitieux & des auares,
de prodiguer tout ce qu’ils ont de vie, pour faire vn vain amas
de tresors & de grandeurs. Il estoit transporté de ces deux
passions ensemble, & toutes ces puissances seruoient à ces
deux Demons. Qui a douté de son auarice du depuis la mort
du feu Prince de Condé son pere, & qui ne sçait qu’il le
laissa heritier, & de ce vice infame, & de ses biens tout à la
fois ? tout ce qu’il a pû acquerir de reputation & de gloire
des auantages que luy a donnez la fortune, il l’a vendu pour
l’argent comptant, de quiconque luy en a voulu donner. Il
a arraché des tresors de son Prince, des sommes bien plus
grandes que ses seruices. Il a tiré toute la substance de ses
Gouuernemens, & fait de tous costez vn si prodigieux amas
de tresors, qu’il estoit, il ny à pas huict iours, le plus riche
sujet de l’Europe.

Lettre du
Roy au
Parlement
Page 8.

Si l’auarice est la source de tous maux, comme l’a dit S.
Paul, ie ne doute point que ce ne soit elle qui ait produit
l’ambition de ce Prince malheureux : ce n’est pas que l’vne

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doiue naistre necessairement de l’autre. Alexandre qui fust
extrêmement ambitieux, fut de mesme extrêmement liberal.
Mais c’est que comme l’ambition tend à la grandeur, & ne recherche
que la puissance, & que la puissance peut beaucoup
fauoriser l’auarice, l’auarice peut beaucoup aussi fomenter
l’ambition.

 

Ie ne parle pas de l’ambition des Platons & des Aristotes,
ny de celle des Archimedes & des Appelles : l’auarice ne fait
point de si beaux enfantements. Tout le monde les approuue,
& fort peu de personnes les condamnent. S’il se trouue
de vains esprits qui ne les estiment pas beaucoup grandes ny
beaucoup magnifiques ; elle ne sont pas aussi beaucoup criminelles,
ny beaucoup dangereuses. Ce sont elles qui donnent
à de pauures Philosophes le courage de mespriser le
present des Villes que leur veulent faire les Alexandres.
Bien loing d’inspirer la malice de les rauir à ceux qui ne les
veulent pas donner.

L’ambition du Prince de Condé ne sçait ce que c’est de
cette moderation stoïque qui conserue la vertu sans esbranlement.
Si le mesme Alexandre reuenoit au monde, il n’auroit
pas assez de Villes ny assez de Royaume pour l’assouuir.
Au refus d’vn Philosophe, elle prendroit sans honte, & le
Philosophe mesme n’en seroit pas refusé, s’il auoit quelque
chose à luy donner. Elle est vne digne fille de sa mere, qui
ne s’oppose point, mais qui sert à ces mouuemens. Qui a-t’il
de capable de l’assouuir dans l’estat qu’elle n’ait emporté, encores
n’en est-elle pas assouuie ? La mer reçoit-elle plus
d’eaux sans s’en combler, qu’elle a receu de faueurs sans s’en
estre contentée.

La maison du Prince de Condé estoit si pleine de grandes
Charges, de beaux Gouuernemens de Prouinces & de Villes,
de riches fonds de terres, d’argent comptant, & de biens
d’Eglise, qu’à moins que d’estre de l’humeur des sangsuës,
qui se créuent de l’abondance, il deuoit estre satisfait. Cependant
son ambition déreiglée a tousiours passé plus outre,
plus il a receu, & plus il a voulu receuoir. Apres qu’il s’est vû

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comblé de toutes les graces qu’il pouuoit raisonnablement
pretendre de la bonté de son Maistre, il n’a pas aprehendé de
faire des demandes insolantes ; & comme à force d’auoir receu
de biens, il s’est vû en estat de ne pouuoir plus rien obtenir,
il s’est voulu mettre en celuy de tout prendre.

 

Lettre du
Roy au
Parlemẽt.
Page 4.

Il y a long-temps qu’il auoit preueu qu’il en viendroit là ;
& qu’à moins de toute l’estenduë de la Monarchie, l’on ne
pourroit pas satisfaire à l’auidité de se appetits : aussi il y a
long-temps que l’on recognoist que sa Conqueste, ou plûtost
son vsurpation estoit le dernier but de toutes ses pensées.
Na-t’il pas corrompu tout ce qu’il luy a esté possible des Officiers
des trouppes Françoises, & ne s’est-il pas acquis de tout
son pouuoir ceux-là des Bandes Estrangeres. Quels rauages
ne leur a-t’il pas permis de faire, pour les acquerir par la licence
de leur crime ? toute la Champagne en est desolée, &
quantité de ses naturels l’ont abandonnée, & sont deuenus
Estrangers par l’inhumanité de ces bourreaux. Auec quel
soin & quelle chaleur a-t’il fauorisé ses Partisans, & que leur
a-t’on pû refuser dans la violence de ses poursuittes ? Quelles
caresses n’a-t’il pas fait aux disgraciez, & auec quel orgueil
ne leur a-t’il pas promis de les deffendre contre tout le monde.
Il a cajolé les Gouuerneurs des Places, luy-mesme en a
fait fortifier, & en a fait les frais de sa propre bource, il en a
arraché les vnes par violence, il a voulu auoir les autres par
surprise : Enfin il a fait l’ennemy dans l’Estat, mais vn ennemy
qui pretendoit estre bien-tost Souuerain.

Lettre du
Roy au
Parlement
Page 8.

Qui s’estonnera s’il est tombé ce jeune Phaëton, puis qu’il
vouloit monter dans le throsne du Soleil, & temeraire aueugle
conduire le char de la lumiere. Il y a déja long-temps que
nostre Monarque, le premier des Roys, comme Iupiter, le
premier des Dieux, deuoit l’auoir foudroyé. Nostre monde
n’auroit pas senty les embrasemens que par ces pernicieuses
conduites, nous ont fait souffrir ces feux temeraires. Ses pauures
peuples affligez n’auroient pas esté contraints de l’importuner
si souuent de leurs pitoyables souspirs, & ce Monarque
glorieux ne se seroit pas vû le Roy de tant de pauures miscrables.

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Mais les bons Princes qui sont les vrayes images de
Dieu sur la terre, imittent aussi bien sa clemence, comme ils
imittent son pouuoir. Auec combien de douceur & de generosité
Henry le Grand d’heureuse memoire pardonna-t’il au
Mareschal de Biron les fautes dont il luy demanda la grace ;
& dans celle qui luy fit perdre la vie, que ne fit-il point pour
l’inuiter à se repentir, & quelle patience n’eust-il point pour
attendre sa repentance.

 

La Reyne en a fait autant en faueur du Prince de Condé ;
& pour voir en luy naistre la moderation auec l’âge, elle a
souffert auec vne bonté particuliere toutes les boutades de sa
ieunesse. Elle a vû long-temps tous ses desseins sans s’y opposer,
& ne s’est resoluë à la violence contre cet incurable que
quand elle a iugé son mal sans remede. Ce n’estoit pas vne
petite espreuue à sa patience de le voir tous les iours se fortifier
contre l’Estat, en gagnant les trouppes qui le doiuent deffendre :
en se faisant des amis interessez à sa grandeur, en se
saisissant des Places les plus importantes en tranchant desja
du Souuerain par ses actions, & voulant faire tout plier
sous ses audacieuses pensées. La demande de Souueraineté
qu’il a si souuent osé faire ; La maxime qu’il auoit de tout entreprendre
pour regner & qu’il ne craignoit pas de faire sortir
de sa bouche : L’insolence auec laquelle il a menacé de
mener tous les iours deuant la Reyne vne personne qu’elle
auoit chassé & qui meritoit de n’entrer mesmes iamais dedans
le Royaume. L’insupportable audace ou plustost fureur,
de dire en plein Conseil qu’il feroit roüer de coups de
baton des Deputez qui estoient venus au Roy d’vne de ses
Prouinces, contre laquelle sa rage politique s’estoit déclarée.
Toutes ces choses & plusieurs autres que tout le mondesçait,
& dont la moins criminelle merite d’estre punie, ne
peuuent auoir esté souffertes que par vne bonté extraordinaire.

Lettre du
Roy au
Parlemẽt. page 7.

page 7.

page 11.

page 12.

Il faut que son naturel soit bien farrouche, puis qu’il n’a
pû s’apriuoiser aux charmes tous puissans d’vne si grande
douceur. La Politique de Lyuie n’auroit point garenty Auguste

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de la conjuration de Cinna, si elle eust eu affaire à vn
cœur si dur & si obstiné. Il ne faut pas s’estonner s’il y en a vne
autre plus aspre & plus inflexible qui rarement vse de la clemence,
& qui se sert tosiours de la rigueur. Les sages & les
subtils gouuerneurs qui ont cognu la difference des humeurs
des hommes, ont posé de differentes maximes pour les gouuerner.
Puis qu’il y a des natures douces & recognoissantes,
il est iuste que l’on traitte leurs fautes auec humanité, & que
l’on n’arme pas le bras de la Iustice contre ceux-là que peut
vaincre la clemence. La misericorde est vne vertu diuine, qui
ne se trouue que dans la puissance, & qui est la marque veritable
de la grandeur. Il sied bien aux Roys d’estre misericordieux
quand ils le peuuent estre, & l’on admire bien plus
le pouuoir de punir, qui pardonne que l’authorité qui se venge
de ses ennemis. Ce n’estoit pas vne des moindres parties
de la grandeur de Cesar que sa clemence. Quand pour toute
colere il publioit par Edits, qu’il estoit aduerty des conjurations
qu’on faisoit contre luy, sans en faire de plus violentes
poursuitte ; cette douce & cette genereuse procedure estoit
bien plus agreable aux Romains que sa vengeance. On change
bien souuent la haine en amour par la grace, & le pardon
gagne quelquefois des cœurs que toutes sortes d’autres attraits
n’auroient sceu toucher. Le criminel qui voit son Roy
encores plus indulgent qu’il n’est coupable, entre dans l’horreur
de son crime & dans l’admiration de la misericorde de
son Maistre. Que ces paroles d’Auguste sont puissantes !
Viens ça, Cinna, ie t’ay comblé de biens & tu me veux tuer ;
Voyons si ie n’en sçaurois accabler ta rage ; & si en te pardonnant
& te donnant le consulat au lieu du supplice, ie ne te
sçaurois vaincre. Il le vainquit de vray : La douceur de ces paroles
banit toutes les rigueurs de son ame ; & ce Romain qui
s’estoit deffendu de tant d’autres bien-faits ne peut se deffendre
de cet indulgence.

 

Il ne faut pas pour regner seurement vser tousiours de la
rigueur. Le sang que plusieurs Tyrans ont respandu pour se
conseruer, n’a fait qu’augmenter la haine de leur tyrannie.

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Les sanglantes Tragedies que joüa autrefois dedans Rome
& dans toute l’Italie la fureur de Marius & de Sylla, & apres
elle, celle d’Auguste, d’Antoine & de Lepide faisoient considerer
ces cinq Tyrans comme cinq demons ; & si la force
n’eust soustenu leur rage, elle neust iamais eschappé la vangeance
& la haine du peuple. La seuerité obstinée ou plustost
la cruauté redoutable de Tarquin le superbe le perdit,
& Alexandre mesme qui commançoit à deuenir vn
peu trop seuere, eust peut-estre tombé dans vne mort violente
si la naturelle ne l’en eust garanty. Cette grande rigueur,
en vn Prince, donne ordinairement beaucoup de
crainte, mais elle ne donne iamais gueres d’amour. Si est-ce
toutesfois cet amour qui appuye les Throsnes & qui
est au Prince vne garde continuelle plus forte que celle de
mille bataillons C’est-elle qui fait marcher les Princes sans
gardes, parce qu’elle leur est elle-mesme vne garde qu’on ne
ne sçauroit forcer. Trajan sur la confiance qu’il auoit en elle
ne craignit point d’aller soupper tout seul chez vn homme
qu’on luy vouloit persuader estre de ses ennemis. Elle nous
fait entreprendre, pour nos Souuerains, des choses qui semblent
quelques fois impossibles ; la rapidité & la profondeur
des riuieres, ny l’actiuité de la flâme ne nous sçauroient arrester
quand il faut les seruir. Le bruit espouuantable des mousquets
& des canons, ny la pointe des picques & des espées
ne sçauroit rafroidir nostre courage, quand il est allumé par
vn si beau feu. Il y a de certaines Nations qui ce percent aussi
facilement le cœur pour montrer iusqu’où peut aller l’excez
l’amour qu’ils ont pour leurs Princes, que s’ils ne se picquoient
que le doit auec la pointe d’vne espingue. La crainte
que nous donne la rigueur n’inspire en aucun lieu de tels
mouuemens. On ne sert qu’auec desplaisir celuy qu’on ne
sert que par force, & les esclaues & les forçats ne rament
qu’à cause du fouët. Cependant qu’ils trauaillent ils ne meditent
qu’à se vanger de leur peine, & quant ils peuuent
rompre leurs chaisnes ils ne manquent pas d’en accabler ceux
qui les y mettent. Ainsi les Princes trop cruels sont encores

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plus malheureux ; Ils sont en vn perpetuel danger s’ils ne sont
pas en vne perpetuelle crainte. Sigismond Duc de Bourgogne
fut abandonné par ses Sujets à la puissance du Roy Clodomir,
& sa mort, celle de sa femme & de ses enfans, furent
la recompense de ses rigueurs qu’ils auoient endurées.

 

Il ny a point de doute que la douceur est beaucoup plus
aimable que la rigueur, & qu’estant plus aimable elle fait
moins d’ennemis, & que par consequant elle nous met en
moindre danger & nous donne beaucoup moins à craindre.
Cependant elle a ses deffauts & ses foibles aussi bien que son
ennemie. Elle est quelquefois si molle & si lasche qu’elle est
incompatible auec le courage & la generosité. Au lieu de pardonner
elle tremble, elle est timide & non pas humaine, &
d’ordinaire elle oublie moins qu’elle ne craint.

Cette sorte de douceur qui doit plustost estre nommée timidité,
au lieu d’vne vertu est vn grand deffaut dans l’ame
d’vn Prince Bien loin de donner de l’amour & du respect elle
ne donne que du mespris. On ne veut point seruir celuy qui
n’a pas le cœur de faire le maistre, & l’on ne craint point d’offencer
celuy qui n’ose pas entreprendre de punir. Il faut entre
les deux extremitez sçauoir choisir vn milieu raisonnable,
& pour gagner du respect & de l’amour tout à la fois, ne
trop punir & ne trop pardonner.

Car, enfin, s’il y a des esprits doux que la clemence gagne,
il y a aussi des naturels incorrigibles qui ne flechissent que
sous le chastiment. Contre ceux là il est necessaire que le
Prince vse de son authorité suprême, & qu’il l’a vange exactement
de leurs mespris. Ce qu’il ne peut pas attendre auec
le temps de leur mauuais naturel, il faut que promptement
il l’obtienne de sa iustice. Ce sont des gangrennes dans la
Republique qui ne manquent pas de tout empoisonner le
corps, si l’on ne les retranche dans quelque membre. Ce sont
des Torrens qui emporteront tout auec eux, si l’on les laisse
grossir & qu’on ne les dissipe, & des estincelles qui [1 mot ill.]
de grands embrasemens, si l’on ne les esteint. Lou[2 lettres ill.] le
Debonnaire esprouua diuerses fois cette verité ; & son indulgence

-- 17 --

alluma dedans l’Empire les cruelles guerres que sa
iuste vigueur auroit pû terminer. Ce grand Romain qui vainquit
Pompée à Pharsale croyant gagner les cœurs par la generosité
de sa clemence, ne peust empescher la gloire de sa
grandeur, de les animer contre luy ; & pour auoir pardonné
à trop de monde il en trouua de si ingrats & de si cruels à son
amitié qu’ils conspirerent sa mort & luy rauirent la vie dans
le Senat, L’ingratitude est pour le moins aussi ordinaire que
la recognoissance, & l’ambition emporte bien plus de cœurs
que la temperance n’en retient Qui poussa le Mareschal de
Biron dans l’attentat qui le conduisit à vn honteux supplice,
que la lascheté de l’vn & la violence de l’autre de ces deux
deffauts. La clemence de son Roy luy ayant vne fois pardonné,
ambitieux ingrat, il ne fit point conscience de se porter
à vne seconde faute : & il ne faut pas douter que s’il eust eu la
puissance d’abattre celuy qui l’auoit eleué il ne l’eust fait.

 

C’est la nature de l’ambition d’oublier les biens qu’elle a receus,
& de tendre toûjours à de plus grands ; & si nous en trouuõs
ailleurs des exemples plus signalez & plus remarquables,
nous n’en trouuerons point de plus rescent & de plus sensible
que celuy du Prince de Condé. Il ny a que trois iours qu’il
estoit le plus riche & le plus puissant sujet de l’Europe, & que
comblé & quasi accablé de bien-faits, il sembloit ne deuoir
plus former de souhaits. Dans la pleine jouïssance
de tant de richesses & de tant d’honneurs il deuoit auoir
esteint ses desirs. Mais comme dit Epicure, estre riche n’est
pas soulagement, c’est seulement changement d’affaire. La
passion s’augmente auec l’abondance, & ceux qui possedent
beaucoup sont ordinairement plus auares & plus ambitieux
que ceux qui n’ont tien. Il est de ces deux vices comme de
la flâme qui se grandist à mesure que l’on luy donne dequoy
deuorer, & l’on peust iustement comparer ceux qu’ils tyrannisent
à cet cresiction d’Ouide, qui n’ayant plus rien à manger
se mangeoit & se rongeoit soy-mesme. Ce grand vainqueur
qui sousmit l’Asie à la Grece quand il souhaitoit vn
autre monde pour le conquerir n’auoit-il pas les mouuemens

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de cet enragé ? comme il n’y auoit point dequoy contenter
ses de sirs insatiables, ils se reflechissoient en luy-mesme, &
luy-mesme estoit la proye de ces auides violens. Luy-mesme
estoit le champ où ils exerçoient leurs rauages, & le monde
qu’ils pilloient & qu’il déchiroient à faute de celuy qu’ils
auoient souhaité.

 

Le Prince de Condé n’en estoit pas si tost reduit à cette
disete : Ses desirs auoient encores beaucoup à s’estendre, &
son ambition voyoit encores beaucoup à esperer : Aussi ne
demeuroit-il pas en si beau chemin. Il s’aduançoit le plus
qu’il luy estoit possible du costé de ses esperances. La deuise
de ses desseins estoit, PLVS OVTRE, & il ne sçauoit point
celle de Louys le debonnaire, RIEN DE PLVS. Quoy qu’il
fut Prince, la qualité de sujet luy sembloit vn trop bas estage,
& quoy qu’il fut quasi le premier dans l’Estat, il luy faschoit
d’auoir vne puissance dependante ; son pouuoir ne luy plaisoit
pas, parce qu’il n’estoit pas Souuerain.

C’est vne tres-dangereuse facilité dans tous les Estats &
dans toutes les Republiques, de laisser venir les particuliers
à vn si haut degré de richesse & de puissance, que leurs desirs
qui iamais ne meurent, ne puissent plus auoir que la souueraineté
pour objet. La Republique de Venise s’est quelquefois
veuë si proche de sa ruine par cette indulgence, qu’autre
chose ne l’en a garentie que la puissance qui détermine la durée
des Estats ; & leur reuolution. Tout le monde sçait que
cette Monarchie n’a changé de familles, que par ce moyen,
& que la grandeur & la puissance aussi bien que le merite de
Pepin & de Hugues Capet les eleua à la souueraineté. Il ne
faut pas que le Prince verse ses graces auec tant de profusion,
qu’il luy en puisse arriuer du mal. Les bien-faits ont leurs
bornes & leurs regles, & la prudence de celuy qui donne
doit faire des loix à sa liberalité Cette vertu qui est vne vertu
Royale, ne doit pas participer du vice vers lequel elle panche,
il vaudroit mieux qu’elle panchast du costé de celuy qu’elle
fuit. Et comme la principale gloire d’vn Roy est de conseruer
la tranquilité de dans son Royaume, il seroit plus necessaire

-- 19 --

qu’il touchast vn peu à l’auarice qui tend à la conseruation,
que non pas à la prodigalité qui ne fait que tout dissiper.

 

Ie sçay bien qu’on peut m’alleguer que dedans vn Estat
plusieurs attendent les graces du Prince, & que qui n’en contente
pas vn, attire la haine de tout le monde. Qu’au moins
il faut en satisfaire quelques-vns pour ne les apprehender pas
tous. Que ceux que l’on met dedans la faueur sont obligez
pour la conseruer, de se tenir dedans leur deuoir ; & que ceux
qui n’ont rien obtenu sont contraints de viure dans leur impuissance.
Il me semble toutesfois qu’il vaudroit bien mieux
que tous fussent également traittez, que quelques-vns mal
contens : Personne de cette façon ne pouuant se plaindre,
personne aussi ne pourroit rien attenter. Car enfin ceux que la
faueur met au suprême degré, n’entreprennent rien contre
l’Estat, que parce qu’ils s’estiment assez puissants : Or ils ne
peuuent estre assez puissans sans estre secondez, ny secondez
que des mal-contens ; Cette maxime doncques d’en fauoriser
quelques vns, & non pas tous, est dangereuse des deux
costez, & donne à craindre, & celuy qui est en faueur, & celuy
qui est en mespris. Ce n’est pas que ie tienne qu’il ne faille
rien donner à personne. Vn Roy ne peut pas tout seul agir
dans les diuerses parties de son Estat. Le Soleil mesme ne
communique pas sa lumiere sans le secours d’vn estre moyen
entre luy, & la surface des choses qu’il esclaire. Il faut donc
qu’il donne les charges de son Royaume à quelques-vns de
ses sujets, & qu’il communique sa puissance pour la rendre
plus absoluë. Mais aussi il faut qu’il dispence ses faueurs auec
echonomie, & qu’il n’enrichisse point vn seul de ce qui peut
enrichir plusieurs. Cette maxime n’ayant point esté obseruée
en la fortune du Prince de Condé, à quel degré de puissance
& d’authorité n’est-elle point montée. Toutes choses dans
cét Estat dépendoient de luy plus que de la volonté de la Reine
Regente : La differance des heureux & des malheureux,
ne se faisoit que par ses amis & ses ennemis : Sa faueur estoit
tout celle qu’on pouuoit pretendre, & sa disgrace toute
celle qu’on deuoit redouter. Cependant en faisant trembler

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les vns, il flattoit les autres ; & comme on le craignoit
beaucoup, ceux-là s’estimoient trop heureux qui pouuoient
estre de ses amis. Sa maxime estoit d’intimider tout
le monde, pour oster le cœur à ceux qui pourroient s’opposer
à ses desseins. C’est cette pensée qui luy a fait affecter la
fureur dedans les combats. Il a de valeur, mais il en a multiplié
les apparences dans les occasions où il a creu qu’elle deuoit
le plus paroistie, & où elle pouuoit, le mieux seruir : &
quoy que cette valeur affectée ne soit pas celle qui vient de
la bonne source, il ne s’est pas soucié de son origine, pourueu
que les suittes & les succez en fussent heureux. Et de fait
comme la fortune ordinairement fauorise la hardiesse, &
qu’il y a bien plus de temeraires que de timides qui reüsissent
dans leurs desseins ; sa fougue a remporté des victoires que la
prudence auroit refusées, à cause du risque qu’il y auoit à les
remporter. Il a esté tousiours de ces vainqueurs, que les Romains
& que les Grecs punissoient au retour de leurs victoires,
parce quelles estoient plustost arrachées par impetuosité
que par jugement ; & ses aduantages ont tousiours esté si
cherement acheptez, & ont cousté de si bon sang à la France,
que nous pouuons dire d’eux, ce que Pyrrhus disoit à quelqu’vn
de ces amis qui se réjouïssoit d’vne victoire qu’il auoit
remportée sur les Romains ; nous sommes perdus si nous vainquons
encores vne fois de cette façon.

 

Cependant de si beaux succez en vn si bas âge ont estonné
la pluspart des esprits. D’abord il nous ont donné de l’amour
parce qu’ils ne découuroient rien que de beau, & nous
ne pouuions considerer vn si ieune & si grand vainqueur sans
le cherir infiniment. De cette sorte il s’est estably vn empire
sur nos esprits, que la pluspart de ceux qui a voulu flatter
luy ont conserué. Mais comme peut-estre il a vû qu’vne
trop generale approbation pourroit donner à son Prince de
la jalousie, qui le perdroit & qui renuerseroit tous ses desseins,
il ne s’est pas soucié que tout le monde l’aimast pourueu
que tout le monde le craignit. Il a donc voulu employer tout
ce qu’il auoit de redoutable à se faire craindre, & ayant découuert

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tout ce qu’il auoit de vicieux pour se faire haïr, il n’a
pas creu qu’on le deust soubçonner de rien.

 

Et certes, il faut auoir bien interieurement penetré dedans
ses pensées, & auoir des intelligences & des soubçons
bien raffinez pour auoir découuert la fin de moyens qui en
semblent si fort esloignez. Il est à mon aduis bien plus facile
à vn ignorant de dire que le Soleil n’est pas chaud & que l’air
est humide, qu’à vn mediocrement habile homme de penser
que le Prince de Condé se voulust faire [1 mot ill.]. Les cruautez
qu’il exerça l’année passée aux enuirons de cette grande ville :
Les violences & les rauages estranges que souffrit par ces
ordres toute la campagne circonuoisine ; La fureur qu’il témoigna
contre les Parisiens ; l’orgueil qu’auparauant & du
depuis il a tousiours montré dans les assemblées Souueraines,
& le mespris de tout le monde excepté de ses Partisans :
toutes ces choses qui luy ont aquis vne haine du peuple irreconciliable,
pouuoit bien ce me semble esblouïr les yeux des
plus clair-voyans. Il est vray que d’vn autre costé il se faisoit
de puissans amis. Il auoit des Partisans, qui outre leurs interests
qui les attachoient inuiolablement à son seruice, luy faisoient
le serment de fidelité. Tout estoit prest, l’argent, les
forces & les Places. Il n’auoit plus qu’à ce mettre en campagne
& à former vn corps de toutes ses trouppes. Vne infinité
de gens ruinez & peut-estre par son moyen se seroient jettez
de son costé, & comme la pluspart de ceux qui portent les
armes le font plus pour auoir la liberté de piller que de trouuer
les occasions de combatre, luy qui permettoit à sa milice
toute sorte d’insolence, n’auroit pas manqué de trouuer
assez d’insolens. La nouueauté d’ailleurs de l’amour indiscret
de laquelle toutes les autres Nations condamnent la Françoise,
n’auroit seduit en sa faueur que trop d’inconstans. Outre
que la reputation de sa valeur qui n’est pas morte auec
celle de sa gloire n’auroit pas manqué d’attirer quelques-vns
de ces vaillans, qui sans considerer si la cause est bonne ou
mauuaise, suiuent moins la iustice que leur inclination.

Lettre du
Roy au
Parlemẽt.
page 9,

Cependant toute la France n’eust pas esté criminelle pour

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fauoriser l’ambition d’vn homme ; il eust tousiours resté parmy
tant de lasches des courages dignes de la gloire de leur
Patrie, & de l’affection de leur Souuerain. Le Prince de Condé
dans ses mauuais desseins n’eust pas rencontré toute la facilité
qu’il s’estoit imaginée, il eust eu bon besoin de toute
cette valeur feinte ou veritable, dont il a desia donné tant de
grandes preuues. Nous sçauons bien qu’il pouuoit auoir
d’experimentez Partisans, mais il est indubitable qu’vne genereuse
fidelité vaut bien vne longue experience. On ne
craint pas tant de perdre la vie quand on la pert pour vne
bonne cause, & la justice des combats si elle n’est bien soustenuë
du costé de la terre, ne manque pas de l’estre de celuy
du Ciel.

 

Que n’eussions nous donc pas fait contre vn ennemy si redoutable,
& que n’eust-il pas fait aussi contre nous ? Nous
nous fussions couppez la gorge les vns aux autres. Nous eussions
fait vn nombre infiny de fratricides & de parricides.
Nous eussions deschiré nos propres entrailles, & nous nous
fussions abandonnez foibles & demy vaincus par nostre propre
rage aux mains de nos naturels ennemis.

C’est ordinairement le fruict des guerres ciuiles que la
perte des vainqueurs & des vaincus tout à la fois. Le party le
plus foible appellant au secours les forces estrangeres est luy-mesme
le prix du secours qu’il a demandé. De cette sorte
l’ambition du Prince de Condé au lieu de regner nous alloit
assujettir à la tyrannie Espagnole ; & ie ne doute que les Espagnols
ne s’eloignassent de la Paix pour attendre l’issuë de
la guerre dont elle nous menaçoit.

Ils estoient preparez à venir dans l’obscurité de nos troubles,
desrober ce que nos guerriers leur ont osté de iour, à
l’esclat de leurs armes, & à la pointe de lents espées. C’est
vne maxime chez ces ennemis de faire le plus qui se peut de
conquestes de cette nature. Elles coustẽt moins & sont moins
tardiues ; Les trauaux, les fraits ny les dangers ny sont pas si
grands. Ajax reprochoit autrefois cette sorte de victoire à
Vlixe, il disoit que cela ne s’appelloit pas vaincre mais que

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c’estoit plustost trahir & dérober. Auiourd’huy la milice n’est
pas si scrupuleuse, & l’on n’oste point les surprises du rang des
bonnes actions. Les Espagnols sur tous en aiment la methode
& ne se soucient pas encores qu’il y ait vn peu plus de Renard
que de Lion. Leur dessein de Monarchie vniuerselle est plustost
fondé sur l’adresse des conseils, que sur la puissance des
armes ; & ils trouuent beaucoup meilleur de vaincre par raison
que par fureur. Si tost qu’ils nous auroient veus les armes
à la main les vns contre les autres, ils auroient argumenté
contre nos frontiers & leur auroient prouué sans doute qu’elles
auroient mieux esté entre leurs mains, qui sont pacifiques,
que dans les nostres qui sont violentes ; Delà, ils auroient
passé iusques au cœur de l’Estat & nous auroient obligez les
vns ou les autres par toutes sortes de bonnes raisons de nous
seruir du secours de leurs forces : & enfin, victorieux ou vaincus
ils nous auroient persuadez que leur domination est aussi
douce que nulle autre, & qu’elle est bien plus sage & biẽ plus
auisée que celle qui nous laisse ainsi déchirer. Il n’y a pas plus
d’vn an que nous auons vû sur l’esperance d’vn simple mouuement
populaire l’Archiduc Leopold faire l’agreable Rethoriciẽ
pour nous persuader de nous seruir de ses forces qu’il auoit
aduancées sur la frontiere. Nous nous souuenons de la ligue,
nous sçauons ce que sçait faire l’adresse & la violence Espagnole,
& nous auons toute sorte de sujet de rendre grace
au Ciel qui nous a deliurez de ces impitoyables mains.

 

Car, enfin, il est renuersé, ce ieune audacieux, qui nous
alloit faire courir des fortunes si espouuentables ; & ce foudre
apres auoir long-temps murmuré dans la nuë est tombé.
Du plus haut faiste de la faueur le voila precipité de dans la
disgrace. Celuy qui pretendoit de libres que nous sommes
nous rendre esclaues de ses passions, est luy mesme attrapé
dans son propre piege. Il esprouue auiourd’huy combien
estoit vaine & fragile la puissance sur laquelle il appuyoit ses
hautes entreprises ; il voit combien elle estoit foible parce
qu’elle estoit iniuste : & combien celle du Souuerain est forte
parce qu’elle est legitime. Il comprend qu’elle est comme vn

-- 24 --

Astre duquel les bons ou les mauuais regards, font les bonnes
& les mauuaises destinées. Le peu qu’il ait soufflé dessus
ses desseins ils se sont esuanoüys : ce vent Royal a chassé d’autour
de luy toute cette poussiere de Courtisans & de Flatteurs
qui ne s’vnissent iamais à personne que par contiguité
d’interests, & non pas par continuité d’affections. De ce
grand monde de puissans amis, on n’en voit pas vn qui se declare.
Ceux qui s’aduoüoient siens auparauant auec chaleur,
le renoncent à present auec allegresse. Tout le monde l’a
quitté en cet affront de sa mauuaise fortune, & il semble
qu’en se faisant iustice il se soit aussi abandonné soy-mesme,
puis qu’il n’a pas fait vne action ny dit vne parole qui sentit
le cœur qui formoit les grands desseins qui l’ont accablé.

 

Le voila donc tout seul, & SOVVERAIN, s’il peut, sur
soy-mesme : car pour d’autres sujets il n’en a point. Ceux qui
l’ont adoré le mesprisent à cette heure, & tel le flattoit auparauant,
qui se rit de son mauuais sort. Telle est l’affection de
ceux qui n’adorent que la Fortune, & qui la suiuent aueuglement
sans se soucier de la Vettu. Ils abandonnent tous ceux
qu’elle abandonne, & font la cour à tous ceux qu’elle veut
fauoriser : tous contraires à l’ombre qui ne s’attache qu’à la
partie du corps que le Soleil mesprise, il ne recherchent
que ceux que cette aueugle Deesse cherist. On ne voit à
la Cour autre chose que cette inconstance ; & comme c’est
vn theatre où la disgrace & la faueur changent continüellement
de place, ces faux amis sont en vn perpetuel mouuement.

Ie ne les blasme pas toutesfois pour ne suiure personne à
la Bastille, & au bois de Vincennes, ny de cœur, ny corps.
Ie ne croy pas qu’il faille accompagner les criminels de leze-Majesté.
Quelque genereuse que soit l’amitié que nous portions
à ceux qu’ont noircis de tels crimes, il faut les plaindre,
mais il faut les abandonner. Le premier amour & le plus legitime
que nous puissions auoir apres celuy de Dieu, c’est celuy
du Roy & de la Patrie. Nous ne deuons aymer nos amis,
que parce qu’ils sont vertueux : Or ils ne peuuent se venter

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de l’estre alors qu’ils attentent contre l’Estat ; & quant mesmes
il pourroit estre, que dans vn si grand attentat leur vertu
demeurast toute entiere, nous serions encores obligez
de preferer le premier amour au second, & celuy de la Patrie
à celuy de nos amis. Les peres mesmes doiuent abandonner
leur enfans en ce rencontre, & rejetter genereusement toutes
les tendresses de la nature, pour conseruer l’affection du
pays dans sa pureté. S’ils ont tousiours preferé son salut à
leur propre vie, pourront-ils souffrir que des fils ingrats qu’ils
n’ont mis au monde que pour le deffendre, fassent leur efforts
pour le ruiner. Brutus le Liberateur de Rome & l’exterminateur
des Tarquins, ne peust pardonner aux siens coupable
d’vn semblable crime, & parce qu’ils auoient conspiré le retour
du Tyran qu’il venoit de chasser, & qu’ils attentoient
à mettre encores le peuple sous sa tyrannie, luy mesme sans
vouloir se souuenir qu’il estoit leur pere, voulut estre leur
juge, & les condamna à la mort, qu’ils souffrirent à ses propres
yeux. Oseray-ie dire que les enfans ne doiuent pas auoir
de plus forts attachemens pour leurs peres ? Ie ne veux pas
entrer plus auant dedans ce probleme. Si est-ce toutesfois
que le Mareschal de Biron en vn rencontre où son pere auoit
espargné les ennemis, ne craignit point de dire que s’il eust
esté Roy il luy eust fait trancher la teste. Si est-ce toutesfois
que la Patrie est nostre premiere mere ; & que c’est en elle
que nous auons esté engendrez potentiellement long-temps
auparauant que nous le fussions en acte ; puis que ceux-là
mesmes sont en elle, desquels nous naissons, & qui nous
donnent les principes de la vie. Si doncques la patrie est nostre
premiere mere, pourquoy ne luy conseruerions-nous
pas nostre premier amour, & pourquoy ne la prefererions
nous à tous nos parens.

 

Il n’y a donc point de tendresse ny d’amitié que doiue attendre
le Prince de Condé dans la nature de son infortune.
Il s’est priué de ce qu’il y a de plus doux dans la vie pour auoir
voulu pretendre à ce qu’il y a de plus brillant. En quel estat
est à present ce cœur trop ambitieux, & trop superbe, puis

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que dans vn si grand malheur, ayant plus besoin de moderation
que d’impetuosité, son naturel le porté plus à la fougue
qu’à la patience. C’est en ce rencontre, ou s’il a du
courage, il doit paroistre. Il n’a rien fait encores pour sa
gloire d’auoir vaincu les ennemis, s’il n’est le maistre de soy-mesme ;
on le liure mesme tout enchaisné à sa raison, on
le tient, on luy oste la liberté de mal-faire, il ne luy doit pas
estre difficile de se vaincre, & d’en perdre la punissable volonté.
Qu’il desploye toute la grandeur de son ame, & que
dans sa prison il liure vn combat à ses passions plus difficile
que tous ceux qu’il a iamais faits à la campagne. Que malgré
ceux qui luy ont osté la liberté de se seruir de son espée, il
commence à remporter sur ses propres vices de nouuelles sortes
de victoires.

 

Si sa prison luy peut valoir vn si grand aduantage, qu’elle
luy est heureuse ! & qu’il doit benir sa captiuité s’il y rencontre
la vertu ! il n’a que faire de souhaiter la liberté s’il trouue
dedans la solitude de ses fers, vne si souhaitable compagnie.
Elle luy vaut plus que toutes les delices de la Cour, que toutes
ses pompes & toutes ses richesses, & que la possession mesme
de toute la terre. N’est-ce pas elle qui nous apprend à viure
naturellement pour estre heureux, c’est à dire, comme la
fort bien entendu Epicure, à se passer des choses qui sont
naturellement necessaires à la vie, & à faire vn digne & genereux
mespris des superfluës ? il a tout ce qu’il luy faut pour
estre satisfait, s’il est Philosophe & s’il veut faire profession
de sagesse. Que luy manque t’il de dans sa prison qui l’empesche
d’estre le plus contant de tous les hommes ? sont-ce des
biens ? il en a assez pourueu qu’il n’en souhaite pas dauantage.
Sont-ce les honneurs ? il est bien malheureux s’il les souhaite,
& il a bien mauuaise memoire s’il ne se souuient combien
leur nature est fragile, & comment tout ce qu’il en auoit
acquis en sa vie s’est esuanoüy dedans vn moment Quoy
donc, sont-ce les delices qui luy manquent ? il ne s’en plaindra
pas s’il sçait qu’il n’y en a point d’autres pour le corps que
de contenter modestement ses appetits, & non pas les affliger

-- 27 --

par des excez de débauches dont ils sont moins satisfaits
que rebutez. Pour l’esprit, puis qu’il possede en soy-mesme
ses propres richesses, il ne peut pas estre priué de ses
delices. Ie sçay bien qu’il luy reste encore à se plaindre de la
perte de la liberté, mais la veritable liberté ne dépend rien
que du courage, elle n’a point son siege dans le corps, sa residence
est dedans l’esprit. Ces genereux Romains qui l’estimoient
au delà de la vie, & qui n’apprehendoient pas de
tout faire pour la conseruer, ne sçauoient ce que c’estoit de
la perdre, encores qu’ils fussent dans les chaisnes de leurs ennemis.
Seuole le fit comprendre à Porsene Roy d’Etrurie,
quand il luy fit leuer le siege de Rome par l’estonnante hardiesse
d’vne action qu’il fit en sa presence, & d’vn discours
qu’il fit à sa personne tout prisonnier & tout captif qu’il
estoit. Cesar mesme qui n’estoit pas vn mauuais rejeton de
cette ancienne souche, estant tombé entre les mains des Pyrates,
les menaçoit de les faire pendre quand ils interrompoient
son repos, & sans penser a estre prisonnier, d’vne ame
toute libre il parloit en maistre à ses geoliers, & traittoit
ses tyrans d’esclaues.

 

Le Prince de Condé peut donc estre entierement heureux
dedans sa prison, s’il à le courage de vouloir l’estre.
Mais qu’il est à craindre qu’il manque de cette grande force
d’esprit, qui s’assujettissant toute chose, ne ressent point
les reuers de la fortune, parce que la fortune mesme dépend
de son authorité. Qu’il est à craindre, que luy-mesme
dépende de la fortune, & qu’il ressente sa disgrace
auec tous les desplaisirs & toutes les foiblesses d’vne ame
qui manque de ses propres tresors. Qu’il est cloigné de
l’admirable constance que le Sage Socrate tesmoigna dedans
sa prison, & qu’il se liure bien plustost à la violente fureur de
Coriolanus Romain, & du Grec Alcibiades, lesquels banis
de leur pays, en prirent vne cruelle vengeance. S’il pouuoit
sortir de ses fers, que ne feroit-il point pour nous y mettre ?
quelles rigueurs n’exerceroit-il pas contre nous, s’il auoit aussi
bien que la volonté la puissance de nous mal-faire.

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Cependant sa colere voyant ses objets hors de sa puissance,
s’exerce & se passe sur tout ce qui se presente à elle. Elle
maudist les murs qui la renferment & les grilles qui la retiennent ;
Elle s’en prend à ses Gardes & vomit contre le Ciel
encores trop doux à ses crimes, tout ce que la rage impuissante
peut mettre d’horrible & d’affreux dedans des paroles.
Mais, les murs, les grilles, les Gardes & les Cieux sont
sourds à ses imprecations, ou s’ils ont des oreilles pour les
entendre, c’est plustost pour les condamner que pour les
plaindre. Qu’il ne s’imagine pas que les menaces de ses paroles
effrayent personne & qu’on le doiue laisser sortir par
crainte ; On se mocque d’vn ennemy furieux quand il est
deuenu impuissant. Les petits enfans mesmes n’ont pas de
peur des Lions qui sont à la chaisne : ils les regardent auec
plaisir en cet estat parce qu’ils ne font plus de terreur.

Le Prince de Condé est au peuple auiourd’huy vn objet de
cette nature : & parce qu’il l’a hay autant qu’il l’a craint, il le
braue autant qu’il le deteste. C’est à present que cette maxime,
REGNER PAR FORCE, & cet autre, QV’ILS ME
HAYSSENT POVRVEV QV’ILS ME CRAIGNENT,
seruent de publique risée. Qu’il eust bien plus gagné en l’amour
du peuple qu’il ne fait en son auersion. Au moins on
l’auroit plaint ; on auroit eu pitié de sa cheute ; on auroit inuoqué
le Ciel en sa faueur, au lieu qu’on ny leue les mains
que pour en attirer la vangeance. Il gouste, enfin, le fruict
amer de ses mauuaises maximes. Ceux qu’il a mal-traittez le
traittent de la mesme façon, & il voit que la compassion
n’entre point dans les cœurs de ceux ausquels il fut impitoyable.
Il ny en a pas vn qui ait respendu vne l’arme ny poussé
vn souspir pour l’amour de luy. Toute l’humeur de ceux qu’il
a blessez s’escoulle par les playes qu’ils leur a faites, il n’en
reste pas vne goutte pour les yeux.

Pour moy, s’il faut que ie quitte en cet endroit les sentimens
publics & que i’entre dans les miens particuliers, ie
condamne toute la rigueur & toute la colere de ses plus aspres
ennemis, & ie n’ay point contre luy cette auersion farrouche

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& inflexible qui difficilement se contente de son
malheur. Ie sçay iusques où va l’amour de la vertu & de la patrie ;
Ie sçay que toute la terre a tousiours hay les vitieux &
les tyrans, moy-mesme i’ay pour eux vne iuste haine, mais
ie ne pense pas qu’on puisse contre luy auoir encor vne iuste
colere. Si ie le voyois les armes à la main à la teste d’vne cruelle
& d’vne puissante armée, mettre tout en sang & en flâme,
rauager la campagne, piller les villes & traitter auec esgale
barbarie les âges & les sexes differens, ie m’estimerois moy-mesme
trop cruel & trop lasche, si ie demeurois alors stupide.
Mais quoy, il est bien loin d’vn estat si terrible & si dangereux.
Ce n’est plus qu’vn grand Prince, le redoutable vainqueur
de nos ennemis, deuenu le miserable joüet de nostre
haine. Son malheur, quoy qu’on en puisse dire, est trop digne
de nostre pitié. Et si nous songeons qu’il n’est malheureux,
que parce qu’il est criminel, & que nostre nature generalement
mauuaise, aussi bien que luy nous rend tous capables
de crime, par l’objet de ce que desia nous meritons, &
de ce que nous pouuons encores meriter, nous aurons compassion
de ce qu’il souffre. Le prouerbe familier, qui dit, qu’il
ne faut pas que les aueugles se mocquent des boiteux, porte
dans sa naïfueté vne instruction élegante à ceux qui sans se
cognoistre condamnent en autruy les moindres deffauts : &
le commandemẽt de Iesus-Christ qui veut que nous ostions
le cheuron qui est dans nos yeux auparauant que d’aduertir
nostre prochain du festu qui entre sous sa paupiere, nous
apprend combien il vaut mieux que nous nous arrestions à
corriger nos imperfections, qu’à faire censure à celles des
autres. Il est bien plus digne d’vne ame chrestienne de plaindre
le Prince de Condé, que de le condamner. S’il est coupable,
n’est il pas assez de juges sans que nous nous declarions
ses bourreaux auparauant qu’on l’ait declaré digne du
supplice. Laissons de dans les mains ou reside la puissance, la
liberté de sa condamnation. C’est aux particuliers à souhaitter
tousiours l’innocence des accusez, comme c’est aux Magistrats
& aux personnes publiques à en rechercher le crime.

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Il n’appartien qu’à la malice des demons de souhaitter le
malheur des hommes, & de faire toutes sortes d’efforts, &
pour les faire tomber dans le peché, & pour leur faire souffrir
la violance de la peine. Ne participons point à l’humeur
dangereuse de ces esprits noirs, si nous voulons que nos
actions meritent la lumiere.

 

Il y a outre ces considerations generales trois raisons particulieres
qui nous doiuent faire considerer le Prince de Condé
auec vn peu plus de moderation dans nos sentimens. C’est
qu’il est Prince, c’est qu’il est ieune, & c’est qu’il est vaillant
& qu’il a souuent battu nos ennemis. Sa qualité de Prince
doit donner du respect à nos pensées & retenir la bride à nos
paroles. Les Princes sont des hommes, mais ce sont des
hommes extraordinaires, qui participans à l’esclat de la
Maiesté Royale, brillent d’vne splendeur qui nous doit
estre venerable. La lumiere du Soleil que nous voyons au
trauers de la Lune, encores qu’elle ne soit pas si viue ny si
belle qu’elle est dedans son propre globe, ne laisse pas d’estre
adorée par de certains peuples. Nous auons tous quelque
sorte de veneration pour ceux qui ont les charges de
la Couronne ; par quelle raison traitterions nous indignement
ceux qui sont honorez du sang mesme de nos Roys ?
il faut estre vn peu plus scrupuleux quand il s’agist de la
haine d’vn Prince, & prendre garde que le mespris qu’on
fait du Prince de Condé ne rejaillisse sur toute la famille
Royale. Si nous considerons en suite sa ieunesse, en son âge,
ou il est admirable d’auoir fait tant de belles choses, ou il est
capable de se repentir & d’en faire encores de plus belles, ou
du moins il est vn objet digne de nostre compassion. Enfin, si
nous voulons nous souuenir de sa valeur & des grandes victoires
qu’il a gagnées, à moins que d’estre trop ingrats &
trop incapables de generosité ; nous deuons en conseruer l’image
dans nostre souuenir, & ne nous declarer pas si cruels à
celuy qui n’a pas fait compte de sa vie, & qui a abandonné à la
fureur des armes ennemies tout ce qu’il a de plus pretieux
sang pour nous proteger.

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Entrons plustost dans l’admiration des jugemens de Dieu
sur ce malheureux Prince. Toute la prudence, de luy, du
Prince de Conty & du Duc de Longueville n’a pû l’éuiter.
La deffiance qui preuient les accidens n’a de rien seruy en
cette occasion. Le Duc de Longueville qui auoit quelque
pressentiment de celuy-là n’a pas laissé de le souffrir, & le
Prince de Condé qui en estoit assez aduerty, s’en mocquoit.
La grande oppinion qu’il auoit de luy, ne luy permettoit pas
de crainde personne. Il s’imaginoit que toutes choses deuoient
suiure le train de ses volontez, & peut estre il ne
croyoit pas que le Ciel fust au dessus de sa teste. Mais, enfin,
cette haute presomption est renuersée, il a perdu sans doute
cette vaine image de son pouuoir, & l’experience luy a
fait sçauoir ce que sa gloire ne luy permettoit pas de comprendre.

Tous trois ils ne sont pas à se repentir de leur aueugle preuoyance ;
ou plustost il ne sont pas à confesser qu’on n’a rien
à preuoir contre le destin. Sa puissance renuerse toute autre
sorte de puissance, & nulle sorte d’adresse ny de force ne luy
sçauroit iamais resister. Il y a vne certaine infaillibilité dans
les choses qu’il a determinées, de laquelle personne ne se
peut garentir. Nous-mesmes bien souuent nous trauaillons
& nous sommes les instrumens de nostre propre ruine s’il l’a
resoluë ; nous courons à la mort s’il faut mourir : & quelques
efforts que l’on fasse pour nous en distraire, nous sommes
contre nos amis & contre nous-mesmes de cruels & d’inuinsibles
ennemis. Cesar mesprisa les larmes de sa femme que
les horreurs d’vn songe instruisoient ocultement de son malheur.
Luy-mesme en allant au Senat, receut des aduertissemens
qui ne pûrent l’empescher de s’y rendre, & de receuoir
la mort violente que Brutte le plus cher de ses amis, & plusieurs
autres Romains auoient conjurée Le Mareschal de
Biron fust cent fois aduerty de n’aller pas à la Cour, mais rien
ne peust l’en n’empescher ; il y alla, & il y receut par l’ordre
du meilleur & du plus grand des Roys le iuste supplice qu’auoient
merité tous ses crimes. Enfin, comme ce que nous

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appellons la destinée n’est autre chose selon les Chrestiens
que les decrets de Dieu sur le gouuernement du monde, selon
la puissance de Dieu il faut iuger des choses qu’il a determinées.
De cette sorte il ne faut pas s’estonner du peu de
preuoyance du Prince de Condé. Dans ses grands desseins
il deuoit faire cecy, ou cela ; il ne deuoit pas s’abandonner,
mais Dieu le vouloit. Grace luy soit renduë.

 

FIN.

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M. L. [1650], DISCOVRS ET CONSIDERATIONS Politiques & Morales SVR LA PRISON DES PRINCES DE CONDÉ, CONTY, ET DVC DE LONGVEVILLE. , françaisRéférence RIM : M0_1120. Cote locale : D_2_36.