Anonyme [1649], LE MIROIR DES SOVVERAINS OV SE VOID L’ART DE BIEN REGNER, ET QVELLES SONT LES PERSONNES qu’ils doiuent élire pour estre leurs Commensaux, leurs Domestiques, leurs Seruiteurs, leurs Conseillers, & leurs Ministres d’Estat. QVEL EST LE DEVOIR DE TOVS ces diuers esprits; & quelle doit estre leur recompense. , françaisRéférence RIM : M0_2478. Cote locale : C_6_21.
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LE MIROIR
DES SOVVERAINS
OV SE VOID L’ART DE BIEN
REGNER, ET QVELLES SONT LES PERSONNES
qu’ils doiuent élire pour estre
leurs Commensaux, leurs Domestiques,
leurs Seruiteurs, leurs Conseillers, &
leurs Ministres d’Estat.

QVEL EST LE DEVOIR DE TOVS
ces diuers esprits ; & quelle doit estre
leur recompense.

A PARIS,
Chez FRANCOIS NOEL, ruë Saint Iacques,
aux Colomnes d’Hercule.

M. DC. LXIX.

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LE MIROIR DES
Souuerains, où se void l’Art de
bien Regner, & quelles sont les
personnes qu’ils doiuent élire
pour estre leurs Commensaux,
leurs Domestiques, leurs Seruiteurs,
leurs Conseillers, & leurs
Ministres d’Estat.

QVEL EST LE DEVOIR DE
tous ces diuers esprits ; & quelle doit
estre leur recompense.

LA prudence est vne habitude de
l’entendement, qui ne s’occupe
iamais qu’à rechercher les expediens
plus conuenables, pour arriuer
à la fin qu’on s’est proposée. Et ie ne
croy pas (que nous prenions le soin de chercher
les veritez dans leur principe) que les
Souuerains sçachent auoir des actions, quelques

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merueilleuses qu’elles puissent estre, qui
facent tant éclatter ceste diuine vertu, que l’adresse
qu’ils ont de s’accommoder aux diuerses
inclinations de leurs sujets, & d’employer
les personnes selon la nature de leurs propres
facultez, & selon la portée de leur suffisance.
C’est pourquoy le Prince pour se mettre
au rang des Monarques les plus illustres,
doit gouuerner ses Estats de la mesme sorte
que Dieu gouuerne toutes les parties de ce
grand Vniuers, & disposer de ceux qui doiuent
viure sous ses loix, ainsi que cét adorable
Seigneur dispose de ses creatures. Pour ne
pas troubler l’ordre de la nature, sa Diuine
Majesté esclaire auec le Soleil, brusle auec le
feu, arrouse les campagnes auec les eaux,
produit des fleurs & des fruits auec la terre
& les saisons, & si elle entretient la paix de
tout l’estre crée, auec le concours de sa prouidence
éternelle. Aaron fut éleu son Sacrificateur,
& Moyse pour conduire les Israëlites.
Themistocles ne s’amuse qu’à faire bastir des
puissantes Cités, & Antonius ne s’exerce qu’à
battre des Nations, & qu’à conquerir des
Royaumes. Polydame est nay pour le Conseil,
& le vaillant Hector pour les armes. Lamachus
est infatigable au trauail, & Cyzienus ne
se plaist qu’à la Philosophie.

 

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Tous ceux que l’Empereur Valerian auoit designez
pour estre Chefs, furent iugez dignes
de l’Empire. Minerue fit parler Vlysses pour
persuader la paix aux Atheniens, & Pandarus
pour leur declarer la guerre. Mathias commanda
à ses enfans de prendre Simon leur
frere ponr leur Conseil, & Iudas Machabée
pour leur Capitaine. Lysimachus prit les gẽs de
Thrace & de la mer Pontique, comme les plus
hardis, & celuy qui fust reconnoistre le camp
des Phrygiens, laissa les plus vailllans, & mena
auec luy ceux qu’il croyoit estre doüez de plus
de prudence.

Les membres d’vn mesme corps, quoy que
poussez d’vn mesme esprit, ne sont pas tous
propres à vn mesme vsage. Les hommes ont
leurs effets tous differens, & nous n’auons
qu’vn seul Seigneur, qu’vne seule Foy, & qu’vn
seul Baptesme. Les vns sont appellez par l’amour,
& les autres par la crainte. Les vns ne
fondent leur salut, que sur vn esprit de charité,
& les autres sur vne esperance éternelle.
Et quoy que l’õ puisse dire, l’employ doit estre
distribué selon le talent, & la Grace selon le
merite. C’est par l’esprit de Dieu que les ordres
sacrez sont distribuez à diuers objets, que les
Roys & les Princes sont crées à diuerses fins,
& que les Prestres sont esleus à diuers vsages.

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C’est par luy que Salomon est rempli de sagesse ;
que Daniel est doüé d’entendement ;
que Ioseph est pourueu de conseil ; que Samson
est comblé de force ; que Moyse est plein
de science ; que Dauid abonde en pieté ; &
que lob ne respire que son amour & sa crainte.
C’est par luy que les Saints foisonnent en
toute sorte de vertus ; que les humbles & les
debonnaires sont les bien aymez ; que les meschans
sont iustifiez ; que les pechez sont remis ;
que les morts sont resuscitez ; & qu’il les constituë
heritiers de sa beatitude éternelle.

 

Ainsi par vne prudence qui ne doit pas
auoir d’autre modelle que la Prouidence Diuine ;
Les grands de la terre & les Princes du
monde, sont obligez pour leur bien, de s’accommoder
aux differentes inclinations de
ceux qu’ils employent aux affaires, & de proportionner
les charges aux diuers sentiments
de leur ame. Il faut necessairement qu’ils se
seruent de la hardiesse des vns, pour execuenter
les entreprises plus difficiles & plus dangereuses,
& qu’ils vsent du conseil des autres,
pour l’employer aux occasions où la valeur est
moins necessaire que la prudence. Enfin ils
doiuent mesnager si accortement les humeurs
& les passions des hommes, que cette race
populaire n’ait iamais sujet de viser qu’à leur

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profit, ny de tendre qu’à leur gloire, & ainsi
les faire insensiblement arriuer à la fin qu’ils
se sont proposée, sans leur donner aucune connoissance
des mysteres de l’Estat, ny des merueilles
de leur extraordinaire conduite.

 

Contre les Flateurs.

En second lieu, le Souuerain est estimé tres
sage, lors qu’à l’exemple de Dauid, il deffend
l’abord de sa personne à ceux qui sont d’vne
vie tres pernicieuse, ainsi que les Flateurs, qui
par leurs mauuais conseils, peruertissent tout
à fait les plus excellentes qualitez du Prince.
Ce sont des bestes veneneuses qui empoisonnent
les meilleures constitutions, & que la
mesme Sagesse met au rang des reprouuez en
plusieurs endroits des sacrez cayers de l’Escriture
Sainte. Et certes la mort de l’ame n’est pas
plus à craindre que les inspirations de ces demons
incarnez, & de ces horibles Eumenides.

Bien que ce soient des Cameleons qui prennent
toute sorte de couleurs hormis la blanche ;
des esprits qui sont l’office des furies infernales ;
des guespes qui mangent le miel
des auettes ; des faux escus qui n’ont que le lustre
& la splendeur de l’or, des poux affamez
qui fuyent les morts, si tost que le sang qui

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les nourrit est esteint ; des objets qui disparoissent
au mesme instant que leur soleil est
couché : & qu’il soit facile de les reconnoistre,
& tres aisé de se garder d’eux ; neantmoins ils
sont si subtiles par leur astuces à deceuoir vniuersellement
toute sorte de personnes, qu’il
est comme impossible de s’en pouuoir de fendre ;
d’autant que les flateries ont naturellement
l’adresse de se rendre aymables, & de se
faire receuoir par ceux qui ne font simplement
que leur pousser la porte, au lieu de la leur
fermer tout à fait.

 

Ainsi preocupez de leurs fausses loüanges,
ils se resioüissent d’en estre circonuenus, &
prenans vne pernicieuse raillerie, pour vn seruice
d’importance, ils sont dignes d’estre raillez,
& de seruir de risée à toute la terre habitable.
Mais qu’ils sçachent que la plus belle
loüange des Princes est d’auoir esté faits enfans
d’adoption par nostre Seigneur Iesus-Christ,
comme vous, & que c’est vne grace
qu’ils ne sçauroient iamais receuoir pleinement,
que de la main de celuy qui manifeste
le secret des cœurs, auant de nous donner sa
beatitude éternelle.

Si tost que le Prince se trouue sousmis aux
persuasions de ses ames flateresses, le masque
leué, elles se disposent à toute sorte de cruautez

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& barbaries, & rendant criminel qui bon
leur semble, ils luy persuadent qu’il est obligé
pour le bien de l’Estat, & pour le salut de sa
propre personne de leur renere iustice, & d’en
faire vne punition exemplaire. Tellement
qu’il ny a mal-heur, ny attentat dont les flateurs
ne soient les instrumens, ny precipice où
ils ne iettent ceux qui se laissent aller à leurs
flatteries. Ils nous tendent des pieges, deçoiuent
nostre credulité, & par leurs amadoüemens
& par leurs blandices, ils nous obligent
à la guerre contre Ramoth de Galaad, où nous
nous trouuons à deux doigts de la mort. Apres
cela ils se portent iusques à induire le Prophete
Royal Dauid à prendre iniustement le bien
du maistre, pour le donner au seruiteur, & mesme
à nous faire manger du fruict de l’arbre de
vie, contre les deffences du Seigneur, afin que
nous perissions auec ces funestes harpies.

 

En vn mot ce sont des veritables Candiots
qui demeurẽt pres de Perseus, non pas pour l’amitié
qu’ils ont pour luy : mais pour l’amour de
ses richesses. Enfin ce sont des esprits complaisans,
des amis de table, des esclaues du vin &
de la paillardise : & pour tout dire, ce sont des
cœurs sans zelle, des ames sans religion, &
des esprits sans humanité quelconque. Aussi

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pour les maux qu’ils causent, Dieu leur retranche
leur iours, & les fait choir du faiste de
leurs grandeurs, au centre de ses éternelles disgraces :
Car il détruit les propos des hommes
pernicieux, & déracine la langue de la terre des
viuans à ceux qui brassent des laschetez à leurs
freres.

 

L’homme de mauuaise foy, le flateur & le
raporteur, sont nez pour semer des dissentions
& pour des-vnir les Princes. Leurs paroles sont
des blessures secrettes, qui causent des estranges
émotions en la personne de ceux qui leur
prestent l’oreille ; & quand mesmes ils diroient
parfois, quelque verité, on leur doit imposer
silence : veu qu’ils ne parlent iamais selon
Dieu, que pour tenter ou pour seduire. Iesus-Christ
commande à Satan de se taire ; tance les
esprits immondes qui veulent rendre témoignage
de luy, & mesme il deffend aux meschans
de prendre sa parole en leur bouche. Les
clochettes qui pendoient à la robbe d’Aaron,
estoient entre-meslées de grenades, pour nous
apprendre à ne pas aimer vn son sans fruit, ny
vn discours sans vtilité quelconque. Le figuier
où il ne se trouue que des feuilles est maudit,
& doit estre bruslé iusques aux racines.

Ceux qui s’attachent auec plus de passion à

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caresser les Princes, sont ceux qui le plus souuent
troublent leurs felicitez, & qui les font
mal-heureusement d’estourner des veritables
sentiers de la iustice. Ce n’est pas en songe que
Ephestion leur aparoist, ny qu’ils voyent aller
l’ame de Cesar au Ciel, quoy qu’ils nous veuillent
faire croire. Les vrais seruiteurs des Princes
ne les flattent pas ainsi : mais auec toute la
reuerence que la Majesté du Souuerain le requiert,
ils tachent de le desabuser lors qu’il
s’écarte du chemin de l’équité, & de le tirer de
l’erreur où il est, iusques à luy contredire principalement
quand ses actions ou ses volontez
vont contre son salut, contre l’Estat, ou contre
sa personne. Phocion ne sçauroit estre & flateur
& amy tout ensemble. Les Princes doiuent
discerner & mettre de la difference, entre
celuy qui ayme le Roy, ou qui cherit Alexandre.
Ils doiuent faire estat de ceux qui ne font
que des actions de vertu, & qui seruent auec
franchise. Ils doiuent considerer ceux qui ne
mettent point leur felicité en celle de Venus,
ny en celle d’Epicure ; qui ne mesurent pas le
merite de la personne, ny par les faueurs, ny
par la suitte, ny par les richesses, ny par le pourpre,
& qui ne suscitent leur esprit à contenter
leurs voluptez, que par des moyens deffendus,

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& tout à fait abominables : mais qui ayment autant
la verité, qu’ils detestent la flaterie. Ceux
qui suiuent leur personne auec vne passion desinterressée,
doiuent estre honorez de leur amitié
& de leur franchise, & non pas ceux qui ne
s’attachent qu’à leurs prosperitez, & qui ne se
donnent qu’à leur bonne fortune.

 

Il faut estre né Prince ou d’vne maison tres
illustre, pour auoir l’honneur d’aprocher les
Roys d’Egypte, & si il faut encore qu’ils soient
grandement vertueux, & tres experts en toute
sorte de sciences, afin qu’à leur imitation, leurs
Monarques se gardent de faire quelque chose
digne de reproche. Il se trouue fort peu de
Souuerains qui deuiennent vicieux de leur propre
mouuement, si quelqu’vn de ceux qui les
abordent ne les y porte. Il se peut bien trouuer
quelque Prince qui sera naturellement
bon, sans l’estre à l’exemple de personne : mais
qu’il soit depraué sans frequenter ceux qui le
sont, la chose semble estre comme impossible.
Le mesme iour qu’il s’accompagne de ces esprits
contagieux, le mesme iour il se met au
hazard d’alterer sa santé, & de perdre son ame
aussi bien que sa personne. Les superbes, les
ambitieux, les coleres, les blasphemateurs, les
luxurieux & les infames, ne doiuent pas estre

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les familiers d’vn Souuerain, ny les domestiques
d’vn Prince.

 

Si les Roys ne se peuuent pas bien informer
de la verité de leurs affaires, par le ministere
de ceux qui ont l’honneur d’aprocher de
leur personne, & que le respect des vns & la
lascheté des autres, les rendent également criminels
de Leze-Majesté, ils sont obligez en
conscience de faire l’office d’vn homme desguisé,
& de s’en aller iusques dans les cellules
& les cabanes où cette fille du Ciel se fait voir
sans appregension & sans tache, affin de s’instruire
de sa propre bouche, des mysteres
qu’ils doiuent sçauoir pour leur salut, & qu’ils
ne sçauroient apprendre de l’infidelité de leurs
seruiteurs ny de la trahison de leurs domestiques.

Qu’ils lisent aussi les liures qui traittent du
gouuernement des Royaumes & des Empires ;
& ainsi ils seront plus que suffisamment informez
des choses qu’il faut qu’ils sçachent pour
bien regner & pour bien viure, afin d’aporter
vn remede conuenable aux maladies de l’Estat,
& aux infirmitez de leur personne.

Qu’ils ne regardent pas tant aux statuës qu’on
leur dresse, ny aux honneurs qu’on leur decerne,
qu’ils doiuent regarder à leurs propres

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actions : car les loüanges qu’on nous donne
sans les auoir meritées, nous reprochent nos
defauts si on les considere de la mesme façon
qu’elles doiuent estre considerées, ou bien elle
nous portent à des vanitez qui nous rendent
odieux & à Dieu & aux hommes. Et quoy
que la verité de l’honneur depende de l’affection
de ceux qui le deferent, il ne laisse pas
d’y auoir plusieurs personnes qui rendent aux
Princes vicieux, les mesmes honneurs qu’ils
rendroient aux plus insignes vertus des hommes,
suscitez à cela seulement de l’apprehension
qu’ils ont de leur puissance.

 

C’est pourquoy tous les Roys, tous les Princes,
tous les Seigneurs & mesme tous les hommes
du monde, doiuent parfaitement bien
obseruer ceux à qui ils demandent conseil, &
ceux ausquels ils ont affaire. Il faut qu’ils taschent
de sçauoir s’ils ne sont point suspects,
quels ils sont, quels ils ont esté, & quelles necessitez
ils ont, de peur qu’ils ne les conseillent
pour leur profit particulier, & qu’ils ne
mettent l’Estat en quelque peril aussi bien
que leur personne.

On ne se doit pas conseiller des moyens
qu’il faut tenir pour bien seruir Dieu, ny auec
vn impie, ny auec vn Athée : l’iniustice ne

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nous sçauroit iamais prescher que l’iniustice ;
vn lasche ne sçauroit faire que des actions de
lacheté, & l’ingrat ne reconnoistra eternellement
les biens qu’on luy aura faits, que d’vne
éternelle ingratitude. Ceux qui n’ofrent que
des paroles à nostre seruice, & qui retiennent
le negoce à leur profit, n’ont aucune sainte deliberation,
ny pour le Prince, ny pour le peuple.

 

Qualitez requises aux Ministres d’Etat.

Celuy qui veut conseiller le Souuerain en la
conduite de tous ses affaires, doit estre franc
de haine, d’amitié, de compassion & de colere.
Quand les passions seruent d’obstacle, il est
grandement difficile à l’homme de connoistre
la verité. Iamais personne n’a sçeu faire ensemble
& selon ses interrests & selon le bien de la
patrie. La passion qui preocupe nostre esprit
est celle-la qui le fait agir à sa fantaisie. Violer
la Loy & peruertir tout l’ordre de la iustice ;
sont les diuertissement ordinaires de ceux qui
se laissent aller à leurs desirs effrenez, comme
s’ils n’auoient point de conte à rendre vn iour
à celuy qui doit punir éternellement iusques
au moindre des crimes.

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Saül premier Roy des Israëlites fut bien reprouué
de Dieu & de ses sujets, pour auoir
mal vsé de l’authorité que ce Souuerain Seigneur
luy auoit donnée. Ozias pour s’estre
voulu emparer de l’office Sacerdotal, fut bien
persecuté delepre, & priué de l’administation
de son Royaume. Olofernes au milieu de toutes
ses legions, eut bien la teste tranchée par
vne femme. Aman esleué par Assuerus dans la
premiere dignité de son Empire, fut bien attaché
à la Croix qu’il auoit preparée à la mesme
innocence. Plusieurs Princes & plusieurs
fauoris, par vn excez de passions illegitimes se
sont ainsi perdus les vns & les autres. Les sages
deliberent & se conduisent auec raison
contre les premiers mouuemens d’vne volonté
illegitime. Ils n’entreprennent ny ne conseillent
rien indigne du rang qu’ils ont, ny de
la iustice qu’ils doiuent rendre.

Ceux qui ayment mieux faire que dire, qui
n’exercent point leur esprit sans le corps, sur
qui la bonté & l’equité n’ont non plus de pouuoir
par les loix que par la nature : qui sont
francs d’esperence, de crainte, & de partialitez ;
qui sont incorruptibles & sans peur ; dont les
querelles, les inimitiez, & les effets de la colere,
ne se pratiquent iamais que contre les

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ennemis de l’Estat : qui sont vigilans en paix &
en guerre : qui sçauent pour le bien de leurs
Souuerains & du Public, gaigner l’amitié des
estrangers : qui donnent le mesme conseil à
leur Prince, qu’ils luy voudroient donner s’ils
estoient à l’agonie de la mort ; & qui font vn
pareil examen de leur conscience, en les conseillant,
que s’ils se confessoient à Dieu de tous
leurs crimes : Ceux-là veritablement sont dignes
d’estre non seulement simples Conseillers
des Princes : mais du gouuernement des
plus grands Empires de toute la terre habitable.
Ce que ne sont pas ceux, qui pour paruenir
à leurs fins interressées, s’abandonnent à
toute sorte d’iniquitez pour se satisfaire.

 

La conseruation des Estats, ne consiste pas
en l’entretien des forteresses, ny en la grandeur
de ses armées, veu que ce sont des choses
qui sont toutes consommées par le temps
ainsi que le reste des estres : mais en l’obseruation
des bonnes loix, & des prudens conseils
des sages. Ceux qui tirent l’or des mines, ne
sont pas capables de iuger de sa qualité ny de
sa nature, & c’est vn mystere qui n’apartient
qu’à ceux qui l’essayent au feu & qui l’esprouuent
à la coupelle.

Les Conseillers d’Estat, pour bien conseiller

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les Princes ; ont les Oracles Diuins & la parole
de Dieu qui les oblige à faire ce qu’il luy
plaist, & non pas ce que bon leur semble. C’est
vn adorable Legislateur, qui leur apprend à
bastir sur la stabilité de ses veritez, & non pas
sur le sable mouuant de leur caprice, ny sur
leurs considerations momentanées, qui au
moindre cours du vent & des eaux, se trouuent
toutes aneanties. Dieu surprend les sages
en leurs ruses & en leurs cautelles. La prudence
humaine est tousiours vne mauuaise conseillere,
& iamais l’on ne sçauroit ariuer à vne
bonne fin, par des moyens aussi mal heureux
qu’illicites. Il faut conformer toute sa vie &
toutes ses actions à cette sainte & sacrée parole,
si en sa vertu l’on veut paruenir iusques en
la montagne d’Horeb, où la felicité des esprits
doit estre éternelle.

 

Le plus souuent vn homme iuste peut sauuer
toute vne ville, & mesme tout vn pays.
Lors que ceux de la marine à Venise s’ataquerent
aux habirans, en sorte qu’il ny auoit ny
Duc, ny Senateur, ny Magistrat qui ne fut rebuté ;
Pierre Loredan, simple Gentil-homme
Venitien, se monstrant au plus fort de leur furie,
ne fit que leuer le bras pour leur faire tomber
les armes des mains, sans auoir plus aucun

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dessein de se mal faire. Chacun porte reuetence
à sa vertu, & tous esbloüis de sa splendeur
se tiennent coy comme s’ils eussent esté des
statuës. A Florence où l’industrie humaine, les
loix & les Magistrats, n’estoient pas des puissances
assez fortes pour appaiser vne guerre
Ciuile qui s’estoit formée entre les Bourgeois ;
l’Euesque du lieu reuestu de ses habits Pontificaux,
se presente à eux & leur impose silence ;
& Alexandre venant en furie auec son armée,
pour raser la ville de Ierusalem, à la veuë du
Souuerain Sacrificateur, il tourne sa fureur en
reuerence, & luy octroye tout ce qu’il demande :
tant la majesté d’vn seul homme de bien
à du pouuoir sur les ames les plus poussées de
fureur & de rage. La iustice doit estre soustenuë
de tout le monde iusques au dernier soupir.
Les matelots apres la mort du Pilote, n’abandonnent
pas le vaisseau au milieu de l’orage ;
au contraire ils employent toute leur industrie
pour le conduire au port auec tout le
soin qu’il leur est possible.

 

Il y a des viandes qui sont bien meilleures
les vnes que les autres, & que la nature de
l’homme ne laisse pourtant pas de receuoir
pour sa subsistance. Les Princes qui sont prudens,
reconnoissent les paroles des gens de

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bien à l’expression & au geste. Ils prennent
ceux qui craignent Dieu pour Conseillers, &
qui leur aydent à supporter leurs aduersitez,
s’il leur en arriue : qui sçauent doucement
obeir par raison, & qui reçoiuent toute sorte
d’accidens, sans en estre aussi peu ébranlez
qu’vn Socrate : qui s’exposent librement pour
eux, & qui n’ont point d’autre interrest deuant
les yeux que celuy de l’Estat & de la patrie.
Vn nombre infiny d’hommes inutiles, d’esprits
flateurs, des gens necessiteux de biens & de
conscience, vne fourmiliere de chauue souris
aueuglées de la splendeur du Soleil, sont souuent
esleuez inconsiderement par les Princes
au plus haut faiste de la fortune, & pour ne
prendre pas bien garde à leurs alechemens &
à leurs supercheries, ils les deçoiuent, & leur
font soub-signer des mandemans & des depesches,
qui ne vont qu’à la ruine de tout le
peuple, pour s’enrichir, pour se vanger, & pour
se satisfaire. Ha ! Seigneur en quelle estrange
desolation se verront ces pauures ames, lors
qu’il faudra rendre conte à Dieu de toutes leurs
actions, & lors qu’on n’y pourra plus apporter
du remede ; Ce sera en ce temps là que ce
Souuerain Monarque de l’Vniuers donnera à
chacun ce qui luy apartient, & selon sa fidelité,

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& selon sa iustice.

 

Les Princes ne doiuent iamais rien entreprendre,
sans bien examiner leurs desseins en
particulier, & sans bien consulter leur conscience.
La gloire de Dieu & l’interest du peuple
doiuent estre les principaux conseillers de
tous leurs affaires ; & ainsi conduits du saint
Esprit, ils ne sçauroient faillir en façon quelconque.
Enfin ils doiuent estre tels en leurs
resolutions & en leur conduite, qu’ils voudroient
estre au iour qu’ils seront iugez éternellement,
par celuy qui les a constituez en
vne dignité si eminente. Ainsi ils obligeroient
équitablement les vns & les autres à faire d’vn
franc cœur, ce à quoy ils les obligent bien
souuent par contrainte. Les chaisnes les plus
propres à bien retenir vn peuple à son deuoir
sont l’amour, la liberalité, & la mansuetude.
Depuis qu’on est obligé de craindre on est forcé
de ne plus aymer, parce que la crainte est
vne passion de l’appetit irrascible, qui porte
l’ame à meditation du mal qui la menace, &
ainsi l’esprit de l’homme se trouuant comblé
d’vne passion si seruile, n’en sçauroit contenir
vne autre qui luy est tout à fait contraire ; ou
que deux choses incompatibles ne sçauroient
subsister ensemble à cause de la repugnance ;

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ou de l’auersion qui se trouue en elles.

 

Contre ceux qui disent qu’il faut flater aupres des Princes,
si on s’y veut conseruer.

Mais parce que dans plusieurs liures qui
sont richement couuerts, & qui ont la tranche
dorée, il s’y void des Thyestes qui mangent
leurs enfans ; des Oedipes qui espousent
leurs meres ; des Terées qui ioüissent des deux
sœurs ; & des Alexandres qui consacrent leurs
amis aux reuers de leurs traits, ou bien à la fureur
des bestes feroces, il me semble que i’entends
dire, que ceux qui ne sçauent pas flater
aupres des Roys, n’ont pas accoustumé de viure
à la Cour, n’y d’aprocher souuent des
Princes ; que nous sommes dans vn siecle
où l’on iuge mal de ceux qui ne sont pas
adroits à dissimuler ; & que ceux qui se veulent
conseruer long temps parmy les puissances
de la terre, sont obligez d’y souffrir
beaucoup, & de remercier quelques fois ceux
qui leurs font des iniures ; ainsi que ce Cheualier
Romain qui voyoit massacrer son fils
par l’ordre de Caligula, sans s’oser plaindre,
ou comme cét autre qui regardant percer le
cœur du sien, est obligé d’en loüer l’action,
contre sa propre conscience.

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Mais qu’est ce qui oblige ces hommes plus
esclaues de l’apprehension que des grandeurs
du courage, d’aprocher les Princes qu’ils sçauent
estre cruels, meschans, inhumains & barbares.
Leur seuitude est volontaire, & nul ne
se sçauroit plaindre iustement d’y auoir esté
mis par force.

Les gens de bien ne s’assujettissent iamais
aupres des grands, bons ou mauuais que pour
leur dire la verité, contre laquelle il ne faut
acquiescer, en faueur de qui que ce puisse
estre : au contraire ils doiuent auoir l’honneur
de Dieu, le seruice du Souuerin, & le bien du
peuple en plus haute recommendation que
leur propre vie. L’exil, la prison & la mort ne
sont rien en comparaison de ce que nous venons
de dire. Il vaut bien mieux perdre le
Consulat, se bannir de Rome, & fuir aux loix
de Cesar, lors qu’elles sont dommageables à
la Republique, que de iurer l’obseruation de ce
que ses tyrans & les mauuais interpretes de la
verité ont arresté par leurs suffrages. Il faut
sçauoir auparauant si la chose est iuste, s’asseurant
en celuy qui compte le nombre de leurs
cheueux, contre la volonté duquel les meschans,
ny le diable mesme ne peuuent rien
non plus que sur l’esprit de ceux qui se consacrent

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aux volontez de celuy qui peut toutes
choses.

 

Encores qu’ils ne donnent pas tout à fait au
milieu du but où ils visent ; pourueu qu’ils suiuent
l’ordre qui leur a esté prescrit par la mesme
iustice, ils ne sçauroient estre équitablemẽt
blasmez de personne. Le maistre Pilote transporté
par la tempeste, & le Medecin vaincu
par la maladie, ne sont pas moins à estimer, si
l’vn a bien gouuerné son vaisseau, & si l’autre a
bien conduit son malade. Ceux qui sont appuyez
de la vertu du Seigneur, ne perdent iamais
courage ; ils souffrent genereusement
tous les reuers que la fortune leur enuoye.
Comme l’aiguille de la boussole qui se gouuerne
selon le Ciel, & non pas selon le vent qui
agite la tempeste, demeure immobile au
milieu de l’orage ; ainsi ces bonnes ames de
meurent fermes parmy la plus rude agitation
du mespris que l’on sçauroit faire de
leur personne ; parce qu’ils se conduisent selon
la loy & selon la promesse de Dieu, & non pas
selon les affaires du monde, qui ne peut iamais
esteindre la lumiere spirituelle que le
Saint Esprit leur communique. Et lors que le
Prince bouche l’oreille à leurs iustes remonstrances,
ils imitent la genereuse resolution

-- 25 --

Pairs, qui remettent leurs robes, leurs bonnets
& leurs offices entre ses mains, & luy rendent
volontairement ses sceaux s’ils en sont honorez,
plutost que de verifier les concordats qui
blessent les priuileges & les libertez du Royaume.
Ainsi sans se mesler dans les factions ny
estrangeres, ny domestiques, ils s’exemptent
de faire aucune chose, ny contre l’Estat, ny
contre le Souuerain, ny contre leur conscience.

 

Leur souuerain bien est de s’exercer continuellement
à la contemplation des choses naturelles,
humaines, & diuines ; puis apres à l’action
des vertus morales, & de raporter tous
leurs dignes effects à la prouidence eternelle.
L’intelligence de l’homme consiste en sçauoir
en prudence, & en vraye Religion, l’vne regarde
les choses suiuantes, l’autre les naturelles,
& la troisiéme les diuines. La premiere montre
la difference du bien & du mal. La seconde
du vray & du faux ; & la derniere de la deuotion
& de l’impieté, & c’est à celle-cy qu’ils se
doiuent arrester plus qu’à pas vne de toutes
les autres. La terre enuoye ses vaperus vers le
Ciel, & le feu ne cherche qu’à retourner vers
son centre.

Toute sorte de deliberations ont leur temps

-- 26 --

& leur iugement particulier pour bien faire :
Et quoy que le mal de l’homme soit grand,
le Sage connoist iusques où il est raisonnable
d’obeir aux Princes. Il crie hautement qu’il
n’est pas vn Doeg Idumeen, pour mettre à
mort les Prestres des Israëlites. Que c’est vser
de trop de violence, de le vouloir contraindre
auec des paroles de Maiesté, de placer la
statuë de l’Empereur au plus glorieux endroit
du Temple ; & que faire quelque chose contre
Dieu, ou contre la iustice, n’est pas vn action
fort raisonnable. Il dit au Roy que le propre
d’vn homme de bien, d’honneur & de vertu,
est d’agir selon sa conscience. Que c’est vne
chose trop facile & trop lasche de mal faire,
& trop commune de faire du bien sans courre
risque de sa personne, & qu’il iuge apres cela
s’il est iuste de luy obeyr, plustost qu’à celuy deuant
qui toutes choses doiuent estre sousmises.

 

Ceux qui sont rachetez par vn Dieu, ne sçauroient
iamais estre veritablement esclaues des
hommes, pour craindre l’homme mortel, ou
le fils de l’homme qui n’est que misere & que
poudre, il faut estre plus lasche que la lascheté
mesme. Les gens de bien estiment plus sans
comparaison les oprobres de Iesus-Christ, que
tous les tresors d’Egypte. Ils aiment mieux

-- 27 --

estre les moindres en la maison de Dieu, que
les premiers au tabernacle des tyrans & des
idolatres.

 

Ceux qui s’asseruissent à leurs volontez, cherchent
moins le Ciel que la terre. Et celuy qui
mesprise la crainte du Seigneur, se ruine par
sa prosperité, & mange du fruict de ceux qui
sont reprouuez de l’Euangile, Dieu qui les a
mis en des lieux glissans, les fait faillir, & les
consomme en vn moment d’vne maniere espouuantable,
ils s’euanoüissent en sa presence
comme vn songe apres le réueil, ou comme
de la fumée en vn graud orage. L’ors que leur
estre commence à prendre quelque vigueur,
& que leur felicité s’espanoüit dans son existance,
Dieu retranche leur vie au milieu de
leurs iours, & les precipite à iamais au centre
de ses abismes.

Si l’on prend bien garde au lieu de leur demeure,
du soir au matin on ne les y trouuera
plus, veu qu’ils fondent deuant le feu de ce
grand Soleil de iustice, comme de la cire.
L’arc qu’ils auront bandé pour perdre ceux
qui cheminent dans la veritable voye, sera
rompu : & Dieu qui void iusques au fond du
cœur, les percera de ses traits, & les traittera
comme des impies.

-- 28 --

Au contraire, ceux qui d’vn cœur droit & entier,
gouuerneront les affaires du Prince & du
peuple, sans cupidité & sans iustice ; Qui ne s’abandonneront
iamais, ny aux faueurs, ny aux
amitiez, ny au lucre ; Qui empescheront que
l’ambition, l’auarice, & la trahison ne maitrisent
l’Estat ; Qui ne souffriront iamais que les
idiots, les infames, & les proscripts, soiẽt esleuez
aux charges par l’aide des Histores, ou de
ceux qui distribuent les roolles : Ceux là veritablement
se peuuent bien asseurer que leur entremise
prosperera, & que durant toute leur vie
ils seront considerez comme ce vaisseau d’or,
que la verge de fer ne sçauroit briser en façon
quelconque.

Qu’ils ne s’estudient point à nous persuader
qu’ils ont fait leur deuoir, en s’arrestant au milieu
de leur course : les choses les plus immenses,
& qui semblent estre esleuez, en leur plus
haut degré, s’accroissent par leur perseuerance,
souuẽt, mesme elles sont suiuies d’vn succez qui
sur passoit l’esperance de les pouuoir faire, aussi
biens que la creance d’auoir esté faite par vne
puissãce crée. Lourse forme son faon à force de le
lécher ; ainsi celuy qui perseuere iusques à la fin,
se met au rang des parfaits, & il obtient la beatitude
eternelle : mais ceux qui s’enuelopent de

-- 29 --

leurs ombres, obscurcissent leur lumiere, &
font voir la foiblesse de leur force naturelle. Ils
ne produisent que des monstres, à la ruine des
Estats, au destriment de leurs Souuerains, &
mesme à la confusion de leur propre personne.

 

Le regne du ieune Roy Louys de Hongrie,
fut tout a fait malheureux, pour auoir laissé
gouuerner son Royaume à des personnes plus
soigneux de leur profit, que des affaires de leur
maistre. C’est vne folie de recommander Rome
aux Dieux Penates, puis qu’ils ont esté desia
vaincus eux mesmes. Pour faire perir les Estats,
il ne faut que mettre le gouuernement entre les
mains de certains Protecteurs qui soient perissables :
tant s’en faut qu’ils soient nez pour se
consacrer au bien public ; puis qu’ils ne se sçauroient
pas garentir eux mesmes des flames eternelles.
Quand ils sont accablez d’vne calamité
prodigieuse, implorent-ils iamais ny le secours
de la loy, ny les dons de la grace. Comme ils
font vanité de violer les Edits de cette diuine ordonatrice ;
ils font pareillement aussi trophée
de fouler aux pieds les faueurs de ceste venerable
iustificatiue. Dieu n’exauce point les prieres
des gouuerneurs de la terre, qui (esleuez de la
poussiere) au lieu de faire iustice à son peuple

-- 30 --

& de bien conseiller leurs Princes, ne font que
piller le public, & remplir l’estat de meutres &
d’incendies, quoy que la gangrene se soit emparée
des plus nobles parties de la Monarchie,
& que les mal se soit rendu comme incurable.
Ny Dieu ny les creatures ne leur sont rien en
comparaison de leur fortune. O Roys, & bons
Princes du monde, qui dormez songez à vous,
& donnez ordre aux gemissemens de vos peuples ;
car les sacrifices des meschans sont abominables
au Souuerain Eternel, & sa iustice les
reserue pour estre tourmentez sans aucune misericorde,
le baton d’Elisée ne sçauroit plus ressusciter
des morts, en quelque main qu’il puisse
estre ; de sorte que ceux qui ne viuent plus en la
grace, courent grand risque ; les puissans de la
terre ne songent plus qu’aux iniustices, & le
plus homme de bien est obligé de se porter au
mal, ou par necessité ou par l’exemple. Leur sapience
est de se conduire par ruses & par finesse,
aussi ont ils vne vie qui ne se mesure pas par le
temps : mais par les actions qu’ils sçauent faire ;
car ils meurent tous les iours dans l’embarras
des choses mortelles au contraire des gens de
bien, qui pour viure en Dieu, ny la mort, ny
l’exil, ny la plainte, ny la douleur, ne leur sont
point des suplices. Ils chastient leurs pechez,

-- 31 --

ils esteignent les flammes de l’abisme par leurs
larmes ; ils coupent la racine de leurs pechez,
& aneantissent les forces de la mort, qui ne
peut iamais auoir aucune prise sur ceux qui viuent
en Dieu, & qui s’estans affranchis de la tache
originelle, se sont mis au nombre de ceux
qui ont esté iustifiez par le sang du Sauueur des
hommes.

 

Pron 15.
Ecles. 34. 2.
Pier. 2. Iude
4.

Il est vray que la familiarité des Grands, est
quelquefois tres dangereuse à ceux qui n’ont
pas l’esprit de la receuoir, de la mesme sorte
qu’elle doit estre receuë. C’est vne flamme qui
eschaufe de loin, & qui brusle ceux qui s’approchent
vn peu trop prez d’elle. C’est vne teste de
Meduse, qui fait des prodigieuses Metamorphoses,
enfin c’est vn auant- coureur de maumaise
augure à beaucoup de personnes. Aratus
dit que l’amitié des Roys est d’vne estrange nature ;
& qu’ils ont plusieurs yeux pour voir, &
plusieurs oreilles pour ouyr, non seulement ce
qui est de la verité ; mais encore ce qui est beaucoup
par dessus ceste parole eternelle. Toute
fois quelques clairs-voyans qu’ils puissent estre,
leurs yeux ne sont pas plus esclairez, ny leur
esprit plus intelligent en la connoissance de ses
misteres. Rien n’est si esloigné de leur aprehension,
que ce qui est au cœur de l’homme. Dieu

-- 32 --

seul, qui les sonde iusques à la moindre de
leurs pensées en est le scrutateur infaillible.
C’est pourquoy celuy qui parle franchement
& qui a le cœur droit, est tousiours le bien
venu par tout, & ne doit rien craindre.

 

Et quoy qu’il en soit, & quoy que l’on en
puisse dire, les Roys ayment à la fin les seruiteurs
qui sont prudens, qui exercent l’equité
& qui ont incessament vne parfaite pureté sur
les levres ; parce qu’ils ont vn Dieu à qui ils
sont obligez de rendre compte de leurs actions
& vne ame à perdre aussi bien que ceux qui les
conseillent ; au contraire, ils deschargent tost
ou tard leur courroux sur les meschans, attendu
qu’ils ne leur sont pas moins funestes que
la mort éternelle.

D’ailleurs entre les Princes de l’Vniuers, il y
a aujourd’huy peu de Tyrans, peu des Denis,
peu d’Agatocles, peu de Sylles, peu de Busiers,
peu d’Astiages, & peu d’Arsacides, principalement
parmy les Francois, qui par dessus toutes
autres nations de la terre, ont des Rois par la
grace de Dieu, si sages & si Chrestiens, qu’il ne
se peut pas dire depuis plusieurs siecles, que de
leur propre mouuement, ils ayent commis, ny
fait commettre aucuns actes indignes de leur
personnes : encores que durant leurs regnes,

-- 33 --

sous leur nom & sous leur authorité, il se soient
faits des maux incroyables ; d’autant que tous
ces crimes se doiuent attribuer aux pernicieux
esprits qui les conseillent. Ces Nabuchodonosors
& ces Anthropophages, ont exercé des
cruautez inouyes, contre la nation de leur
chair, contre les peuples de leur sang, & contre
leurs propres freres. Apres auoir mis en
question s’ils exerçoient mieux leur tyrannie
en paix qu’en guerre, ils ont banny leur sanglante
Enyon de l’Etat, & durant le regne de
nostre fille du Ciel tant desirée, ils ont mis
par terre, ceux que Mars auoit tiré du peril
pour son honneur & pour sa gloire. Au lieu
qu’en guerre il estoit permis de se deffendre ;
ils ont trouué moyen de bannir ceste liberté,
qui se trouue dans vn temps de paix, en faueur
de leurs iniustices. Ce qui doit bien faire
prendre garde aux Roys & aux Princes,
quels sont ceux qu’ils appellent en leurs conseils,
& quels sont ceux qu’ils souffrent pres
de leurs personnes ; sans permettre iamais que
pas vn y soit mis par faueur, & moins encore
qu’il y soit introduit par la porte dorée, le merite,
& la vertu n’estant pas du nombre.

 

La science & la bonne vie, qui sont necessaires
aux Conseillers d’Estat, sont des choses

-- 34 --

si sacrées & si diuines, qu’elles ne sçauroient
iamais tomber en commerce parmy les hommes.
Peu de personnes sont dignes d’estre appelez
au Conseil des Roys, & peu de personnes
sont dignes d’vne faueur si extraordinaire.
L’Empereur Auguste, outre le Senat, & le conseil
particulier, a des Mecenas & des Agrippas,
auec lesquels il decide les affaires de plus haute
importance. Il ne consulte que ces illustres
esprits, pour sçauoir s’il doit quitter ou retenir
l’Empire. Iules Cesar ne resoud iamais aucun
affaire important, qu’auec Q. Pædius, &
Cornelius Balbus. C’est à ces deux seuls qu’il
dit librement ses intentions, & qu’il communique
ses plus secretes pensées. Pharaon ne fait
rien sans l’aduis de Ioseph, à qui Dieu a donné
vne sapience toute particuliere. Et Dieu
mesme qui est le seul exemple, que les Souuerains
de la terre doiuent imiter en toutes choses,
ne reuele iamais parfaitement bien les
mysteres de nostre salut, qu’à ceux qui luy
sont les plus affidez, & qui ont vne incorruptible
passion, & pour son honneur & pour sa
gloire. Leçon tres familiere & tres fidelle aux
Roys, pour bien choisir & pour bien s’asseurer
de ceux qui les conseillent en tous leurs affaires.

 

-- 35 --

Que les Roys & les Princes doiuent estre liberaux,
& qu’ils doiuent dignement recompenser
ceux qui les seruent.

Mais ce n’est pas tout, il ne suffit pas aux
Princes d’auoir prés de leur personne des gens
de bien & capable de leur rendre des grands
seruices. Il faut quant & quant qu’ils ayent le
soin de reconnoistre les peines & les trauaux
que l’on se donne pour leur repos, & pour leur
faire surmonter tous les obstacles qui se sçauroient
opposer aux felicitez de leur regne. Dieu
prend vn singulier plaisir à bien meriter des
siens, & à rendre le centuple à ceux qui donnent
vn verre d’eau pour sa gloire. Ouy certes,
cest adorable Seigneur fait vanité d’estre liberal,
d’estre bien faisant, & de donner à vn chacun
ce qui luy est necessaire. La mememoire
d’vn bien fait ne doit iamais laisser la personne
redeuable en repos, que premierement elle
n’ait satisfait à ce bien reçeu du mieux qu’il
luy est possible.

Pertinax defend d’escrire son nom, sur les
places de son Domaine ; parce (dit-il) que ses

-- 36 --

terres ne sont pas seulement propres à l’Empereur :
mais encore communes à tout le peuple
de Rome. Cyrus le ieune veut que les Roys fasent
aller à cheual, ceux qui vont à pied ; qu’ils
baillent des chariots aux personnes qui n’ont
qu’vn simple mulet, qu’ils donnent des villages
aux hommes qui n’ont que des maisons, des
citez à ceux qui n’ont que des bourgs ; & de
l’or à tous, tant qu’il le faille plustost peser ; que
de le compter piece à piece.

 

Il ny a point de debte qui nous oblige plus
que celuy de donner. C’est loger vn bien fait,
comme vn thresor profondement caché dans
vn lieu, d’où on le pourra retirer, lors que nous
en aurons affaire. Vn grand Roy pour ses
riches presens, & pour ses grandes recompenses,
à les yeux & les oreilles de tout son peuple
ouuerts au bien de ses affaires. C’est pour cela
qu’il est appellé leur pere, leur liberateur, &
qu’il est preferé à tous les habitans de la Monarchie.
C’est pour cela qu’il fait voir à Cræsus
que tous ceux qu’il a liberalement enrichis,
luy sont autant de thresórs, & autant de fidelles
gardes de sa personne. Il est bien plus
asseure parmy des gens qu’il a gratuitement
obligez, que parmy vn nombre infiny des legions
armées pour sa defense. En donnant des

-- 37 --

riches habits à tous ceux qui sont auprez de luy,
le Prince ne sçauroit estre mal equippé, quelque
vestement qu’il porte. Enfin celuy qui donne
tout ce qu’il à, & qui ne retient rien pour sa
subsistance, fait vn grand amas de richesses
dans les coffres de ses seruiteurs & de ses amis,
lesquelles il trouue apres dans ses vrgentes necessitez,
lors qu’il se void dans le temps d’en
auoir affaire. Qui seme liberalement, il est asseuré
de recuillir ou de moissonner de mesme.

 

Mais parce que les dons, & les presens d’vne
main extremement liberale, doiuent estre
les fruits & les salaires de la mesme vertu, &
qu’ils doiuent estre seulement communiquez
aux bonnes ames, ou bien à celles qu’on peut
rendre telles ; il faut tascher de les distribuer
auec iugement & auec conseil ; le Prince doit
choisir les plus dignes seruiteurs, & donner à
ceux qui ont mieux fait & qui ont plus de merite.
La terre est bien plus liberale de ses fruits
à ceux qui la seruent auec soin, qu’à ceux qui
ne font rien pour elle. Les thresors de la connoissance
doiuent estre ouuerts à ceux qui veillent
incessamment pour la gloire du Souuerain,
& pour le bien de la patrie.

Mais il faut bien prendre garde de ne pas
confondre le loyer auec le bien-fait, ny le

-- 38 --

merite auec la grace. On peut donner equitablement
à l’vn, & refuser iustement à l’autre ;
il faut donner à l’homme de bien, qui par sa
misere n’a pas moyen de se maintenir en la dignité
où sa vertu la mis : & refuser à ceux qui ne
se plaisent que dans l’iniquité, & qui ne viuent
que dans l’infamie. Ce n’est pas qu’on les doiuent
absolument priuer de quelque espece de
grace : veu que Dieu, qui n’espere aucune recompense
des dons qu’il confere à ses creatures,
ne laisse pas de faire du bien aux reprouuez,
& de rendre leurs terres grandement fertiles.

 

Qui plus est, tout le monde peut estre deçeu
en ses iugemens ; & il nous est bien difficile de
pouuoir bien discerner, quand, & comment, &
mesme enuers qui on doit estre liberal, afin de
pratiquer ceste vertu, selon les loix Diuines, &
humaines ; puis que la liberalité procede d’vn
cœur libre, courtois, iuste, & raisonnable. Le
bien faire, est de tout temps, de tous lieu, &
de toute saison, lors qu’on trouue vn homme
qui en est digne. Tibere est extremement recommandable
pour auoir pratiqué longuement
ceste vertu, & pour auoir fait beaucoup
de bien à plusieurs personnes. Il donna les
biens d’Emilia Musa, femme fort riche, & decedée

-- 39 --

sans enfans) à Emilius Lepidus afin d’honorer
son merite. Il confera encore à Marcus
Seruilius, l’heredité de Pateius Cheualier Romain,
quoy qu’elle luy fut deuë en partie. Enfin
il remonstra au Senat qu’il luy estoit plus
honorable de releuer la noblesse de ces deux
Cheualiers, que de les laisser d’auantage dans
la necessité où ils souloient estre. Les Princes
ne doiuent pescher les cœurs de ceux qui sont
dignes de leurs bien faits, qu’auec des hameçons
d’or, ou auec des filets de la mesme nature.
Il est honteux de se laisser vaincre à ses
ennemis : mais il est fort glorieux de se sousmettre
à la liberalité, & de le ceder genereusement
à la reconnoissance.

 

Administrons diligemment les vns aux autres,
les dons que nous aurons receus, soient
temporels ou spirituels ; affin que Dieu soit honoré
en iceux : Car ceux qui ne les administreront
pas en seront priuez & iettez en la flame
éternelle. Il vaut mieux donner que prendre,
dit l’Apostre ; parce que celuy qui donne fait
l’action d’vn Dieu, & celuy qui reçoit ne fait
que l’action d’vn homme.

Ce Diuin Seigneur commande aux Grands
de la terre, de ne faire point aucun amas d’argent,
de peur que leur esprit ne se destourne

-- 40 --

de la veritable voye. Comme le Soleil attire à
soy les vapeurs & les exalaisons de la terre, pour
les faire retomber en plus grande abondance
sur les mesmes lieux ; Dieu veut pareillement
aussi que les Roys fassent le mesme des subsides
des & des tributs qu’ils leuent sur les peuples.
Tous les fleuues viennent de la mer, & tous
les fleuues y retournent sans rien diuinuer de
leur afluence. La bource du Prince est celle
des subjets, & celle des subjets doit estre celle
du Prince.

 

Lors qu’Alexandre part de la Grece pour
aller contre les Barbares, il donne & distribuë
tont ce qu’il a à ses amis, à ses seruiteurs & à ses
domestiques. Il ne se reserue que l’esperance
d’acquerir, & s’asseure en ce faisant, qu’il
ne manquera iamais de quoy que ce puisse
estre. Il donne cinquante talens à celuy qui ne
luy en demande que dix, pour suruenir à ses
affaires. L’on ne void rien de grand ny d’illustre
dans la maison de celuy qui possede force
vaisselle d’or & d’argent ; puis qu’il n’en a pas
sçeu faire ny des seruiteurs ny des amis pour
l’assister dans le rencontre. Les grands Roys
doiuent faire plus d’estat de la gloire & de
l’honneur, que de tous les thresors du monde.
Vn Prince doit tenir le iour auquel il n’a rien

-- 41 --

donné pour perdu, ou du moins s’il n’a rien
fait pour personne.

 

Titus Quintus Flaminius soit en paix soit en
guerre, se trouue tousiours plus volontiers auec
ceux qui ont besoin de son secours, qu’auec
ceux qui luy peuuent ayder ; estimant les vns
comme des objets propres à exercer sa vertu, &
les autres comme des riuaux de son honneur &
de sa gloire. Ses biens faits sont si grands, qu’il
ne perd iamais l’amitié qu’il aura vne fois conceuë,
en faueur de celuy à qui il aura fait quelque
espece de grace. Et pour s’attacher les cœurs
de ceux qui luy sont redeuables, auec des chaisnes
indissolubles, il les oblige encore apres les
auoir obligez, iusques à leur donner les choses
qui luy sont mesmes necessaires. Ainsi Dieu
donne continuellement à celuy qui a desia
reçeu tout ce qu’il a de luy, afin de le garder
tousiours à sa deuotion, & afin de le combler de
plus de benedictions qu’il ne merite.

Encores qu’il semble que toutes choses
soient deuës à ceux qui ont vn empire absolu
sur nous : neantmoins ils ne laissent pas d’estre
obligez à reconnoistre par vne recompence
toute particuliere, les bons & les fidelles seruices
qu’on rend à leur personne. Dieu à qui
tout appartient, ne l’aisse pas de promettre, &

-- 42 --

mesmes de donner des recompences extraordinaires,
à ceux qui font quelque chose pour
l’amour de de luy, & qui se sousmettent à son
obeïssance. Les Roys seroient sans Royaume,
sans commandement & sans authorité, s’ils
estoient sans peuple. Ce qu’ils sont par dessus
les autres, est vn don d’vn Dieu, qui les peut
faire choir de leur gloire quand bon luy semble.

 

Les plus grands Monarques de la terre, ne se
sçauroient passer du ministere des autres personnes
Ce qui obligea Darius à dire tout percé
de coups, & blessé à mort, que c’estoit le dernier
de ses mal heurs, de n’auoir pas moyen
de reconnoistre vn verre d’eau qu’il venoit de
receuoir d’vn de ses seruiteurs, auant que de
rendre l’ame. Et pour ne le pas payer d’vne
absoluë ingratitude, il prie Alexandre de ne pas
oublier ce plaisir, & de luy en faire vne belle
recompense. Artaxerxe desire aussi auec passiou
de rencontrer le Caunien qui a pareillement
estanché sa foif, affin de luy payer ce petit
office auec vsure. Il ny a pas encores iusques
aux bestes brutes, qui ne recherchent l’occasion
de satisfaire au bien qu’on leur fait, le
mieux qui leur est possible. Le Chien expose
courageusement sa vie pour la deffence de celuy

-- 43 --

qui le prend pour sa garde. Les Dauphins
sauuerent Cæranus du naufrage : & lors qu’il
mourut sur les costes de la mer, ils vindrent
tous à bord, pour honorer les funerailles, où ils
furent iusqu’à la fin des obseques.

 

Les Roys & les Princes sont extremement
à blasmer si à l’imitation d’Assuerus, ils n’ont vn
registre des affaires de leurs Estats, vne liste de
leurs plus dignes subiets, vn memorial des seruices
qu’on leur a rendus, & si de temps en
temps ils ne se les font lire, pour sçauoir quels
sont ceux qu’il faut honorer & recompenser ou
de biens ou de charges.

Il y en a qui ne sçauroient estre trop recompensez,
quoy qu’on puisse faire pour leur personne.
Au loyer de deux femmes données à Iacob,
Laban y adiouste encore quantité de
troupeaux qu’il auoit choisis à sa fantaisie. Et
Thobie outre le salaire deux à Raphael, en la
main du quel le voyage de son fils auoit prosperé,
luy fit present de tout ce qu’il auoit aporté
pour sa famille.

Il peut biẽ arriuer que les Princes sont quelquefois
impuissans à reconnoistre les seruices
qu’óaura rẽdus ou à leur estat ou à leur personne.
Mais si en ce defaut ils confessent la debte,
auec vn extreme desir de s’acquiter quand l’occasion

-- 44 --

le leur pourra permettre, ils trouueront
enfin n’auoir man que de quoy que ce soit, pour
satisfaire à ces personues. Nul n’est obligé de
faire l’impossible. en quel sens qu’on le puisse
prendre. Autrement qui fraude le loyer de ses
seruiteurs, & ne s’acquitera de ce qu’il leur
doit, ne receura iamais la benediction de Dieu
ny des hommes. Au contraire, il sera mesuré par
le Roy des Roys, de la mesme mesure qu’il aura
mesuré les autres. Les liberalitez que l’on deuoit
faire aux hommes pendant qu’ils viuoient,
se peuuent rendre en faueur des morts à leurs
prosperité, si l’on n’en veut pas estre cõptable
en l’autre monde.

 

Les Roys & les Princes comme peres de
leurs peuples, sont obligez en tout temps de
faire amas de beaucoup de biens pour leurs enfans,
s’ils ne veulent porter ceste qualité auec
iniustice. Il leur est bien plus glorieux de
commander à des aisez, qu’à des miserables. Ils
ne doiuẽt pas estre comme ces simulacres des
Gentils, dont parle le Prophete Royal Dauid,
qui ont vne bouche & ne parle point : qui ont
vne veuë & ne sçauroient voir, qui ont des
oreilles & ne peuuent ouyr, qui ont des narines
& n’odorent pas, & qui ont des mains sans
pouuoir iamais rien faire. Ils doiuent prendre

-- 45 --

le soin eux-mesmes de voir, d’ouyr, & de reconnoistre
leurs veritables seruiteurs : Car comme
le seruice qui doit estre rendu au Roy, depend
seulement de ceux qui le seruent, de mesme
aussi despend de luy seul le loyer qu il leur
doit rendre. Si le Prince est iuste, il ne permettra
pas que les vns labourent les champs, &
que les autres recueillent tous les fruits de la
terre. Les Mariniers qui seruent à la nauigation
d’vn vaisseau, viuent des prouisions du Nauire,
aussi bien que le Pilote qui conduit la barque.

 

Qui est celuy qui peut legitimement esperer
vn seruice parfait, vne vertu viue & animée, si
elle n’est reconnuë ? lors que les bonnes & les
belles actions ne sont pas recompensees selon
leur estime, il se trouue bien peu de personnes
qui seruent de rondache à leurs Seigneurs, ny
mesme qui exposent librement leur vie pour
sauuer celle de leur Prince.

Il y a ie ne sçay qu’elle effigie, qui reside
dans l’esprit des hommes vertueux (comme
dans son Sanctuaire) qui les admoneste incessamment
de n’assurer leurs actions au pied de
l’honneur & de la reconnoissance. Les Princes
outre les tributs qu’ils prennent sur leurs sujets,
ont la renommée pour salaire de ce qu’ils sçauent
faire. Dieu mesme ne se contente pas simplement

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que nous le considerions comme
grand, glorieux, renommé, & admirable, il
veut auec cela, que le disme de nos fruits luy
soit sanctifié, en reconnoissance de tant de graces
qu’il fait continuellement à ses creatures.
Il moisonne tous les iours vn milion d’ames à sa
gloire, par la vocation efficacieuse de son Saint
Esprit, & par le ministere de ceux qui sont appellez
à son seruice. En ce haut & ineffable mystere
de l’Incarnation (iusques au fond duquel
toutes les intelligences les plus spirituelles ne
sçauroient penetrer, tant il est incomprehensible)
il ne monstre pas seulement sa puissance
& ses merueilles dans ce miracle des miracles :
mais il s’aquiert & rachepte, par iceluy, ce qu’il
a eu de plus precieux au monde. Iesus Christ
n’a point sué sang & eau, n’y ne s’est pas soy-mesme
liuré à la mort, sans dessein d’en tirer du
profit pour nous, & de la gloire pour sa sainte &
sacrée personne. Et certes il s’est rendu plus
admirable en s’apropriant vn corps, & en s’exposant
à la Croix pour le salut des hommes,
qu’en tout autre chose.

 

Cét adorable Seigneur qui regne en iustice,
a mis & met de la difference entre les bons &
les meschans, & entre les vertueux & ceux qui
sont portez au vice. Sa diuine bonté communique

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aux vns les dons de sa grace, par dessus
les biens corporels & spirituels, qui leur sont
communs auec le reste des autres hommes.
Ainsi quand cette difference de distribuer les
charges & les honneurs dans les Estats des Souuerains
de la terre ny sont pas. Les honestes exercices
se perdent, comme des occupations destituées
d’honneur ; la vraye iustice n’est pas dãs
vn tel gouuernement, & la Royauté panche
incontinent à sa ruine : Car Dieu a toute sorte
d’iniustice en abomination, & cét eternel facteur
de tout l’estre crée punira l’iniquité des
peres sur les enfans iusqu’à la troisiesme & quatriesme
generation, sans aucune misericorde.

 

La statuë de Memnon ne parle point, si elle
n’est eschaufée par le Soleil. Le courage s’augmente,
& il n’y a chose au monde que les hommes
ne tentent, si on leur propose des loyers &
des recompenses condignes aux grands perils
qu’on leur presente. Le Marinier trauerse les
mers & met sa vie au hazard, sous l’esperance
qu’il a que sa nauigation luy sera profitable. Les
soldats s’exposent aux combats, & mesme à la
mort eternelle & passagere, qui sont des actions
qui deuroient estre bien considerées sous esperance
du butin ou de la miserable solde qu’on
leur donne. Le malade souffre qu’on luy coupe

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vn bras, qu’on luy cauterise vne iambe, & mesme
il endure la fain & la soif, & tout ce qui est
naturellement facheux à suporter, a fin d’auoir
apres cela vne sãté plus heureuse ou plus parfaite.
Et nous quelles austeritez ne faisõs nous pas,
pour arriuer quelque iour à la bien heureuse
immortalité, que nostre Seigneur Iesus-Christ
nous a promise. En ostant l’esperance du bien
à venir, on oste pareillement aussi la patience
qu’on reçoit à supporter les maux sans murmurer,
& mesme l’inclination que nous pourrions
auoir à bien faire.

 

C’est la reconnoissance ou l’ingratitude, qui
rend Bandius puissant ennemy ou fidelle seruiteur
du Prince. Dieu propose à l’homme le prix
de la vie eternelle, pour recompense de ses actions
toutes vertueuses. Les Roys & les puissans
de la terre, qui sont ses viuantes images,
sont constituez en cette dignité pour tenir sa
place ; c’est pourquoy ils doiuent à plus forte
raison, considerer equitablement les deportemens
de leurs seruiteurs & de leurs subiets, afin
de leur distribuer les graces selon le merite. Le
siecle est tout a fait malheureux, où les finances
du Prince inuitent les meschans à mal faire.
Ce sont alors qu’elles sont plustost des dons
d’impieté que la recompense des actions les
plus vertueuses.

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Enfin pour finir, les bons Roys & les bons
Princes ne payent point leurs seruiteurs, ny de
vent, ny de fumée. Ils ne font point gloire de
promettre dans leurs afflictions, pour l’oublier
lors qu’ils sont dans vne prosperité grandement
considerable. Ils n’imitent point ces
Courtisans, qui par leurs rusées dissimulations
tiennent leurs duppes en suspens, iusques à ce
quelle ayent acheué de les ruiner ou de les perdre.
Lors que le Soleil luit, ils ne laissent pas à
l’abandon les branches, sous lesquelles ils se
sont retirez en temps de pluye. Les Scythes
mesmes les plus barbares, ne baillent iamais la
foy, ny à leurs amis, ny à leurs seruiteurs, pour
les despoüiller apres cela, & de leurs biens &
de leurs vies. Ils ne iettent iamais vn homme
pour peu de chose dans le viuier, non plus que
dans leur disgrace.

Ceux qui veulent estre bien aimez, bien
conseillez, & bien seruis, doiuent aimer Dieu,
se conseiller à luy, & le seruir de toute leur ame.
Ils ne doiuent faire ny vouloir que les choses
iustes : & comme fontaines publiques d’où decoule
la rosée Celeste, ils sont obligez de desalterer
toute sorte de personnes en abõdance.
Si l’œil cesse d’exercer son office, qui est ce qui
requerera les autres parties du corps à le faire ?

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La verge qui n’est pas droite, rend tousiours
en tout temps & en toute saison son ombre
tortuë. Le moyen de conduire & de gouuerner
des subjets, s’y l’on ne se sçait pas conduire soy
mesme. En vn mot il faut sçauoir vaincre sans
passions pour sçauoir bien regner parmy les
hommes : Car le Prince qui trauaille plus à surmonter
ses ennemis, que ses dereglemens, ne
trauaille qu’en vain, & ne fait qu’exposer sa
gloire & son salut à des éternelles disgraces.

 

FIN.

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Anonyme [1649], LE MIROIR DES SOVVERAINS OV SE VOID L’ART DE BIEN REGNER, ET QVELLES SONT LES PERSONNES qu’ils doiuent élire pour estre leurs Commensaux, leurs Domestiques, leurs Seruiteurs, leurs Conseillers, & leurs Ministres d’Estat. QVEL EST LE DEVOIR DE TOVS ces diuers esprits; & quelle doit estre leur recompense. , françaisRéférence RIM : M0_2478. Cote locale : C_6_21.