Anonyme [1652], LE FIDELE EMPIRIQVE OV LE PVISSANT HELLEBORE D’VN ANTI-MACHIAVEL : Pour contenter les Mal-contens de l’Estat, & affermir la Liberté des Peuples. "Cœcus est qui Veritatem odit." , français, latinRéférence RIM : M0_1387. Cote locale : B_18_33.
Section précédent(e)

LE FIDELE
EMPIRIQVE
OV
LE PVISSANT
HELLEBORE D’VN
ANTI-MACHIAVEL : Pour contenter les Mal-contens de
l’Estat, & affermir la Liberté des
Peuples.

Cœcus est qui Veritatem odit.

A PARIS.

M. DC. LII.

-- 2 --

AV LECTEVR.

LE François est si amoureux de ce qu’il aime, qu’il
a mesme du respect pour ses deffauts, & pour ses
foiblesses, quand il rencontre quelqu’vn qui les éleue, ou
qui les approuue : & comme il ne veut point estre contredit,
il ne cherche & n’estime que ceux qui les flattent : &
ne manque jamais d’en trouuer de cette nature, qui l’endorment,
& qui le perdent, comme les Psylles de qui les
loüanges estoient si funestes, que c’estoit par elles qu’ils
auoient accoûtumé d’empoisonner & desseicher jusques
aux trouppeaux. Quoy que ie sois de la nation à qui ie
parle, l’estat ou j’ay esté àppellè par vne inspiration particuliere,
ne me permet pas de flatter ny de mentir : C’est pourquoy
ie diray mon sentiment auec sincerité & sans
feintise, afin que les Peuples en puissent tirer du profit &
du contentement : & que ceux qui sont abuséz dans vne
fausse esperance, aprés auoir bien consideré les raisons de
l’vn & de l’autre party, & entierement examiné ce discours,
recognoissent la vraye source de leurs mal-heurs,
pour y remedier plus facilement, & auec plus de promptitude.

-- 3 --

LE FIDELE EMPIRIQVE ; OV LE PVISSANT HELLEBORE
d’vn Anti-Machiauel ; Pour contenter les
Mal contens de l’Estat, & affermir la Liberté
des Peuples.

C’EST vne Verité trop cognuë, qu’il
faut que le Prince desire toûjours celuy
de qui l’affection est sincere, & a son existence
dans la consideration du deuoir &
de la vertu, non celuy de qui le seruice est
venal, & lequel il faut conseruer par de
grands bien faits, & de grandes dignités
Tant s’en faut qu’Auguste ait eu besoin de donner de grandes
Charges & de grands offices à Agrippa & à Mœcenas
pour conseruer leur affection, qu’au contraire ceux-cy
ont témoigné ne s’en point soucier, & se contenter de
l’honneur d’auoir l’amitié de ce Prince, & particulierement
Mœcenas, lequel ne voulu seulement passer de l’ordre
des Cheualiers en celuy des Senateurs, qui est vne modestie
presque sans exemple : & pour remonter plus haut :
Chusai estoit l’amy & le confident de Dauid, mais pour
cela les grandes Charges n’estoient point entre ses mains,
mais entre celles de Ioab, d’Amasa, & autres. Et quant à
Ephestion & Craterus, ils n’ont eu autre dignité, que les
bonnes graces d’Alexandre.

Or ie dis que ce n’est point assez de se disposer par le
Ministre & Confident du Prince, quel qu’il soit, à porter
son éloignement auec silence, au cas qu’il arriue par la volonté

-- 4 --

du Prince, ou par autre tel accident : mais mesme
qu’il y a le plus souuent des saisons, esquelles il doit de son
chef quitter les affaires, & y renoncer, s’il apert que cela
soit vtile pour le bien du seruice de son Prince. Ie sçay que
d’abord cecy semblera approcher du paradoxe, mesmes en
la Cour : mais la chose estant bien considerée, i’estime
qu’il n’y a personne qui n’en doiue demeurer d’accord.

 

Pour exemple, Les Ducs de Bretagne & de Bourgogne
broüilloient fort les affaires de Charles VII. Il tascha de
calmer ces fascheux esprits, & noüer quelque espece de
paix auec eux Ils n’y voulurent point entendre, tandis
que le Roy se seruiroit du conseil de Messire Tannegui du
Chastel, du President Louuet, & de quelques autres, ausquels
ces Princes imputoient tout ce qui leur desploiroit
au gouuernement. Ces gens ne marchanderent point, ils
offrirent de se retirer, & en effet ils se retirerent : ce qui
fut suiuy d’vne paix.

Ce n’est point que ie vueille dire, qu’il en faille toûjours
vser ainsi : il s’en faut bien donner garde, n’y d’accoustumer
les broüillons à remuer les Conseils du Prince à leur
appetit, comme nous dirons plus particulierement cyaprés ;
mais ce que ie dis est, que quand l’eloignement de
ces Ministres peut empescher vn plus grand mal, en ce cas
ils doiuent se soûmettre entierement, pour le bien des affaires
de l’Estat.

Or pour en donner encore vne preuue tres euidente &
manifeste, il est aisé de considerer le deportement & la
generosité d’vn de ceux, qui furent éloignez de la Cour en
l’an 1588. Car encor que celuy là eust plus de suject de
porter cette disgrace auec indignation, que les autres :
d’autant qu’en cette cheute il n’estoit que comme l’ombre
d’vn autre ; neantmoins il n’en fit point de bruit, & sur le
commandement qui luy fut fait, il ne dit autre chose, sinon,
que comme il auoit auparauant seruy le Roy, en le
faisant obeïr par les autres, il le vouloit encor seruir en
cette occasion, par l’exemple de sa propre obeïssance.

-- 5 --

Et ce que ie dis des Ministres & Confidens pour ce regard,
se doit aussi entendre des Fauoris : Et à la verité, si
les vns & les autres ont vne telle affection au seruice du
Prince, comme ils doiuent auoir, les vns ayans l’honneur
d’estre employez en ses plus grandes affaires les autres de
posseder son affection ; ils ne doiuent point faire de difficulté
de souffrir cette disgrace, puisqu’ils sont obligez
d’exposer & employer leur vie mesme pour le seruice du
Prince, de qui ils reçoiuent tant d’honneur. Et s’ils en
vient autrement, c’est vne preuue infaillible, qu’ils ne sont
point dignes de l’affection du Prince, ny propres à estre
employez en de si grandes affaires, d’autant qu’ils n’ont
point l’affection telle qu’vn Fauorit, Ministre ou Confident
doit auoir enuers son Prince, & ne le seruent, ou ne
le suiuent que pour leurs interests, lesquels ils preferent à
celuy du Prince, & au bien & repos de son Estat : Et c’est
de là que viennent fort souuent tant de troubles.

Aussi on n’a point veu que ceux qui ont mal gouuerné
les affaires de Prince, ou qui ont abusé extraordinairement
de son authorité, ayent iamais pris de telles resolutions,
qui ne peuuent tomber qu’en des personnes vrayement
dépoüillées d’auarice & d’ambition, & d’ailleurs asseurées
de leur innocence ; Mais quant aux autres qui sont
paruenus à ces dignités & faueurs par artifice, ou sans inerite,
& qui y estans en ont abusé, tant s’en faut qu’ils se
puissent resoudre à rien quitter de leur fortune, qu’au contraire
ils aimeroient mieux que les affaires de leur Prince
fussent entierement ruinees que d’en auoir quitté vn seul
point ; dont la raison est celle que nous auons touchée, à
sçauoir, qu’ils n’ayment leur Prince ny son seruice, qu’autant
qu’ils en profitent, & au lieu que Machiauel vouloit
tantost qu’ils s’oubliassent eux mesmes pour se donner
entierement au bien des affaires de leur Prince, ils les oublient
ou bien ils les assujettissent tout à fait a leur profit
particulier, & font tourner toutes les affaires publiques
à ce qui est de leur interest, & de leurs dessein, qu’ils couurent

-- 6 --

du nom & de l’authorité du Prince, & sous cette
couuerture font qu’ils croyent seruir à leurs intentions, à
quoy ils asseruissent les interests du Prince & de l’Estat,
& ne s’en soucient qu’entant que cela sert à leurs fins ; font
entretenir ou abandonner les alliances, font la guerre
sous de mauuais pretextes, font donner les charges & les
commandemens selon qu’ils estiment estre à propos, non
pour le bien du public, mais pour l’accomplissement de
leurs desseins particuliers. Tous ceux desquels nous auons
blâmé les deportemens cy deuant en ont vsé ainsi. Or cela
estant, ce seroit vne grande simplicité de telles gens,
qui se disposent à quitter leur fortune, si le bien des affaires
du Prince le desire ; leur maxime estant au contraire,
de s’y maintenir & conseruer par quelque sorte de moyens
que ce soit, mesmes y allast il de la ruine des affaires de
leur Prince & bien faicteur.

 

Ce fut ainsi qu’en vsa l’Euesque de Vincestre, M. Pierre
des Roches : toute la Noblesse d’Angleterre s’estãt assemblée
pour se plaindre au Roy Henry III. d’Angleterre,
des extorsions & violences de cét Estranger, qui auoit dépoüillé
presque tous les Anglois de leurs charges, pour les
donner à des Poiteuins. Car le Roy s’estant aucunement
disposé à renuoyer cét Euesque, aprés y auoir esté exhorté
par toutes sortes de gens, mesme par ses Predicateurs ;
l’Euesque le mania tellement, qu’au lieu de ce faire, il le
fit resoudre à vn conseil violent, qui fut cause d’vne grande
& sanglante guerre, en laquelle perirent infinies gens
de bien, plusieurs illustres Seigneurs d’Angleterre, &
qui fut finalement appaisée par l’expulsion de cét Euesque
& de ses adherans : mais suiuie apres d’vne autre plus
grande : ce Prince s’estant derechef ietté entre les mains
d’autres estrangers plus qualifiez à la verité ; mais qui n’auoient
point d’enuie de faire leurs affaires, & ayant en outre
repris quelques vns des abherans de l’Euesque de
Vincestre : ce qui produisit tant de maux, & vne guerre si
furieuse, & accompagnée de si funestes effects, qu’il ne se

-- 7 --

peut rien imaginer de plus horrible, ny de plus cruelle.

 

Ce furent aussi les fruicts de l’ambition de Pierre de Gauerston,
& des Espensers ou Despensiers au mesme Royaume :
de Dom Aluares de Luna en Castille, & d’autres,
dont il sera parlé cy apres.

Or faut il dont qu’aussi tost qu’il y a des sousleuemens,
sous pretexte de la mauuaise administration des Ministres,
ou à cause de la faueur que le Prince faict l’honneur
de porter à quelques-vns particulierement, ils quittent la
place, afin d’oster le pretexte aux broüillons ? la condition
des Princes, & de leurs Ministres seroit beaucoup
plus miserable, que celle des particuliers ; mais ce que ie
dis, est, que quand l’Estat des affaires est tel qu’on ne les
peut sauuer, ou empescher quelque grand inconuenient
sans cela, les Ministres & Fauoris doiuent lors tesmoigner
ce qui est de la sincerité de leur affection, & sacrifier
librement & franchement leur fortune à la tranquillité
publique, si elle depend de là, & si elle ne se peut acquerir
autrement que par leur éloignement.

Car cessant ceste consideration, il ne seroit point raisonnable
que sur les plaintes & mouuemens de quelques
volontaires, les Ministres & Conseillers du Prince fussent
contraints d’abandonner leurs charges, moins encor que
le Prince vint à les abandonner. Car si cela auoit lieu, il
n’y auroit iamais Ministre ny Officier qui dépendit du
Prince, & tascheroient plûtost tous à s’appuyer de ceux
qui par leurs plaintes, mescontens, & sousleuemens, les
pourroient conseruer ou ruiner, que de la bonne volonté
du Prince, si elle estoit si foible & si aisée à ébranler, &
en ce faisant il n’y auroit rien de ferme ny d’asseuré aux
affaires du Prince. O que pour lors les factieux auroient
bon temps !

Mais il est temps de venir à la derniere partie du sujet,
qui concerne le deuoir des subiets en cas de sousleuemens
de troubles, sous pretexte du gouuernement & de la
& andeur des Fauoris. Car encores qu’ils abusent souuent

-- 8 --

de leur bonne fortune, ainsi que nous auons remarqué, &
qu’en ce faisant ils soient causes de beaucoup de desordres ;
si est ce que souuent aussi on leur en fait à croire,
& leurs actions sont calomniées & tirées en enuie par
ceux qui ne peuuent s’accommoder à l’Estat present, &
qui ont d’autres desseins contre le repos & bien public :
Et d’ailleurs il n’appartient point à toutes sortes de personnes
de porter la main à ces maladies, & d’entreprendre
de leur propre Chef la reformation d’vn Estat.

 

Maintenant donc que tout est plein de troubles & de
discordes, presuposons qu’il se brasse quelque grande coniuration,
que pour la faire reüssir, l’on excite les peuples,
l’on publie des Manifestes, tels que l’on fait tous les iours :
Là où on se plaint, des deportemens & actions d’aucuns,
qui s’estans glissez en l’amitié du Prince, se sont comme
saisis de son Authorité, pour se maintenir en la grandeur
qu’ils ont vsurpée ; & ont la hardiesse & le pouuoir d’esloigner
de la priuée conuersation du Souuerain, non seulement
les Princes & la Noblesse, mais tout ce qu’il a de
plus proche, n’y donnant accez qu’à ce qui est d’eux ; qu’il
n’y a plus personne qui ait part en la conduite & administration
de l’Estat, ny qui exerce entierement sa charge,
ayans les vns esté despoüillez du titre de leur Dignité, &
les autres du pouuoir de leur fonction, encore que le nom
vain & imaginaire leur soit demeuré ; que l’on a forcé plusieurs
Gouuerneurs des Prouinces, Capitaines des places
fortes, & autres Officiers, de quitter & remettre leurs
Charges, moyennant quelques recompenses de deniers
qu’ils ont receu contre leur gré & volonté ; si bien qu’il
n’y a plus personne qui se puisse asseurer, & qui ne soit en
crainte qu’on ne luy rauisse & oste des mains sa Charge ;
qu’ils ont aussi tiré à eux tout l’or & l’argent des coffres du
Roy : qu’il tiennent à leur deuotion tous les grands Partis
& ceux qui les manient, qui sont les vrays chemins pour
disposer de la Couronne, & la mettre sur la teste de qui
bon leur semblera ; Que par leur auarice il est aduenu qu’abusant

-- 9 --

de la facilité des subiets, l’on s’est pû deborder à
plus griefues surcharges & impositions, naissantes de iour
en iour à l’appetit de leurs volontez déreglées :

 

Sur quoy ceux du party contraire declarent auoir tous
iuré & sainctement promis de tenir main forte à ce que
les Parlemens soient remis en la plenitude de leurs cognoissances :
& tous subiets du Royaume, maintenus en
leurs Gouuernemens, charges & offices ; que tous deniers
qui se leueront sur le peuple, soient employez en la defense
du Royaume, & à l’effect auquel ils sont destinez &
bref qu’ils se sont assemblez pour la restauration de l’Estat,
manutention des bons, & punition des mauuais,
protestans que ce n’est contre leur Souuerain qu’ils portent
les armes, ains pour la tuition & defense de sa personne,
de sa vie & de son Estat pour lequel ils iurent tous, &
promettent exposer leurs biens & leurs vies, iusques à la
derniere goute de leur sang, &c.

Qu’est il de faire la dessus ? voila de bien beaux pretextes ;
voila bien des maux dans l’Estat : les laissera-on inueterer ?
& se rendre incurables ? C’est vn chancre, qui deuorera
le Royaume, s’il n’y est pourueu. Voila des excellens
Medecins qui se presentent ; ils ne requierent que vostre
assistance, & vous verrez les bons effects de leur industrie,
& de la bonte de leur medicamens. Il ne faut point
laisser eschapper vne si belle occasion Le mal presse, & si
on n’y met bien tost la main, il n’en faudra plus parler cy-apres.

Pour se desuelopper de ces paralogismes il faut considerer
deux choses ; ce qui est du deuoir ; & ce qui est de
l’vtilite.

Quant au deuoir, il y a certaines reigles, & certaines
adresses, lesquelles si on suit, on ne sçauroit iamais faillir.

Premierement donc, il se faut ressouuenir de ce que
nous auons monstré cy deuant ; & considerer s’il est pour
lors loisible de se sousleuer contre le Prince.

Cela presuppose ; il faut examiner, si en prenant le

-- 10 --

armes contre des gens que l’on voit abuser de la faueur du
Prince, & ruiner ses affaires, on se sousleue veritablement
contre le Prince, surquoy l’on dit, qu’il faut considerer
deux choses, les personnes que l’on attaque, & les
causes pour lesquelles on les attaque.

 

Quant aux personnes, ce sont, disent ils, des Conseillers
corrompus, ou des Fauoris auares & ambitieux,
& non pas la personne mesme du Prince, la majesté duquel
au contraire on reuere, comme sacrosaincte & inuioble.

Et quant aux causes de ces troubles & sousleuemens,
ce sont, le zele que l’on a au public, & l’affection que l’on
est obligé d’auoir à la conseruation de la personne du prince,
& au bien de ses affaires, d’où on conclud que tant
s’en faut que ces sousleuemens se fassent contre le prince,
qu’au contraire le but de ceux qui les font, est de seruir le
Prince, de le tirer de seruitude, de faire le bien de ses affaires,
& en oster le desordre.

Pour ne se point laisser surprendre à ces apparences, il
y a plusieurs choses à remarquer.

Et premierement, il se faut ressouuenir de ce que nous
auons traitté és matieres precedẽtes ; que la puissance des
armes estant entre les mains du Souuerain, il n’est loisible
à aucun particulier de quelque qualité qu’il soit d’y porter
la main pour ses interests, sans sa permission & son authorité.
Si vn particulier tue vn homme le plus notoirement
meschant & scelerat du monde, & que le magistrat
feroit mourir par vn supplice exquis, il sera neantmoins
puny comme homicide. Et il sera loisible à des particuliers
de prendre les armes, & les faire prendre aux autres
subiets du Prince contre des gens qu’ils disent abuser de
leur pouuoir, authorité ou faueur, & en ce faisant mourir
vn million de personnes ; cela est trop rigoureux & ne se
peut soustenir.

En second lieu, il faut considerer, si ceux que l’on attaque
sont assistez de la bonne volonté du Prince ou non,

-- 11 --

S’ils sont assistez & protegez par le Prince, vous ne les
pouuez attaquer sans offenser le Prince mesme, & quelque
fois sans l’attaquer directement Et de faict, quand
le Comte de Montfort, & les autres Seigneurs d’Angleterre
liguez, gagnerent la bataille sur Henry III. & le
prirent prisonnier auec son frere Roy de Allemagnes,
ainsi que quelques vns les appelloient en ce temps-là, ils
monstrerent bien qu’encores qu’ils ne se fussent sousleués
que contre les Ministres & Fauoris, si est ce que finalement
ils n’auoient point fait de difficulté de s’attaquer à sa
propre personne. Ie sçay bien que sur la fin ils firent tout
ce qu’ils peurent pour auoir la paix, & qu’ils ne donnerent
ceste bataille, sinon lors qu’ils virent qu’il n’y auoit
plus d’esperance de grace ; mais leurs sousleuemens
auoient porté les affaires à ce poinct-là.

 

Or, quand on n’en viendroit point iusques à ces extremitez,
toutesfois puis que le Prince veut conseruer les
Ministres & Fauoris, contre lesquels vous faites vostre
partie, il faut aduoüer que vous ne pouuez faire reüssir
vostre dessein sans forcer le Prince.

Ouy : Mais le Prince est trompé par ces gens là qui luy
charment l’esprit, & luy persuadent ce qu’il leur plaist.

Ie veux que cela soit : si est-ce que c’est le Prince qui les
protege, & qui les assiste. Ie veux que ce soit le Prince
trompé, le Prince mal conseillé : Mais c’est le Prince
neantmoins qui veut cela : C’est le Prince persuadé.

Dites moy, si en vostre maison vous auez vn Secretaire,
vn Gentil-homme, vn valet qui vous fasse accroire
qu’vn de vos autres domestiques vous sert mal, & là dessus
vous persuade de le mettre hors de vostre seruice ; si ce
domestique innocent & calomnié fait party dans vostre
maison pour se maintenir, s’il se saisit d’vne de vos forteresses,
& y tient bon : & que là dessus il dise, qu’il ne tient
point ceste place contre vous qui l’assiegez, & qui luy
commandez d’en sortir, mais contre vn mauuais seruiteur,
qui vous possede, qui manie vostre esprit, ainsi que

-- 12 --

bon luy semble, vous contenterez vous de cela ? ne luy
courrez vous point sus, en bonne iustice ne luy ferez vous
point faire son procez ?

 

Ie dis plus, Vous qui vous plaignez du gouuernement
de ces personnes qui sont aupres du Prince, prenez garde si
vous vous plaignez de vostre mouuement, & si vous n’auez
point esté surpris par quelqu’vn qui soit interessé, si
quelqu’vn de vos amis & en qui vous vous confiez, n’abuse
point de vostre facilité, soit pour quelque mescontentement
particulier, soit pour quelque autre cause, qui
le pousse à desirer de la broüillerie C’est vous neantmoins
qui agissez, c’est vous qui remuez, c’est vous qui broüillez
auec les autres.

En 3. lieu, (ie parle en general Il faut considerer que telle
a esté perpetuellement la coustume de ceux qui ont voulu
se preualoir de l’amitié des peuples pour leurs propres
interests d’excepter la personne du Prince, de protester
au contraire, qu’il n’a point de meilleurs ny de fideles seruiteurs
qu’eux. Car de s’attaquer directement au Prince,
ils seroient mal suiuis. Il n’est point aisé d’effacer la veneration,
que ce nom sacro sainct imprime és esprits des
hommes.

Et aussi on a veu à quoy ont abouty la pluspart des sousleuemens,
qui ont esté meus sous tels pretextes. Nous
auons souuent parlé des troubles d’Angleterre. Ceux qui
s’esleuerent contre Henry III. ne se plaignoient au commencement
que de ses Ministres & Confidens, mais en
fin ils en vinrent si auant, qu’ils menacerent le Roy mesme,
s’il ne chassoit l’Euesque de Vincestre, Pierre de Rineual,
& les autres, de qui ils se plaignoient.

L’histoire d’Edoüard II. & de Richard II. est notoire :
On sçait par où ces troubles commencerent & comment
ils finirent.

Ie ne veus point dire qu’on en veüille venir si auant :
mais c’est chose qui est souuent aduenuë, & à laquelle il
faut prendre garde.

-- 13 --

Mais il faut passer à l’autre poinct concernant les causes
de ces troubles & sousleuemens : Car c’est par là que l’on
peut iuger des intentions, & où sont les pieges les plus
dangereux pour surprendre la simplicité & l’innocence
des peuples : Et faut aduoüer qu’il n’y a personne, qui lisant
ces motifs, & voyant tãt de maux & de desordres entassez
les vns sur les autres, l’Estat menacé de ruine & de bouleuersement,
ne soit touché, & ne preste l’oreille à ces doleances,
s’il n’est fort aduisé & rompu en telles affaires.

Pour descouurir le tout, & ne s’y point laisser surprendre,
il y a quelques obseruations à faire.

Et premierement, quant au bien public, c’est vn masque
si vieil & si vsé, que c’est merueille que l’on s’en puisse
encor auiourd’huy seruir. Vn homme qui veut remuer, qui
veut entreprendre, ne parle iamais de ses interests, il ne
parle que du public. Il publie les maladies d’vn Estat, &
les publie beaucoup plus perilleuses qu’elles ne sont. S’il
y a la moindre fiévre, il dit que c’est vne corruptiõ vniuerselle
d’humeurs, que c’est vne peste : Il remarque les fautes
de ceux qui gouuernent, & s’ils ont erré en la moindre
chose, il en fait des horreurs : Il leur attribuë tous des
maux que la caducité d’vn Estat, ses humeurs corrompuës,
& sa mauuaise disposition ont accoustumé de former :
Il impute au medecin les fautes du malade, sa desobeyssance,
son déreglement, & sa mauuaise constitution.
Et n’en demeure point là, car s’il n’y a point de mal, il en
suppose. Il fait bien pis : Car les meilleures actions, il les
fait iuger mauuaises par ses cauillations & interpretations
calomnieuses. Là dessus, il deplore la calamité du peuple,
sa misere, son oppression ; & aprés auoir débauche les esprits,
finalement il se declare leur protecteur, & proteste
publiquement qu’il veut exposer sa vie, ses biens, ses
honneurs pour leur liberté & soulagement.

C’est ainsi qu’en vsa Absalon voulant entreprendre contre
son pere propre. S’il y eut iamais Prince accomply,
pieux, debonnaire, soigneux de rendre la Iustice auec

-- 14 --

droicture & equité, ç’a esté Dauid, auquel Dieu mesme
rend ce tesmoignage, qu’il l’a trouué selon son cœur. Et
neantmoins son fils s’en va au matin à l’entrée des portes,
il interroge les passans de l’estat de leurs affaires ; il trouue
leur cause bonne ; mais il déplore leur condition, en ce
qu’ils n’ont point de bons Magistrats, & que le Roy Dauid
son pere n’a point soin de leur faire rendre Iustice. O
si i’estois en sa place, dit-il, que ie iugerois équitablement.
Voila vn homme fort soucieux du bien public, &
de la reformation de la Iustice.

 

C’est ainsi que tous les autres, qui ont voulu opprimer
la liberté publique, ou entreprendre contre les puissances
superieures, ont procedé ; ce que nous auons remarqué
plus particulierement cy-deuant.

Il n’y eut iamais homme qui parlast mieux du bien public,
que le Roy de Nauarre, du regne du Roy Iean ; que
le Duc de Bourgongne, du regne de Charles VI. Que le
Comte de Charolois & autres Princes Liguez contre
Louys XI. Et finalement que ceux dont nous auons parlé
dans ce discours. Mais ô Dieu, quel zele au bien public !
Qu’il ont bien monstré que ceux qui se laissent abuser par
tels discours ne sont gueres fins !

Pour donc ne se plus laisser surprendre par ces gens-là,
il faut s’informer de deux choses principalement ; Quels ils
sont, & quels peuuent estre veritablement leurs desseins.

La consideration des personnes peut de beaucoup seruir :
Car si on trouue que ceux qui crient contre le gouuernement ;
qui disent qu’il a besoin de reformation, & qui
s’offent pour cela, soient ou gens vicieux & corrompus,
ou imprudens & estourdis, ou sans ordre & sans regle en
leurs affaires ; ou adonnez à leurs interests ; ou finalement
excessiuement auares, ou excessiuement ambitieux, qui
sera l’homme si simple de se laisser persuader que telles
gens ayent vne grande passion pour le bien public, & que
ce soit cela qui les faict esmouuoir ? Pour donc reuenir à
nostre sujet, il faut que ie dise vn mot à ces personnes ambitieuses

-- 15 --

qui sous faux pretextes causent des sousleuemens
parmy les peuples, & excitent les Princes par leur mauuaises
raisons à consentir à leurs pernicieuses pretensions.
Ie vous suplie, Messieurs, qui estes bien aise de pescher en
eau trouble, qui criez que tout est perdu, que peu de gens
ont tout le credit, tout le pouuoir ; ie vous supplie, dis je,
de considerer l’estat de vos maisons ; si les affaires y sont
bien conduites, si chacun y fait sa charge, si les plus gens
de bien sont ceux qui ont plus de croyance pres de vous,
s’ils sont les plus cheris, les plus employez, les mieux recognus.
Si au contraire, vous n’auez point quelqu’vn qui
vous gouuerne plus paisiblement que les autres, & qui en
tire plus de gratification ; si celuy là est point ordinairement
le plus vitieux, le plus flatteur, le plus trompeur, &
celuy qui vous pille le mieux.

 

Vous dites que le Prince se sert de Conseillers corrompus,
& mal-affectionnez à son seruice. Et de qui vous seruez-vous ?
Tous vos Officiers sont ils gens de bien au
contraire, est ce point vne merueille, quand vn homme
de bien, qui veut viure en sincerité, qui craint de blesser
sa conscience, se peut conseruer dans le tracas & les intrigues
de vostre seruice ? Ce sont des plaintes que nous oyons
tous les jours, & toutes fois nous n’auons point encor oüy
dire qu’on ait pris les armes à l’encontre de vous pour cela ;
& si quelqu’vn l’auoit fait, vous l’auriez mal mené, ou auriez
eu recours à la Iustice du Prince pour le chastier. Et
quoy ? vous ne pouuez gouuerner vos affaires particulieres
sans desordre, sans plaintes, sans doleances de ceux qui dépendent
de vous, & vous voulez qu’en vn grand Estat, en
vn grand Corps, il n’y ait point de desordre & de mal entendu.
Iugez si vostre desir est iuste.

Mais quoy ? N’y a t’il point quelque homme de bien, &
qui soit veritablement touché du zele du bien public entre
tous ? Si la bonne intention des vns est vn argument contre
ces sortes de troubles, la bonne intention des autres doit-elle
point estre vn argument pour les approuuer ?

-- 16 --

Cette consequence n’est peint bonne, Car premierement
il est vray, que pour vn qui a l’intention droite, il y en a dix
qui l’ont entierement peruertie & corrompuë Et à ce propos
il se faut ressouuenir de ce que nous auons remarqué
icy deuant, par ans de autres pretextes de seditions, qu’encores
que les gens de bien ayent ordinairement plus de sujet
d’estre mal-contens que les autres, si est ce qu’il arriue
peu, qu’il brassent aucune faction car outre que la vertu
n’est point seditieuse, aussi puis qu’il se trouue infiniement
moins de gens de bien & vertueux, que d’autres, leur party
seroit trop foible.

Il est vray que l’on a veu souuent plusieurs gens de bien
enueloppés dedans ces factions, où leur courage & la haine
du vice les auoit porté ; mais cela n’est point vn des effets
de leur probité, mais plutost de leur erreur.

Secondement, tout ce qui se fait à bonne fin n’est point
toûjours bon, combien que ce qui se fait à mauuais dessein
soit toujours mauuais en soy, & ne soit iamais bon, que
par accident. Il faut joindre à la bonne intention la bonne
procedure, & faut que ce qui est bon en soy, s’execute par
bons moyens & correspondans à la bonne intention.

Or aprés auoir consideré la qualité des personnes qui
s’offrent pour reformer vn Estat, il faut venir aux vrayes
causes ? & tascher de les distinguer d’auec les pretextes : à
quoy seruira beaucoup la consideration que nous venons
de toucher de l’humeur & comportemens de ces gens là.
Mon dessein n’est point icy d’entrer aux causes principales
& plus importantes, qui ont formé ces discordes : ie ne
toucheray que les moins precieuses, qui ont seruy neantmoins
à tels souleuemens. Car entre ceux qui se plaignent
de l’Estat des affaires & du gouuernement ; vous trouuerés
que les vns descrient ceux qui sont dans les affaires ; ou
qui ont le gouuernement, afin d’entrer en leur place, d’autres
estiment que leurs seruices ne sont point recognus, &
qu’ils ne reçoiuent point vn traittement égal à leurs merites ;
d’autres se promettent des charges, des gouuernemẽs,

-- 17 --

des emplois fructueux ; d’autres sont mal en leurs affaires,
& ont besoin d’vne guerre ciuile : Et finalement il y en a
d’autres que l’enuie seule empesche de pouuoir porter auec
patience la fortune de ceux qui sont en faueur ou dedans
la creance.

 

Donc tous ces pretextes estans recognus, est ce point
vne grande simplicité aux peuples de s’émouuoir & se
brouiller sur les plaintes de ces gens-là, & de troubler le
repos public, pour leurs interests ?

Oüy, mais n’y a t’il point de l’iniustice de voir ceux qui
par leur naissance, & à cause de leurs charges doiuent tenir
les premiers rangs dans l’Estat, & auoir la principale
direction des affaires, estre reculez ; cependant que des
gens qui ne sont pas de leur qualité, sont en faueur & employez :
voila qui est plausible : mais il y a encor beaucoup
de choses à dire la dessus. Car premierement, ie veux
qu’on vous fasse quelque espece de toit : ie veux que vous
soyez plus capables que ceux qui sont employés : ie veux
que vostre qualité vous donne plus de part aux affaires que
celle que vous y auez : Bref ie veux que vous ayez sujet de
trouuer quelque chose à dire en ce qui se passe, & au traittement
que l’on vous fait : Ie nie toutefois que pour cela
nous soyons obligez de prendre les armes, c’est à dire, que
pour oster vn tel desordre, nous deuions introduire vne rebellion,
que pour vous faire trouuer vostre contentement
nous deuions hazarder ce peu de bien qui nous reste, &
mettre le feu aux quatres coins de l’Estat. En second lieu,
prenez garde si vous mesmes auez point beaucoup contribué,
pour faire naistre ces desordres : Si vous n’auez pas
mal vsé de la liberté que vostre qualité vous donnoit vers
le Prince, pour luy faire entendre & comprendre la consequence
de ce qui se passoit. Si au contraire vous auez point
par des soumissions honteuses & seruiles, éleué de ceux de
qui vous vous plaignez.

Or ie passe maintenant à l’autre point & soustiens que
ces sousleuemens repugnent au deuoir, mais mesme qu’ils

-- 18 --

ont le plus souuent les euenemens tout contraires ã l’vtilité
que l’on s’en estoit promis.

 

Et I pour ce qui regarde les Grands, l’histoire nous apprend,
que combien que leurs sousleuemens ayent souuent
esté suiuis à la longue de la ruine des Fauoris, ou des
Ministres, contre lesquels ils s’estoient sousleuez : si est ce
qu’ils ont aussi esté ordinairement tres funestes à ceux qui
s’estoient liguez contr’eux. C’est l’histoire du Satrape
Molo, qu’Antiochus défit en bataille, iceluy estãnt reuolté
à cause de Hermias. C’est l’histoire du Comte de Monfort
& de son Fils, sous Henry III. d’Angleterre : de Thomas
de Lanclastre, & autres tres-grands Seigneurs, sous
Edoüard II. Des Princes & Seigneurs de Castille sousleuez
contre Dom Aluaro de Luna, & d’infinies autres. Et
la raison de cela est manifeste : d’autant qu’vn Prince qui
void que ses Sujets luy veulent donner la loy, se roidit dauantage,
& voyant que le pretexte de leurs sonsleuemens,
est l’affection qu’il porte à quelques vns, & la bonne opinion
qu’il a de ses Ministres, il croit estre obligé de les proteger
plus opiniastrement, & de se lier plus estroitement
auec eux.

Mais quoy ? faut-il donc souffrir que ces gens gourmandent
tout le monde ? qu’ils abaissent les Grands : & qu’ils
abusent de leur fortune insolemment ?

Vous auez les voyes legitimes : les remonstrances respectueuses
& genereuses ; & si tout cela ne reüssit point, il
faut que vous remontiez plus haut, à la cause & à la source
des mal heurs : & faut icy que l’esprit Courtisan s’humilie,
& qu’il escoute la voix de son Confesseur.

Vous voyez l’authorité & la conduire des affaires entre
les mains de gens, que vous en iugez incapables, ou qui
abusent de leur pouuoir ou de leur fortune. Vous ne tenez
point le rang que vostre naissance, & vostre qualite sembloit
vous donner. Mais entrez en vous, & considerez, si
vous auez point quitté & abandonné vous mesmes ce rang
& cette qualité ? si au lieu de porter vostre esprit à ce à quoy

-- 19 --

vostre naissance vous appelloit pour bien & vtilement seruir
vostre Prince, & procurer le bien de son Estat, vous ne
vous estes point addonné à toute autre chose. Considerez
si vos intentions ont esté bonnes & bien sinceres : si lors
que vous auez desiré auoir part au gouuernement, ç’a esté
pour redresser ceux qui failloient, & faire mieux, Considerez
encor si vous faites iustice à ceux qui dependent de
vous, & si vous distribuez vos graces, vos faueurs, vos
bien-faits à ceux qui vous seruent plus fidelement, & qui
le meritent le mieux. Que si vous trouués au contraire que
vostre seule ambition, vos interests particuliers vous ont
imprimé ce desir : que vous n’auez aspiré à cela, que pour
en profiter, pour y faire vos affaires : Qu’en l’établissement
de vos maisons, vous ne suiuez autre regle que celle de vostre
volonté, & de vostre passion : Ne trouuez point estrange
si Dieu, qui cognoist le cœur de l’homme, & qui sonde
ses reins, vous semble assuietiir à ceux, sur qui regulierement
vous deuiez auoir le commandement, & si on vous
mesure de la mesme mesure que vous mesurés les autres.
Ce sont fleaux dont Dieu chastie l’orguẽil, la nonchalance,
la lascheté des Grands, & les pechés des petits. Et par
tant tous vos mouuemens, tous vos sousleuemens, toutes
vos pretensions ne seruent de rien. Il faut que vostre déliurance
vienne d’ailleurs, il faut remonter plus haut, retrancher
la cause & la source de ce mal, & ne point prendre la
pierre pour le bras.

 

Souuenez vous donc qu’il n’y a rien de parfait en ce
monde : qu’il n’y a Estat si bien gouuerné ny si bien regle,
où il n’y ait toûjours beaucoup à redire. C’est vn Oracle
ancien : Ce qui est tortu ne se peut redresser, & ce qui defaut ne
se peut nombrer. Il faut viure dans le monde auec cette condition,
de voir infinies choses déreglées & désordonnées,
lesquels routes fois il n’est point permis à tout le monde
d’entreprendre de redresser. Et qui est si sage, si aduisé, si
parfait d’entre tous, en la conduite duquel on ne remarque
infinies fautes ? Où est la maison si bien ordonnée, en la

-- 20 --

quelle on ne trouue beaucoup de defauts ? Que si cela est
veritable en vn si petit corps, pour quoy voulés-vous qu’en
vn grand Corps il ne s’engendre aucunes mauuaises humeurs ?
qu’il ne soit sujet à aucunes maladies ! que chacun
de nous donc trauaille à se reformer, & repurger le desordre
de sa maison, & puis nous penserons au public.

 

Mais le pis que ie vois en cela, est, que ce ne sont point
tousiours les plus gens de bien qui se plaignent de la corruption
du siecle : mais souuent les plus vicieux, les plus
mal-habiles, les plus corrompus. Tu cries, que tout est
perdu ; que la vertu n’est point recogneuë, que les faueurs
sont distribuées à personnes indignes ; que les affaires sont
entre les mains de petites gens, ou gens incapables. Et
qui est tu qui dis cela ? Ne vois-tu pas ton Valet, ton Laquais
derriere toy qui se plaint de la fortune, de l’auoir
assuiety à vn si sot homme, qui par les Loix de la nature
deuoit seruir à celuy qui le sert, & qui est beaucoup plus
habille homme, & plus homme de bien que luy ? Tu pense
sous ombre que ton pere t’a laissé du bien, & qui peut estre
s’est damné pour te l’acquerir ; sous ombre qu’il t’a
laissé vn bel office, vne belle charge en laquelle tu n’entends
rien, & dont tu es indigne : sous ombre que tu as vne
grande Prelature, où tu es entré par Simonie, ou autre
mauuais moyen ; Tu pense, dis je, estre vn grand personnage,
& auoir droict de controoller les actions mesmes du
Souuerain. Et tu ne vois point tant de gens de bien, tant
de gens de valeur, tant de gens de sçauoir & de vertu, qui
pour auoir voulu se contenir dedans les bonnes de la Iustice
& de la prud’hommie, font contraints de supplier, de te
respecter, & de te supporter, ou plustost mesmes de venerer
toutes tes impertinences. Et cependant tu te plains
que les grandes Charges, les Dignitez, les grandes faueurs
ne sont point bien distribuées, tu publies que l’Estat
a besoin de reformation, & tiens ces discours dedans vn
cabaret, & vne place d’vsure.

Or toutes ces plaintes, & crieries ne seruent point à

-- 21 --

guerir le mal ; mais au contraire à l’aigrir dauantage, & à
en exciter vn autre beaucoup plus furieux : il faut faire autre
chose, & comme ie disois tantost en parlant aux
Grands, il faut remonter à la source de tous ces maux, laquelle
nous trouuerons chez nous mesmes.

 

Ce n’est point que ie vueille dire que l’on doiue idolatrer
apres ceux que l’on croit indignes des grandes charges,
& des grandes faueurs : mais ce que ie dis est, qu’il y
a vne grande difference entre vne veneration seruile, &
vne ferocité effrenée. Ie tiens celuy là vrayement homme
de bien, & d’vn bon courage, qui s’abstenant de rechercher
par des moyens honteux & indecens les bonnes
graces de telles gens, s’abstient pareillement de toutes
menées & pratiques qui peuuent blesser l’authorité Souueraine,
& troubler le repos public.

Nous auons remarqué cy dessus que les affaires du Roy
Charles VIII furent assez mal gouuernées pour quelque
temps, par des gens de petite estoffe, & de peu d’experience.
Nous auons pareillement remarqué qu’encor que
le Cardinal d’Amboise fust vn fort sage Seigneur, d’vne
extraction tres illustre, & d’vn genereux courage : neantmoins
és negotiations d’Italie, & particulierement de
Rome, sa qualité & ses interests luy firent faire de grandes
fautes, & fort preiudiciables aux affaires du Roy Louys
XII. son bon Maistre, & que ce Seigneur seruoit auec
affection & fidelité. Nous sçauons aussi combien a cousté
à la France l’affection particuliere que François. I. portoit
à certains Seigneurs, desquels il prefera l’aduis à celuy de
ses plus sages plus aduisez & plus experimentez seruiteurs,
à sa iournée de Pauie : Mais nous n’auons point appris
que pour cela on se soit mutiné, ny sousleué contre
ses Ministres & Fauoris auec la ruine totale des peuples &
de l’Estat Ils auoient encor l’exemple tout recent de la
guerre du bien public, sous Louys XI. & de la guerre de
Bretagne, à cause de la Regence de Madame de Beaujeu,
durant le bas aage de Charles VIII. ce qui auoit fait connoistre

-- 22 --

quels estoient les fruicts de tels souleuemens, mal
fondés, & entrepris sur de mauuais pretextes.

 

Mais pour retourner à vous, Peuples, il faut que ie vous
dise que si vous voulez vous abandonner temerairement à
la volonté de ces personnes, vous vous éloignés bien loin
de vostre repos & vtilité. Car enfin, pour parler auec sincerité
& franchise, qu’esperez-vous de tous ces remuëmens ?
Pensez vous de la sorte, forcer le Prince à se défaire
des Conseillers qui le seruent, & qui ne sont coupables
que dans l’imagination des seditieux : & s’il vient à s’en defaire,
estimés vous que ceux qui entreront en leur place
doiuent faire mieux à vostre gré & selon vostre desir. Pauures
gens, six mois de guerre & de trouble vous apporteront
plus de miseres que vingt ans de faueur, ou de gouuernement
de ces gens-là. Ouy, mais ils pillent tout, ils
rauagent tout, ils espuisent toutes les Finances ; cela est vn
fort grand mal, & vn grand desordre à la verité ; Mais ie
n’ay point encor apris qu’vne guerre ciuile soit vn moyen
de restablir les Finances, ny de vous garantir des pillages
au contraire, quand vous dites qu’ils pillent & ravagent
tout, vous empruntez les termes des miseres & calamites
de la guerre.

Ie ne sçaurois maintenant sans soûpirer, ietter les yeux
sur toy, pauure ville de Paris, qui comme la Capitale du
Royaume, donne le mouuement à toutes les autres, &
par l’exemple de ton esclauage, porte les autres dedans
les fers & les souffrances continuelles. Faut il donc que
tu gemisse d’auantage captiue de tes propres liens &
que cét Empire le plus florissant de la terre, soit asseruy
à la passion & la cruauté d’vne multitude de gens
corrompus & peruertis, qui ne respirent que la perte,
des peuples, & qui comme des harpies, détruisent &
rauagent tout le pays, n’embrassans que leurs propres
interests, & ne se rangeans ny d’vn costé ny d’autre ?
Toutes les nations estoient abbaissées dans l’admiration
de tes projets, ils ne sont maintenant que dans les plaintes

-- 23 --

& les regrets de voir toute cette gloire fletrie parmy
les torrens de malheurs & d’infortunes. Il ne reste
plus maintenant que l’ombre & les apparences de tant
de merueilles que tu possedois pardessus les autres villes.
Tu me fais ressouuenir de ces belles Comettes, qui pour
quelques mois luisent la haut en l’air, tant que dure la
matiere combustible dont elles sont composées : Nous
voyons paroistre leur belle cheuelure, elles sont mesme
souuent plus agreables, que les Estoilles de ce grand
Firmament ; mais dedans quelque temps cette Comette
se perd, se dissipe, & disparoist à nos veux, laissant
seulement aprés soy matiere de discours, comme elle
auoit donné pendant le temps de sa subsistance, de l’admiration.

 

Et de plus pour comble de tes malheurs, Tu as veu
ta Iustice foulée aux pieds, les Arrests de ton Parlement
honteusement déchirez : tu as veu deuant tes yeux
des parricides execrables, violer les Loix de l’obeïssance
& respect, pour attaquer les plus fideles & les plus courageux,
perir vne infinité d’innocens, que la seule passion
des seditieux auoit rendu coupables : tu as, dis je,
souffert ceux qui ne peuuent procurer que du mal, at
tirer l’ire de Dieu, & la haine des nations. Et si tu me
demande la cause de tous ces desordres ; ie te diray que
tu es trop indulgente : Tu te contente de rompre vne
petite branche, & tu laisse le gros de l’arbre, qui tous
les jours en produira de nouuelles. Il faut arracher l’arbre,
pour oster la racine d’vn mal si inueteré : Il y a
trop long temps que tu differe, & que tu souffre, abusée
dans vne vaine esperance. Tu remarque bien toutes ces
choses : mais ta trop grande bonté t’arreste le bras eleué
contre ces Coupables, pour leur faire payer de leur
sang la Iustice deuë à tant de sang épandu de tous costés,
& qui crie vangeance deuant Dieu.

Prend donc ce subjet de rentrer en toy-mesme, &
ayant bien & meurement consideré la cause & la source

-- 24 --

de ces guerres, arreste le cours de tous ces malheurs
par l’expulsion de ces Seditieux, qui ne veulent que ta
ruine & ta destruction, afin que tu puisse ioüir de la
Paix & tranquillité publique, possedant auec contentement
la Presence de ton Roy, & de tes Princes
fideles.

 

FIN.

Section précédent(e)


Anonyme [1652], LE FIDELE EMPIRIQVE OV LE PVISSANT HELLEBORE D’VN ANTI-MACHIAVEL : Pour contenter les Mal-contens de l’Estat, & affermir la Liberté des Peuples. "Cœcus est qui Veritatem odit." , français, latinRéférence RIM : M0_1387. Cote locale : B_18_33.